Le prix de la liberté

Eric Conan
L'Express, 16/10/2003
Dans La Condition historique, Marcel Gauchet poursuit sa recherche philosophique sur le rapport de l'Etat et de l'individu. Une pensée féconde, à rebours des idées reçues sur le libéralisme et la démocratie. C'est le moment Gauchet. Les crises complices de l'individualisme occidental et de la démocratie politique placent aujourd'hui au coeur du débat cet intellectuel atypique, l'un des rares philosophes français de ces dernières décennies à pouvoir présenter une oeuvre, originale et adéquate au présent.

Une oeuvre qui commence à livrer son unité au terme de trente ans de travail et d'une vingtaine de livres s'attachant à des sujets apparemment aussi disparates que la religion, la psychiatrie, la Révolution française, les droits de l'homme, le totalitarisme, l'inconscient cérébral ou la laïcité. Mais qui relèvent tous d'un événement aussi récent que majeur: la réinvention de l'humanité par l'avènement d'individus qui se conçoivent comme libres et égaux et vivent dans un monde terrestre se donnant ses propres lois. A mesure que son unité devient plus visible, cette oeuvre pluridisciplinaire frappe par son ambition affichée. Marcel Gauchet, 57 ans, entend tranquillement contribuer à une «science unifiée de l'homme»: son histoire totale, de l'origine des temps à aujourd'hui.

Un antimarxiste qui croit à la lutte des classes

Beaucoup n'avaient pas vu venir cette bête de travail, progressant dans l'ombre sur son puzzle. Ce fils d'un cantonnier et d'une couturière de Basse-Normandie se présente lui-même comme un «miraculé de l'école républicaine». Passé par l'école normale d'instituteurs, il n'a connu ni Normale sup ni l'agrégation et a toujours fui les coteries germanopratines, les corporatismes universitaires et les paillettes médiatiques au profit des lieux de reconstruction, tels que l'Ecole des hautes études en sciences sociales et les revues - Textures, Libre et Le Débat, dont il est rédacteur en chef au côté de Pierre Nora.

Marcel Gauchet a choisi la discussion avec deux bons connaisseurs de son travail pour revenir sur les étapes de son parcours. Des entretiens mêlés, alternant confidences personnelles, exercices d'ironie et synthèses précises et ardues de ses principales hypothèses théoriques. Habituellement rétif à l'exhibitionnisme, il se livre un peu dans ces conversations sur ses origines et sa jeunesse doublement marginale de révolté allergique au gauchisme. Il évoque ainsi l'influence d'un vieillard, grand blessé de 14-18, qui a «illuminé» son enfance et dont le portrait qu'il donne est le sien propre: «Un esprit de liberté, une méfiance résolue à l'égard de tous les discours officiels, un scepticisme souriant et débonnaire.» Il insiste aussi sur quelques blessures brûlantes, comme l'ingratitude à son égard qu'il ne pardonne pas au philosophe Claude Lefort, qui fut pourtant la «rencontre la plus importante» de son existence.

Une réfutation brutale de Michel Foucault. Reprenant le cours de son travail, Marcel Gauchet se sent plus assuré pour souligner l'importance de certains de ses apports précoces, que beaucoup avaient feint de ne pas voir sous le poids des convenances intellectuelles des années 1980. Car il a commencé fort en signant, à 34 ans, en compagnie de Gladys Swain, La Pratique de l'esprit humain (1980), une histoire philosophique de la psychiatrie qui constituait une réfutation brutale de L'Histoire de la folie, de Michel Foucault. Tant sur le sérieux de la méthode - en révélant erreurs grossières et manque de rigueur du travail d'archives du philosophe - que sur le fond de sa thèse de l' «exclusion sociale du fou»: c'est au contraire parce qu'ils ne considéraient plus le fou comme un autre mais comme un semblable que les aliénistes du XIXe siècle l'enfermèrent pour le soigner.

Remontant à la nuit des temps, Le Désenchantement du monde (1985) décrit la naissance de l'Histoire par la sortie du monde religieux, rupture radicale avec l'ensemble du passé humain depuis des dizaines de millénaires. Remettant en perspective sa thèse, Marcel Gauchet insiste aujourd'hui sur le mystère des moments clefs - ces «décisions sans décideurs», ces «bifurcations» - qui ont transformé le monde: l'invention du monothéisme juif, puis celle de la figure universelle du Christ, accoucheuses de l'individu séparé; l'émergence catholique d'une Eglise médiatrice, dont procédera l'Etat, et la Révolution de 1789 qui finira de «délier» les hommes de leur ancien destin fatal de simples «continuateurs» du passé. Histoire toute chaude, car ce n'est guère qu'autour de 1900, après un siècle de combats féroces, que le nouveau monde réalise le prix de sa liberté: déliés de la répétition des gestes des ancêtres dans un monde unifié et immobile, les hommes doivent se «relier» par les liens résultant cette fois-ci de leur seule volonté. Marcel Gauchet voit dans les totalitarismes la «thérapeutique monstrueuse» qui apaisera la violente nostalgie du monde ancien. «Religions séculières», nazisme et léninisme promettaient de retrouver, sur les bases modernes de la classe ou de la race, la forme perdue des sociétés anciennes, où chaque individu est à sa place et où le pouvoir et la société forment un bloc sans conflits.

Antimarxiste qui croit à la lutte des classes, Marcel Gauchet dit faire partie «de ceux qui pensent que ce n'est pas l'économique qui explique le politique, mais que c'est le politique qui est premier». D'où la deuxième crise de la démocratie, provoquée par la disparition de son dernier ennemi archaïque qu'était le communisme. Ce vrai libéral réhabilite l'importance de l'Etat, aujourd'hui méprisé dans nos sociétés «qui ne croient qu'à l'économie». L'Etat, issu d'un «travail de construction pharaonique», a, selon lui, «produit le marché»: «C'est à cet édifice que nous devons l'aimable libéralisme moral dans lequel nous baignons désormais. Si tout peut coexister sans problème, c'est parce qu'il existe une instance qui garantit cette coexistence.»

L'oubli de cette dialectique féconde entre Etat social et liberté de l'individu explique l'actuelle «pathologie de la désappartenance», par opposition à celle de l'âge totalitaire, «où il s'agissait de nier l'individu au profit du collectif»: «Nous basculons vers l'autre pôle. Emerge la figure d'un individu pur, ne devant rien à la société, mais exigeant tout d'elle [...]. Nous ne risquons plus l'Etat total, mais la déroute de l'Etat devant l'individu total.»

L'inconvénient, avec l'histoire longue, c'est qu'elle n'est rassurante qu'à long terme: Marcel Gauchet, qui pense que la démocratie peut surmonter cette crise de «mise au point», se dit «pessimiste à court terme»: «Les tendances inquiétantes que nous voyons à l'oeuvre vont aller en s'amplifiant au cours de la période qui vient.» Car les difficultés actuelles ne se manifestent pas seulement par une «perte de la capacité de se gouverner», mais plus profondément par une «crise de reproduction biologique et culturelle»: «Non seulement la relève des générations n'est plus assurée, mais plus grave, parce que non compensable, la relève des compétences indispensables à la marche d'une économie du savoir, du haut en bas, ne l'est pas davantage.» La principale faiblesse de la démocratie étant d'oublier ses propres conditions de fonctionnement.