Un immense chantier

La Croix, 10-12-2004

Le philosophe Marcel Gauchet a accédé à la notoriété il y a près de vingt ans, en publiant Le Désenchantement du monde (Gallimard, 1985) : l’un de ces ouvrages qui d’emblée font autorité, parce qu’ils condensent l’état d’une question en même temps qu’ils en réorientent la perspective de manière décisive. En l’occurrence : le rapport de notre monde à la religion, et notamment au christianisme décrit comme « religion de la sortie de la religion ». Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat, Marcel Gauchet avait poursuivi sa réflexion avec La Religion dans la démocratie (Gallimard, 1998). Il vient de publier Un monde désenchanté ?, qui réunit divers textes (Éd. de l’Atelier, 253 p.), et Le Religieux après la religion, qui reprend ses entretiens avec Luc Ferry à la Sorbonne en 1999 (Grasset, 144 p.).

Pour Marcel Gauchet, les chrétiens ont à nouveau un rôle structurant à tenir dans la société.

Vous avez défini le christianisme comme « religion de la sortie de la religion », formule parfois mal compris. Que vouliez-vous dire ?

Marcel Gauchet : Il y a un premier sens de la religion, descriptif, comme corpus de croyances et d’institutions. Mais il existe aussi du « religieux » distinct du dogme et d’un magistère. Cette distinction est le produit d’une histoire récente. Quand je parle de « sortie de la religion», il ne s’agit pas d’une religion particulière, mais de ce qu’elle a été fondamentalement pour l’humanité depuis les origines jusqu’au XVIIIe siècle : la plus haute compréhension de l’univers humain, et une organisation de celui-ci selon cette vision. La « sortie » d’un tel état ne signifie donc pas la disparition des religions, mais leur réduction à des croyances et institutions particulières, à l’intérieur d’un ensemble social où elles n’ont plus un rôle englobant. Le christianisme, par sa définition des rapports entre l’homme et Dieu (notamment l’Incarnation), a suscité ce monde où la place de la religion ne peut plus du tout être la même.

Comment percevez-vous la présence actuelle des chrétiens dans la société ?

M.G. : Du côté des catholiques, quelque chose de fondamental a changé depuis une trentaine d’années. Ils ont effectué une réévaluation du monde moderne, où ils sont à la fois plus minoritaires et plus à l’aise : ils se sont réconciliés avec ce monde, ayant découvert qu’il n’était pas l’abomination de la désolation comme on le leur avait appris depuis la Révolution. Ce changement est capital : il va au-delà de Vatican II (qui voyait encore le monde comme intrinsèquement en perdition).

Les chrétiens sont loin d’en avoir tiré toutes les conséquences. Et cette perception nouvelle est très inégalement partagée : largement répandue à la base, cette clarification reste loin d’être acquise à mesure qu’on monte dans la hiérarchie. Paradoxalement, la base de l’Église est intellectuellement, pour ne pas dire « théologiquement », en avance sur le sommet !

Quels sont les indices d’un tel écart ?

M.G. : Cela se vérifie particulièrement dans deux domaines. La politique, où le positionnement des catholiques ne se déduit plus a priori du catéchisme. Et la morale individuelle, où les valeurs de liberté et de sincérité personnelles sont devenues la règle fondamentale, rendant la « morale naturelle » obsolète aux yeux des fidèles. En fait, c’est avec la notion même de liberté, au cœur de la modernité, que les catholiques se sont réconciliés : de là les écarts observés.

En sens inverse, comment analysez-vous le regard actuel de la société française sur les chrétiens ?

M.G. : Il existe un antichristianisme résiduel, un « laïcardisme » agressif, très localisé dans des zones précises notamment le gauchisme , qui fait que les chrétiens restent, à beaucoup d’égards, la seule minorité opprimée dans notre société ! Mais de façon globale, la perception est tout autre : selon un sondage récent, pour 58 % des Français les catholiques contribuent positivement à la laïcité ! On voit que le vieil antagonisme entre les chrétiens et la modernité n’a plus aucun fondement : le monde catholique est une composante de cette société dans laquelle tout le monde se reconnaît. Cela change le statut de la laïcité, qui ne peut plus consister à s’inquiéter d’une emprise de l’Église, mais à vivre ensemble dans la sérénité, en reconnaissant la valeur de ce que l’Église apporte à la société, ainsi dans les domaines de l’éducation et de la solidarité : ces apports font actuellement l’objet d’une réévaluation positive considérable, y compris dans les milieux les plus laïques !

Observez-vous, sur ce fond de tableau, des stratégies catholiques de repositionnement sur la scène française ?

M.G. : Parler de « stratégies » suppose qu’il y ait des analyses fouillées de la situation et une volonté d’exploiter avec méthode les possibilités ouvertes par cette situation. On en est loin !

Mais il y a des embryons : l’opération « Paris Toussaint 2004 », par exemple, marque un changement de cap dans la prise de conscience, par la hiérarchie catholique, de la nécessité de réviser complètement la présence des chrétiens dans l’espace social, en fonction des évolutions récentes.

Cela tient en deux mots, exprimant une rupture par rapport aux modèles existants : la visibilité il faut aller vers les gens, ceux-ci ayant cessé de venir d’eux-mêmes à l’Église et l’évangélisation, non plus en termes de reconquête (France, pays de mission ?) mais de présence et de dialogue auprès des non-catholiques, perçus, non plus comme des âmes en mal de salut, mais à qui la foi peut être proposée. On a des choses à dire aux hommes de ce temps, même s’ils ne sont pas disposés à se convertir !

Ce nouveau positionnement implique un changement de langage…

M.G. : Absolument ! Si l’on cherche à attirer, on ne peut pas imposer une identité, en tout cas pas agressive et fermée. La nouvelle posture serait de dire aux contemporains non chrétiens : nous sommes comme ceci, vous êtes comme cela, cherchons à dialoguer. Cela suppose une certaine fermeté sur ce que l’on pense et croit, que l’on veut partager avec les autres, mais sans considérer ces derniers comme des gens avec qui on n’aurait rien à se dire. Cela ne fait pas encore une stratégie : dans une telle période de tournant, on a rarement de grands stratèges qui dominent la situation et savent d’emblée dans quelle direction il faut aller.

Que peut signifier alors le projet d’« évangéliser » ?

M.G. : Cela devient équivoque. Il reprend, d’une part, le vieux langage des catholiques du XIXe siècle qui voient des pans entiers de la société leur échapper. Mais un cardinal Lustiger, en employant aujourd’hui le même mot, ne parle pas comme cela : voyant que la situation est nouvelle, il faut trouver des positionnements nouveaux ; du coup, on va chercher des mots anciens pour leur faire dire autre chose, en fonction de cette visibilité nouvelle des chrétiens dans la société.

Les « livres de vie » installés dans les églises de Paris ont recueilli de très nombreux souhaits et prières du tout-venant pour leurs proches, défunts ou vivants (lire La Croix des 13-14 novembre) : n’est-ce pas la reconnaissance d’un service que l’Église peut rendre à la société ?

M.G. : Cela me paraît très vrai, en particulier pour les rites mortuaires. Il existe une demande sociale importante, qui n’est pas satisfaite par des cérémonies sinistres au cimetière : même les personnes qui n’ont jamais été à la messe souhaitent une cérémonie à l’église, car on y propose une liturgie digne, voire élaborée spécialement, le cas échéant, pour des non-croyants. Il y a là un service rendu aux gens, et donc un dialogue possible avec eux, y compris ceux qui n’ont pas d’identité religieuse marquée mais qui se reconnaissent d’une certaine façon dans la religion, puisqu’ils lui demandent quelque chose. Je suis frappé par la grande humanité de beaucoup de prêtres qui doivent s’adapter à ces sollicitations : ces offices où personne n’est capable de réciter le Notre Père mais auxquels tous tiennent très fort, me paraissent typiques de l’évolution dont nous parlons. Ce n’est pas triste pour l’Église, même si c’est délicat à manœuvrer… Mais je trouve qu’ils s’en tirent très bien !

L’Église de France vous semble-t-elle avoir saisi que « la religion » n’est plus de mise, mais qu’il existe de fortes demandes en matière de « religieux » ?

M.G. : Cela a été compris, dans les profondeurs, sinon de manière théorisée. Et les responsables ecclésiastique ont mesuré que ce n’était pas forcément la catastrophe totale qu’on aurait pu craindre ! Ils ont compris que ce monde «sorti de la religion » (au prix d’un combat !) n’est pas un monde hostile à la religion : il reconnaît les religions constituées comme une de ses composantes, et manifeste même on le voit lors des enterrements que nous venons d’évoquer une disponibilité à leur égard. C’est l’ambiguïté de la religion dans un monde sorti de la religion…Nous sommes ainsi dans un moment de décantation et de germination, loin d’être accompli, où de vieilles peurs resurgissent pour interférer avec une prise en compte réaliste de la nouveauté.

Cette nouveauté peut-elle aller jusqu’à redonner au christianisme une position structurante pour l’ensemble de la société ?

M.G. : Il faut exclure toute renaissance d’une « civilisation paroissiale » ! Mais quelque chose est possible, en trois domaines au moins, dont chacun appelle l’Église à reconsidérer en profondeur son identité et son rôle. D’abord, la question de l’identité, précisément, qui a été reposée par le débat sur le préambule de la Constitution européenne : le christianisme est porteur de la part la plus fondamentale de l’identité historique de l’Europe (sans en être le détenteur exclusif), et il faut le solliciter davantage pour savoir qui nous sommes !

Ensuite, le retour des religions dans la sphère publique : dans une politique individualisée (les spécialistes parlent d’une « démocratie procédurale », où nul contenu ne s’impose plus à tout le monde), la sphère publique devient neutre, mais ne sait plus à quelles fins elle est vouée ; un Sarkozy est peut-être le premier à avoir compris qu’un responsable politique doit prendre en compte ce besoin de finalités (…mais Mitterrand, sur la fin, avait déjà perçu cela, au-delà de ses angoisses personnelles).

Enfin, il y a le domaine du quotidien des gens. Dans la conduite de leur vie, une part de l’existence relève pour tous croyants ou non d’une compréhension métaphysique. Cet univers de spiritualité explose aujourd’hui de manière anarchique. Cette sensibilité spontanée de la masse de nos contemporains ne se rallie guère aux religions établies, mais bricole avec des croyances et des sagesses de tous bords : ça les intéresse ! C’est frustrant pour les institutions, surtout le christianisme, qui, n’ayant pas à proposer une règle indiquant rigoureusement aux fidèles ce qu’il faut faire en toute circonstance, se trouve en état d’infériorité face à d’autres traditions (judaïsme, islam, bouddhisme) comportant une discipline stricte d’existence : le christianisme est une religion de la foi, non pas de la loi. Cela peut le handicaper face à des contemporains pour qui la liberté est un fardeau trop lourd à porter, et qui sont tellement perdus qu’il leur faut une règle de vie. Cela ouvre, en même temps, un chantier immense au christianisme dans le champ de la morale, pour prendre en compte ces besoins.

Propos recueillis par Michel Kubler