En 2000, Marcel Gauchet fut signataire d’un appel (publié dans Le Monde du 23 mars 2000 sous le titre « Claude Allègre, énième pompier pyromane »), rédigé par un groupe d'intellectuels pour soutenir le mouvements des professeurs de l'enseignement secondaire contre les « réformes » de M. Allègre. Voici le texte de cet appel.
Attaques contre les professeurs, suppression massive d’heures de cours au lycée, “professionalisation” du CAPES, qui consiste caporaliser les professeurs des lycées et collèges et à les priver de l’enseignement universitaire indispensable à une véritable formation, nouveaux programmes allégés et incohérents, en mathématiques notamment, etc., les réformes Allègre se poursuivent. Le ministre, bien plus habile manoeuvrier que ne veulent le croire ceux qui ne lui reprochent que la “forme” de son action, a mis son talent politicien et sa brutalité au service d’une vieille politique. Pour le principal, elle consiste à appliquer au lycée les recettes qui ont fait leur preuve depuis plusieurs décennies dans la dégradation du collège. Si l’on n’y met pas un terme, nous aurons bientôt une société sans école. Nous ne croyons pas cette perspective souhaitable ni même vivable, c’est pourquoi nous lançons cet appel.
C’est donc une erreur de croire que l’actuel ministre est le premier à entreprendre une véritable réforme d’un système éducatif trop longtemps figé dans l’immobilité et le conservatisme. En réalité, depuis plus de vingt ans – la loi Haby est de 1975 –, l’Éducation Nationale subit une cohorte incessante de “réformes”, l’une succédant à l’autre, sans qu’aucune ne soit jamais évaluée. L’esprit de ces réformes est toujours le même : gérer dans l’hypocrisie l’augmentation massive de la scolarisation secondaire et supérieure, en faisant comme si massification rimait automatiquement avec démocratisation. D’où une politique de désarticulation de l’École et de déni de ses difficultés, notamment : la lourdeur et l’hétérogénéité excessives des classes, la violence, l’illettrisme au collège et même au lycée, la sélection par l’échec et le découragement, dans les filières dites non sélectives de l’université. D’où l’abandon insidieux des finalités de l’Éducation Nationale : l’instruction, l’intégration à la société, l’égalité des chances, la formation des élites, au moyen de la transmission du savoir et de la culture. D’où l’oubli du fait que l’instruction est la condition de l’indépendance de jugement qu’une société démocratique attend de ses membres.
C’est contre cela que les professeurs se sont insurgés depuis l’an dernier, à peu près seuls jusqu’à ces derniers jours, mal relayés par des syndicats qui privilégient la revendication des moyens sur la lutte pour les fins de l’institution. Depuis janvier 1999, les professeurs du secondaire se sont donc organisés dans des “Collectifs pour la démission de Claude Allègre”, des coordinations locales, ils ont mené de nombreuses grèves. Leur action débouche aujourd’hui sur un mouvement d’ampleur. Ils sont “entrés en résistance”, déclarent-ils, “contre le pire ministre que l’Éducation nationale ait connu”. “On éduque en enseignant” clament-ils dans leurs manifestations. Ce devrait être un truisme, c’est devenu une protestation contre l’abandon des fins de l’école, au profit d’un improbable mélange d’hédonisme (chacun doit s’épanouir tout seul, sans subir l’autorité éducative), d’utilitarisme à courte vue (l’éducation est une entreprise de formation de la main d’oeuvre) et de modernisme incontinent (par exemple : l’enseignement par disciplines est dépassé, vive l’interdisciplinarité). En demandant la démission de M. Allègre, les professeurs défendent leur métier et leur statut, agressés avec un “despotisme haineux” par leur ministre, mais ils se battent aussi pour une institution précieuse et dont ils sont le pilier, l’École.
Ceux qui sont séduits par tel ou tel aspect des projets de M. Allègre devraient se demander ce que peut valoir une politique éducative qui requiert l’abaissement matériel et moral des professeurs. M. Allègre a compris que la réforme passait par cet abaissement et mis la vindicte nécessaire dans ses manières d’agir, mais là s’arrêtent ses mérites propres, car sa politique néfaste n’est même pas la sienne, elle ne fait que parachever la “réforme”. L’orientation de la réforme est-elle bonne ? Peu importe, la question ne sera pas posée, “réformer” est devenu un verbe intransitif. Voilà le vrai conservatisme, le “soviétisme” éducatif : l’entêtement dans la même voie, le refus d’en reconnaître l’échec. Du rapport Legrand (1981) au récent rapport Meirieu (1998), c’est la même démagogie destructrice qui est obstinément recyclée : il ne s’agit plus d’enseigner ; les élèves, le monde ont changé, le métier de professeur aussi. L’instruction publique serait une “fiction” injuste et inefficace, la vraie modernité démocratique consisterait à renoncer à cette fiction. Le bonheur est dans “l’adaptation”. Le renoncement, tel est le ressort des réformes, enrobé sous la démagogie de l’innovation “pédagogique” et de l’égalitarisme. Les professeurs savent bien, et tout le monde devrait savoir que cette stratégie est un échec, qu’elle a engendré un accroissement de l’inégalité sociale, attesté notamment par la diminution du nombre d’élèves de milieu modeste accédant aux filières d’excellence. Elle est deux fois injuste, parce qu’elle dévalue pour tous, riches et pauvres, la reconnaissance du mérite et parce ce que ce sont les pauvres qui en pâtissent le plus, ceux qui n’ont pas d’autre “capital” que celui-là.
Quand, il y a onze ans, MM. Jospin et Allègre ont supprimé le redoublement en première, qu’ont-ils fait sinon instaurer un lycée-Potemkine, qui rend la scolarité indépendante des résultats scolaires et de l’avis des professeurs, et tend à ramener le lycée à une fonction d’accueil.
Ainsi, il y a un mensonge organisé sur la question des filières. L’institution du collège unique et les efforts opiniâtres pour éradiquer les filières ont eu pour effet la reconstitution de filières de fait (principalement par la différenciation inévitable entre les “bons” et les “mauvais” établissements), d’autant plus injustes qu’elle sont clandestines (mais bien connues de certains) et qu’il est difficile de passer de l’une à l’autre, ce que pourrait permettre en revanche une véritable diversification en filières, y compris au sein d’un même établissement. Il est temps de cesser de jouer la vertu outragée dès qu’on évoque le principe de sélection. Le refouler ne supprime en rien la réalité de l’inégalité, mais escamote seulement le moyen d’examiner lucidement à quelles conditions la sélection et l’émulation scolaires et universitaires pourraient contribuer à l’égalité des chances.
Le millénarisme niais des “chartes pour le XXIème siècle” que Claude Allègre a octroyées à l’école primaire et au lycée est l’apothéose de cette logique où de faux professeurs (c’est pourquoi il faut décourager les vrais) feront semblant d’enseigner à de faux élèves qui feront semblant d’apprendre, les bonnes notes étant garanties à tous par des quotas ou des épreuves ad hoc. Prédiction exagérée ? Hélas non, réalité en marche : qu’on en juge, par exemple, par la nouvelle épreuve d’histoire au baccalauréat, introduite en 1999.
La décision de M. Allègre (partiellement rapportée depuis) abaissant la rémunération des professeurs pour financer des emplois-jeunes est un symbole : il s’agit de substituer des moniteurs aux professeurs, et de punir ces derniers de s’accrocher aux “vieilles lunes” du savoir et de la culture, en leur faisant supporter le poids d’une mesure de solidarité nationale qu’il eut été plus juste, à ce titre, de financer par l’impôt. Nous ne méconnaissons pas le problème que pose à nos sociétés le poids croissant de la dépense publique mais, si le gouvernement estime que le budget de l’éducation est trop élevé, qu’il le dise, et ne fasse pas semblant de faire un effort, quand il cherche à réduire les dépenses d’éducation. Attitude d’autant plus incohérente que les économies réalisées sur le dos de l’école élémentaire et secondaire viendront grossir la pression dépensière sur l’université, sommée d’accueillir de plus en plus de jeunes gens de moins en moins bien préparés à des études supérieures. Lorsqu’il déplore “l’empilement des savoirs”, M. Allègre agit en pompier pyromane. En minant la culture scolaire à coups d’histoire sans dates, de français sans lecture des oeuvres et de mathématiques sans démonstrations, M. Allègre et les conseillers inamovibles dont il est le porte-parole du moment ont ruiné la cohérence de l’enseignement. D’où l’impression légitime d’empilement. Ils ont donc beau jeu d’appeler maintenant à l’allégement des horaires et des programmes, comme si le nivellement par le bas avait jamais été une solution.
Mais, par un étrange aveuglement, l’injustice et l’inefficacité du système servent d’arguments pour pousser plus loin la même logique. De la sorte, on s’acharne à rendre inintelligible et impraticable l’idéal qui définit l’institution scolaire, alors que notre devoir civique et politique est de repenser et de reformuler cet idéal, de l’inscrire dans des conditions sociales et anthropologiques, certes nouvelles, mais ni plus ni moins défavorables à l’éducation que ne le furent celles du premier âge de la démocratie. Il s’agit de faire face à la tension inévitable de l’éducation en démocratie : prendre en compte l’aspiration à l’égalité et le goût de la liberté sans détruire le principe du mérite et l’autorité de l’institution. L’air du temps pousse à voir dans cet idéal une duperie, alors qu’il exprime une exigence. Les enseignants le savent, qui s’obstinent envers et contre tout à maintenir l’École dans sa mission première de transmission des connaissances et de formation de l’intelligence. Que les professeurs aient choisi enfin, rompant avec le découragement et la culpabilisation, d’affirmer et de défendre publiquement la valeur de leur mission fournit la chance de soulever le couvercle du dogmatisme de la “réforme” et de réorienter la politique scolaire. Gageons que leur mouvement réussira. Il mérite le soutien et l’engagement de tous : des journalistes et des écrivains qui veulent avoir encore des lecteurs demain, aux parents qui voudraient pour leurs enfants des têtes vraiment bien faites, aux universitaires et chercheurs soucieux de transmettre et de développer la culture humaniste.
Signataires :
Olivier BEAUD, professeur de droit public, Université de Paris II; Guy COQ, agrégé de philosophie; Pedro CORDOBA, maître de conférences d’espagnol, Université de Reims; Vincent DESCOMBES, directeur d’études, EHESS; Michel FICHANT, professeur de philosophie, Université de Paris-Sorbonne; Marcel GAUCHET, directeur d’études, EHESS; Claude HABIB, professeur de littérature, Université de Lille III; Reynold HUMPHRIES, professeur, Université de Lille III; Philippe PORTIER, professeur de science politique, Université de Rennes; Philippe RAYNAUD, professeur de science politique, Université de Paris II; Rémi PRUD’HOMME, professeur d’économie, Université de Paris XII; Paul THIBAUD, écrivain; Antoine THIVEL, professeur de grec ancien, Université de Nice; Joseph URBAS, maître de conférences en littérature américaine, Université de Paris X, Bernard WALLISER, professeur d’économie, École Nationale des Ponts et Chaussées.