La revue Le Débat dans son numéro 140 (mai-août 2006) publie un dossier de 85 pages consacré à la Théorie de la Médiation. En voici un compte-rendu.
Le Débat N°140 - Mai-août 2006
PLANTU À quoi sert la caricature ? Entretien
Paul THIBAUD De l’échec au projet
Olivier SABOURAUD En quête d’une théorie de l’humain
François AZOUVI Anatomie d’un succès philosophique. Les effets de L’Évolution créatrice
Le titre du dossier, « Une nouvelle théorie de l’esprit : la médiation », pourrait surprendre. Par nouvelle théorie de l’esprit il faut entendre l’anthropologie clinique cherchant à expliquer le fonctionnement culturel de l’humain. Cette discipline a été développé par le linguiste et Jean Gagnepain à l’université de Rennes.
Marcel Gauchet, Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef du Débat, introduit ce dossier en signalant que si « la mode structuraliste s’est retirée sans laisser beaucoup de résultats ni de traces », on s’aperçoit « que cette mobilisation des esprits qu’on croyait vaine a tout de même porté ses fruits, discrètement », grâce à cet « esprit original, à l’écart des feux de la rampe » qu’était Jean Gagnepain et dont la Théorie de la Médiation « représente l’une des percées majeures des sciences de l’homme au cours du dernier demi-siècle ». Ce « modèle d’accès difficile », écrit Marcel Gauchet, « il n’est que temps de le découvrir ».
D’emblée, Olivier Sabouraud, qui nous a quittés quelques semaines après Jean Gagnepain (décédé le 3 janvier 2006 à 82 ans), montre que la neurologie, actuellement bloquée dans le champ des neurosciences mécanistes, a besoin d’un modèle déconstruisant la rationalité humaine, capable de donner cohérence aux observations des neurologues et fondant ainsi ce que Jean Gagnepain appelait une « anthropobiologie ». (Olivier Sabouraud, « En quête d’une théorie de l’humain », page 68).
Hubert Guyard et Jean-Yves Urien montrent comment la clinique des aphasies oblige à récuser l’évidence d’un langage qui se saisirait comme un fait homogène et particulier. En fait, nous disent-ils, exemples à l’appui, « parler n’est pas si simple » et l’hétérogénéité des réponses de patients peut cacher l’homogénéité spécifique d’un trouble qui peut être certes trouble du langage, mais qui peut aussi être un trouble se donnant à voir notamment dans le langage. A chaque fois, il est nécessaire de diffracter et de ramener le phénomène à l’instance immanente, fondamentalement dialectique, qui le cause. (Hubert Guyard, Jean-Yves Urien, « La pluralité des raisons », page 86).
Ligne de partage entre les faits naturels et les faits culturels, immanence, implicite et dialectique se retrouvent encore lorsque Jean-Claude Quentel et Attie Duval constatent que le langage se fait langue mais aussi sens. Dans cette perspective, et dans le prolongement du dialogue entre la Théorie de la Médiation et la psychanalyse lacanienne, les auteurs s’attachent à montrer que «l’éthique n’est pas le code » et que la clinique permet de dissocier dans la globalité des phénomènes observés une rationalité éthique d’une rationalité ethnique ou, si l’on préfère, sociologique. (Jean-Claude Quentel, Attie Duval : « L’autonomie de l’éthique », page 106).
L’autonomie de l’ethnique est réaffirmée par Jean-Claude Quentel et Jacques Laisis lorsqu’ils traitent de la question des fondements du lien social. « Il faut comprendre la Personne comme un principe abstrait qui s’investit dans des situations sociales diverses » qui, à chaque fois, impliquent à la fois alliance, classement social et, en action réciproque avec celles-ci, paternité (ou parentalité si l’on préfère), contribution sociale, dans un processus dialectique qui à la fois singularise et universalise. (Jean-Claude Quentel, Jacques Laisis : « Le lien social », page 126).
L’ensemble du dossier est donc très cohérent dans sa thématique comme dans l’enchaînement des articles.
Comme il est de tradition dans la revue, une personne extérieure à la Médiation vient lancer le débat. Philippe de Lara constate que « l’entreprise de Gagnepain et Sabouraud a effectivement ouvert un chemin, seulement rêvé ou entrevu par la théorie du langage ». S’il regrette parfois un ésotérisme qui pourrait rendre la Médiation « indigeste », l’auteur montre en maints endroits qu’il a su lui-même en saisir beaucoup des concepts fondamentaux. Il interroge la Médiation sur la dialectique –et donc, indirectement, l' invite à en approfondir la théorisation pour qu’elle ne soit pas seulement « inflation du langage dialectique »- et pense qu’il manque au modèle « le plan de l’institution », c’est-à-dire, à côté de la capacité humaine à faire du social, une « théorie de la société ». Les remarques de Philippe de Lara sont précieuses en cela qu’elles instaurent un dialogue entre théoriciens – praticiens de la Médiation et l’ensemble des spécialistes des sciences humaines. (Philippe de Lara : « Du langage à l’anthropologie générale » page 139).
Voilà donc la Médiation introduite dans le débat scientifique : c’était d’autant plus nécessaire que les sciences humaines traversent une crise. Après l’abandon du structuralisme, et avec, à l’exception notoire du monde lacanien, la mise en pénitence de la structure, de l’implicite et de la dialectique, il semble que la recherche soit orientée majoritairement aujourd’hui vers un positivisme mécaniste, qu’il prenne le masque de la pragmatique ou celui du cognitivisme. Il apparaît de moins en moins douteux que, faute de découvertes fondamentales comparables, par exemple, à celles de Freud ou de Saussure, l’actuel paradigme des sciences humaines conduira à des révisions déchirantes. La Médiation devra alors être présente au moment de la renaissance. Sans, peut être, se contenter de demeurer « théorie » mais en se faisant également « pratique ».