La remobilisation du politique au service de l’absence de politique

Centre Pompidou

Jeudi 4 octobre 2007

Résumé de la conférence-débat :

Discussion entre Marcel Gauchet, Frédéric Lazorthes, Jean-Vincent Holeindre et Olivier Ferrand à propos des premiers mois d’exercice du pouvoir de Nicolas Sarkozy et sur la situation de l’opposition démocratique.

Dans une première série de spécificités sur la situation politique française actuelle, Marcel Gauchet pense tout d’abord qu’avec Nicolas Sarkozy la France inaugure une expérience politique tout à fait inédite et déroutante du point de vue du devenir des démocraties. Saluant le talent « thaumaturgique » du Président de la République qui a réussi à redonner corps au politique, il souligne néanmoins que ce dernier ne semble pas savoir quelle politique mener. De son côté, l’historien Frédéric Lazorthes pense que nous sommes entrés dans un moment bonapartiste complet. Selon lui, la crise française est d’abord une crise du gouvernement national, de la responsabilité collective. La France se trouve objectivement dans une conjoncture historique situation structurelle d’affaissement de la fonction du politique dans notre société résultant de la quasi dissolution des corps intermédiaires. C’est seulement à la lumière de conjoncture historique objectivement bonapartiste que l’on peut comprendre le moment Sarkozy actuel. Lazorthes s’interroge par ailleurs sur le fait de savoir si c’est une exception française ou une tendance lourde des démocraties européennes. Enfin, pour Marcel Gauchet nous nous trouvons face à un déficit d’opposition qui pourrait se révéler très destructeur du point de vue du sentiment de la responsabilité collective. L’impuissance à se transformer du parti socialiste a des racines très profondes. La gauche n’a pas d’analyse de fond sur l’évolution des sociétés contemporaines, pas de vision historique du devenir des sociétés européennes et encore moins de récit adapté à la société française dans sa spécificité. Cette inertie théorique est considérablement renforcée leur vision économiste du monde. Cette croyance dans le primat de l’infrastructure économique place les socialistes devant une question presque inextricable : « Quand fondamentalement on ne croit pas à la politique, quand on est convaincu que la politique est déterminée par l’économie, qu’est-ce qu’on peut faire ? »

Ecouter le podcast de la conférence-débat (1h49mn):

Démocratie française: malaise dissipé ou déplacé (Téléchargez)

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Conférence-débat jeudi 4 octobre 2007 autour de Marcel Gauchet Texte intégral au format PDF [81.9 ko ]

Extraits de la discussion :

Q: Comment apprécier l’élection présidentielle de 2007? Comment est-on passé d’une campagne qui laissait penser qu’on allait franchir un seuil supplémentaire dans la dissolution du politique à ce que vous avez considéré comme une élection démocratique réussie comme rarement dans ce pays qui lui a permis de passer de la dépression à une reprise de confiance dans ses institutions et jusqu’à un certain point en lui-même ?

Marcel Gauchet : Cela montre que la surprise est toujours au rendez-vous dans les affaires politiques et collectives. La surprise a été d’une part le processus même de la campagne électorale et son issue et, d’autre part, le talent inattendu je dois dire, en tout cas à mes yeux, de ses principaux protagonistes qui ont su incontestablement donner une forme aux choix collectifs. Nous avons eu une des élections les plus claires de l’histoire de la Ve République. Qu’est-ce qui se passe dans un cas comme celui-là ? Nous avons un Président de la République qui joue sur deux tableaux. Contre ce que je pensais au point de départ de la campagne, Nicolas Sarkozy incarne en fait la politique ( le choix, la volonté, la détermination de mener à bien des engagements clairement adoptés en commun) sur fond néanmoins de l’idée que la politique est dépassée d’une manière profonde par une technique à la fois de gestion des affaires collectives et de gestion de la communication avec le peuple qui permet de faire l’économie de cette fonction d’identification collective des problèmes et de hiérarchisation des choix qui détermine la politique. Nous sommes en train de vivre une expérience politique en grandeur réelle extraordinaire du point de vue du devenir des démocraties qui mérite d’être scrutée de près. Je crois d’ailleurs que les citoyens ne s’y trompent pas puisqu’ils ont un grand intérêt pour la politique. Une expérience tout à fait étonnante donc où nous avons l’alliance de la politique au service ultimement de sa propre négation. Je crois que c’est un cas de figure inédit à cette ampleur et que c’est en fonction de cette alliance qu’il faudra juger évidemment du résultat dans la durée. [...]

Q: Pour durcir le paradoxe, on peut dire que l'obligation de proximité est une intuition juste sur l’état de la crise du politique. Néanmoins, est-ce que cette impératif n’est pas un élément qui accentue le risque de cette perte d’aura du politique que vous diagnostiquez dans la longue durée ?

Marcel Gauchet : Je crois que nous sommes d’accord sur un certain nombre de constats à commencer par la prudence nécessaire dans l’appréciation d’un phénomène à tous égards déroutant. Ce qu’on ne peut nier au Président de la République c’est une espèce de talent thaumaturgique face à une situation politique. Il a un talent "divinatoire". Vous parliez d’intuitions. Ce sont tous ces mots qui viennent à l’esprit puisque évidemment cela ne repose pas sur une analyse en profondeur. On est sur le sentiment de la crise de la communication politique entre la base et le sommet. Il a su trouver un style de proximité. Il a rompu dans le langage politique à un degré qui met à mal l’opposition qui n’a absolument pas su trouver l’équivalent dans son registre. Il a su comprendre ce qui était le point clé du malaise français, à sa surface en tout cas, qui tenait à une équation personnelle, institutionnelle très bizarre qu’incarnait le chiraquisme : l’irresponsabilité suprême. C’est une formule institutionnelle que très peu de constitutions ont donnée en exemple à travers l’Histoire. Un personnage investi des plus hauts pouvoirs mais qui a la faculté de se soustraire à la responsabilité de toutes les décisions qu’il prend. Il faut dire que cela avait créé dans ce pays un climat de désespérance à proprement parler, enregistré par tous les sondages, tout à fait singulier. Sarkozy l’a très bien compris et a su réagir sur ce point. Il a su donner corps à une espèce de foi invétérée des Français dans la capacité de la politique de faire bouger les choses. Pour quoi faire ? Ça c’est une autre question. Tout le problème est là. C’est un talent assez exceptionnel dans la politique que d’aller chercher en la personne d’Henri Guaino quelqu’un qui est à peu près aux antipodes de vos convictions politiques spontanées parce qu’on a le sentiment que c’est lui qui a le bon discours qu’il faut tenir pour la population. Il a réhabilité la politique sans du tout s’en rendre compte parce que je crois qu’on a affaire à une remontée quasi psychanalytique de passés et de modèles entre gaullisme et bonapartisme dans une synthèse très improvisée - puisqu’elle bouge tous les jours - qui n’a rien de stratégiquement pensée mais qui est opérante.

Mais c’est là où je disais remobilisation du politique, parce que telle est l’attente du peuple, de l’opinion, mais pour faire quoi ? Ce que nous avons pu voir c’est à quel point le rituel électoral – que là nous pouvons considérer vraiment comme tel – a une efficacité symbolique remarquable. Ça marche. Pour peu que les acteurs et le texte soient respectés, les citoyens retrouvent un sentiment de confiance dans la chose commune et dans la capacité collective à faire face aux problèmes qui se posent quand ils étaient dans la profonde détresse.

Est-ce que maintenant cela correspond à la compréhension des besoins politiques des citoyens ? Certainement.

Est-ce que cela correspond à une analyse en profondeur des problèmes posés à la société française au service de quoi cette volonté politique se mettrait ? Est-ce que cela correspond plus encore à une analyse stratégique et historique des difficultés singulières qui affectent les sociétés européennes dans la longue durée ? On a le sentiment que pas du tout. On a en effet une remobilisation du politique au service de l’absence de politique. C’est pourquoi le gain immédiat est certain et attesté.

Remarquons toutefois que, contrairement à ce qu’on a un peu vite cru observer au départ, la confiance des Français dans l’avenir n’est pas du tout revenue. Oui, il y a eu une espèce de confiance superficielle, un sentiment collectif de mieux-être – « au moins les affaires tournent » ; « il y a un pilote dans l’avion ». On sait qui est responsable de quoi, ce qui est décisif en politique. C’est le point que soulevait Frédéric Lazorthes sur lequel il faut insister. En effet, la personnalisation du pouvoir dans le monde où on est, caractérisé par la perception de forces impersonnelles massives qui agissent dans un enchevêtrement peu maîtrisable, c’est un monde où on a besoin de responsables. De ce point de vue là, nous savons au moins quel est le responsable. Le responsable sait qu’il doit être responsable. C’est déjà beaucoup. Mais pour faire quoi ? Il ne sait pas. Je crois, me semble-t-il, que c’est à peu près pour le moment la situation où nous sommes. A un premier niveau, une crise française a été résolue. Est-ce que les problèmes de la société française sont mieux envisagés ? Je ne sais pas. Est-ce que l’analyse de fond de la situation de nos sociétés, avec les problèmes très considérables qui les affectent, est considérée ? Je ne crois pas. Nous avons en quelque sorte un superbe outil politique - avec des aspects quand même un peu pathologiques, il faut bien le dire – mais une incertitude sur les finalités et les objectifs qui est à peu près complète. C’est l’expectative où nous sommes.

Il ne le dit pas bien sûr. Il dit le contraire en permanence.

Regards critiques sur le nouveau paysage politique

L’association Rencontres démocrates recevra jeudi 25 octobre Marcel Gauchet. Il apportera son regard de philosophe et d’historien et analysera l’actualité à partir de trois thèmes :

  • La Présidentielle 2007 : le politique est-il vraiment de retour ?
  • L’idée nationale, l’État-Nation et la mondialisation.
  • La question éducative : la famille et l’enfant roi.

Horaire et lieu :

Jeudi 25 octobre à 20 h 30
Salle André Costes, 47 avenue du Château, 94300 Vincennes
Métro: Ligne 1- Station "Château de Vincennes" ou RER A - Station "Vincennes"
Entrée libre, tout public. Renseignements au 06 72 76 87 51 ou au 01 43 65 17 10.

Recomposition du politique et religions

Lyon, Agora Tête d'or 2 octobre 2007
Résumé de la conférence :
Marcel Gauchet, toujours très dense dans son expression, explique comment modernité politique ( la République démocratique) et modernité religieuse s'influencent et se transforment réciproquement, ce qui contribue à réinventer la religion et à lui redonner une fonction légitime au sein de notre société démocratique. Il souligne le rôle que, dans ce contexte, les religions peuvent jouer à nouveaux frais dans l’espace social, par les réserves de mémoire vivante et de significations ultimes qu’elles constituent dans un monde « désenchanté » où les légitimations dernières de l’existence sont tues ou restent en suspens. Il s’applique enfin à tracer les grands traits de ce qu’il perçoit comme un nouveau christianisme et ceux de la situation critique où se trouve l’islam en Europe.
Ecouter le podcast de la conférence (1h12mn) : Document lié à cet article :
Conférence mardi 2 octobre 2007 avec Marcel Gauchet Format PdF [67.2 ko ]

Lire le texte de la conférence :

À quelle recomposition du politique invite la coexistence

en Europe d’un nouveau christianisme et de l’islam ?

Cette proposition interrogative ne comporte pas moins de trois ou quatre termes très lourds : « recomposition politique », « coexistence », « nouveau christianisme » et « islam ». Je contesterai juste la syntaxe de la phrase qui présente la recomposition politique comme devant résulter de la coexistence des religions. Je crois que cette ordre causal n’est pas le bon, que nous avons à faire à des phénomènes simultanés, travaillant ensemble selon une cohérence globale. Mais pour le reste, les termes y sont. Il y a bien une recomposition du politique où la situation de coexistence des religions prend une portée et une signification inédite. Il y a bien un nouveau christianisme. Il s’agit de comprendre dans quel sens puisque, que je sache, c’est officiellement toujours le même. Il n’y a pas eu de révolution interne de la chrétienté. Enfin, la présence de l’islam sur le sol européen à une échelle de masse est source d’interrogations considérables. C’est cette situation et ces termes que je voudrais essayer de cerner donc dans leurs cohérences.

Recomposition du politique. Il faut entendre par là approfondissement et redéfinition de la démocratie depuis une trentaine d’années. Redéfinition qui a transformé les rapports entre politique et religion, entre la démocratie et les religions. Il n’est pas excessif à mon sens de parler, à propos de cette énorme phase de décantation que nous venons de traverser et dont les soubresauts se font encore sentir, d’un ultime tournant théologico-politique de la modernité. Ultime en ceci qu’il n’y a pas lieu à ce qu’il y en ait un autre après. La séparation est consommée, la répartition des sphères et des tâches paraît durablement trouvée. Si l’on résume les résultats pacificateurs de ce tournant, on peut dire : la démocratie, dans ce développement supplémentaire qu’elle vient de connaître, ne s’oppose plus aux religions. Elle leur ménage une place en son sein. Mieux, elle les relégitime dans une espèce de rôle public difficile à décrire sur la base pourtant d’une séparation stricte des religions et de l’Etat. En retour, cette situation change profondément les religions volens nolens. Elles n’ont pas choisi peut-être de changer mais le bain socio-politique dans lequel elles sont plongées les contraint de changer et dans tous les cas leur confère une place et une signification nouvelle.

C’est cette situation qui autorise à parler d’un nouveau christianisme comme nous verrons mais aussi, potentiellement, d’un nouvel islam.

L’art, substitut du sacré

Cité Musiques. La revue de la Cité de la Musique n°55, sept-oct 2007.

Le sacré et le profane, tout au long de l’histoire, n’ont cessé de se contaminer, de composer l’un avec l’autre. Rencontre avec le philosophe Marcel Gauchet autour de la place de l’art dans notre société moderne. Cité Musiques : Comment, aujourd’hui, appréhender le sacré ?

Marcel Gauchet : Cette notion de sacré est une notion à problème. Pour certains, il est la clé de tout, le sacré équivalant au religieux. Cela a des conséquences très importantes pour l’interprétation du monde contemporain puisque la religion au sens strict, avec son système de dogme, de culte, de rite, peut disparaître, et le sacré demeurer. Je fais partie d’une autre école qui tend à donner une définition très précise et très circonscrite du sacré.

Parler de sacré, à mes yeux, implique la présence de l’au-delà dans l’ici-bas. La présence, c’est la matérialisation, la concrétisation. Un lieu peut être sacré alors qu’il est habité par des puissances invisibles, peu importe la manière dont on conçoit ces puissances surnaturelles diverses. Un homme peut être sacré. De manière remarquable dans le monde moderne, l’incarnation du sacré a disparu. C’est très significatif : jusqu’à une date très récente, l’empereur du Japon était tenu pour sacré, au sens strict du terme. C’était un homme habité par la divinité, par le rattachement à l’au-delà.

Un objet peut être sacré, c’est le cas de l’eucharistie pour les catholiques puisqu’il y a objet physique parfaitement circonscrit qui est investi de la réincarnation du Christ. On est dans le sacré quand on a une attestation tangible de ce qui, normalement, relève d’un ordre indicible, extérieur à la sphère humaine et profane. Le sacré, c’est un lieu de rencontre entre le surnaturel et le naturel.

Vous voyez, par rapport à cette définition stricte, comment le terme de « sacré » tend à être employé de manière métaphorique, dans notre monde désacralisé.

Comment définissez-vous le spirituel par rapport au religieux ?

Le spirituel, c’est le religieux quand on n’a plus de nom pour le qualifier ! Une fois qu’on n’est plus capable de donner un contenu déterminé à l’au-delà, au surnaturel, à l’invisible, comment l’appeler ? Beaucoup fuient en entendant le mot « spirituel », mais cela ne veut pas dire que le souci du spirituel ne les habite pas. Le refus de lui donner un contenu explicite n’empêche pas la recherche de cette dimension qui, pour nous aujourd’hui, passe par l’imaginaire.

Où se situent l’artiste et l’œuvre d’art au sein de cette philosophie ?

L’œuvre d’art a une vocation particulière à fonctionner comme un analogue ou un substitut des objets sacrés, qui sont au départ des objets religieux. Son statut est de sortir de l’ordinaire. Elle n’appartient pas à l’ordre des artefacts techniques communs, elle est extraordinaire au sens strict. Il y a eu beaucoup d’art sacré – l’attestation du divin, dans les lieux de culte – mais, au-delà de l’art sacré, il y a une connexion particulière de l’art – en tant que catégorie d’objets à part – qui lui donne une proximité naturelle, une vocation à accueillir le sacré. Cela explique beaucoup de choses de l’art dans nos sociétés post-sacrées : à mes yeux, il n’y a plus de sacralité, de sacré au sens exact dans le monde où nous sommes, y compris pour les croyants. Je parle bien sûr de l’Europe, on pourrait discuter des autres aires culturelles, mais en Europe je ne vois plus rien qui mérite la définition de sacré au sens strict. Sans doute les églises appellent-elles un respect particulier, davantage d’ailleurs au titre de pluralisme des opinions qu’au titre de la conviction. J’ai des doutes sur le fait que les catholiques croient encore à l’incarnation du Christ dans l’eucharistie mais c’est un vaste débat, voire un sujet de controverse !

D’une manière générale, nous avons connu un mouvement de désacralisation. Les protestants ne croient plus que la Bible, la parole de Dieu, soit sacrée. En revanche, dans le cadre de l’islam, on peut tout à fait discuter du fait que le Coran représente encore un objet sacré, habité par la présence de Dieu. Mais ce monde désacralisé n’en donne que plus de relief et de force aux objets extraordinaires de l’art, et plus précisément à l’art, substitut du sacré. Dans le monde désacralisé, il n’y a que l’art qui puisse fournir un analogue ou un équivalent du sacré.

Comment le statut de l’artiste s’est-il modifié au cours de l’histoire ?

L’artiste n’est au départ qu’un artisan, mais un artisan que la reconnaissance de l’autonomie de ses produits, en fonction de la sortie de la religion, va élever au rang d’une sorte de prêtre, de médiateur, de prophète, de truchement. C’est par son intermédiaire que s’incarne une sorte de puissance formatrice, créatrice, d’objets différents des objets ordinaires. Cela définit l’âge classique de l’artiste.

L’artiste démiurge relève de l’idée même d’art. L’art est pensé comme une catégorie particulière, depuis son émergence en Italie à partir du XIIIe siècle et ce, jusqu’au romantisme. L’artiste est un créateur. Il a cette capacité d’amener, à l’image de Dieu, de nouveaux objets à la vie. En cela, l’art est pris dans une catégorie plus générale qui renvoie aux produits de l’artifice humain. L’art est d’une certaine manière le prototype de l’artifice humain qui justifie le parallèle de l’homme avec Dieu. Il fait surgir les choses du néant. La différence entre l’artiste et l’artisan, c’est que l’un crée authentiquement, alors que l’autre ne fait que transmettre ou transformer. L’artiste, lui, fait passer une conception intellectuelle dans un objet matériel.

L’histoire de l’art est commandée par une concurrence entre les différentes formes de l’artifice humain. Le monde de l’industrie, en démultipliant la présence d’artifices humains de plus en plus sophistiqués, relativise la portée de la création artistique. L’artiste était pour ainsi dire la figure de proue, d’avant-garde, il se réduit à n’être plus qu’un créateur parmi d’autres. La modernité qui, sur certains plans, valorise extraordinairement l’art, le dévalue sur le plan de sa signification anthropologique. Mais l’œuvre d’art demeure néanmoins quelque chose de très différent des autres formes de l’artifice humain, étant investie d’un pur contenu idéal, d’où cette connivence avec le sacré.

La musique est-elle l’art du sacré ?

Deux arts ont une connexion particulière avec le sacré : la musique et l’architecture. Cette dernière renferme un sacré hypothétique de par sa fonction d’habitation. La musique est son, elle est délivrée du contenu intelligible, c’est un art pur de l’évocation, comme d’ailleurs l’architecture. Qu’y a-t-il derrière le bâtiment ? On n’en sait rien. La peinture ne peut pas être dans l’évocation pure qui est le registre de la musique.

Ce qui compte dans les cantates de Bach, c’est la musique et non le texte. Le miracle de cette musique religieuse, c’est qu’on peut être le plus athée, le plus agnostique, le plus indifférent à toute dimension religieuse consciente, et pourtant le sens religieux de ces œuvres parle à n’importe qui aujourd’hui encore.

Vous valorisez l’art comme substitut du sacré mais l’art est-il possible dans un monde désenchanté ?

Le désenchantement désigne l’absence de religieux, or quelque chose résiste. Ce quelque chose est exemplairement évoqué par l’art. L’histoire de l’art occidental témoigne d’un phénomène déterminant qui explique la crise actuelle de l’idée d’art. Sur une très longue durée, l’art se développe à l’intérieur de la religion, il s’autonomise tout en entretenant une énorme connivence avec sa source religieuse – regardez la part gigantesque d’œuvres religieuses dans le répertoire musical ; des compositeurs qui n’avaient rien de dévot ont voulu écrire de la musique religieuse-, il emprunte énormément de l’image de ses pouvoirs, il fournit une sorte de succédané profane au religieux.

Dès lors que l’on raisonne dans cette perspective, on comprend que l’art va profondément souffrir de la déperdition d’emprise du religieux. Au fur et à mesure que le religieux recule, on peut dire que la magie, le prestige, le charme – vous aurez noté que tous ces termes sont d’origine religieuse – des arts s’estompent.

Si l’on essayait de donner une définition brève de la crise de l’art aujourd’hui, je crois que la meilleure consisterait à dire que l’art ne peut plus emprunter au religieux et qu’il doit inventer par lui-même les moyens de ce commerce avec l’invisible, uniquement à partir de son propre fonds, ce qui est évidemment une tâche redoutable. L’éclipse du religieux rend la tâche de l’art beaucoup plus difficile mais en même temps le rend encore plus irremplaçable.

Pour beaucoup de gens aujourd’hui, la vie dans l’art est un moyen de vivre religieusement sans se l’avouer. On trouve dans le monde de l’art une dévotion, une implication spirituelle profonde sans que les acteurs en soient forcément conscients.

L’art est-il menacé par le politique ?

Si, dans notre monde, une chose en particulier est désacralisée, c’est le politique. Ce n’était pas le cas durant le premier XXe siècle, quand la politique est devenue est une religion chargée du salut terrestre. L’art s’est retrouvé fatalement embrigadé dans l’entreprise. Les pouvoirs totalitaires voulaient remettre, comme les églises, toutes les ressources de l’art à leur disposition et ils en ont fait grand usage. Il y a les caricatures de l’art socialiste, de l’art « aryen », etc., mais il y a aussi une religion de l’art convergeant avec les pouvoirs politiques. La scénographie de ces pouvoirs était quasi liturgique : ces grands discours, ces rassemblements, ces célébrations ont tous les dehors d’un culte. Un meeting politique chez nous ressemble à tout sauf à une messe. Du coup, la politique n’a plus besoin de l’art. Il n’y a pas à craindre à court terme l’embrigadement de l’art.

La problématique profane/sacré, dans son lien avec l’art, peut-elle être déclinée sous l’angle individu/collectif et public/privé ?

L’individu/collectif, cela va de soi puisque par définition le sacré n’est pas individuel. Le sacré est par essence collectif, il est reconnu comme socialement partagé, c’est sa définition. Il est public au sens le plus fort du terme, il s’adresse à tous. L’art est de ce côté. Il y a un art privé (des musiciens qui jouent pour leur plaisir, des poètes amateurs…), mais même ceux-là aspireraient à être des créateurs publics. L’art n’a de sens que public et partagé.

L’artiste ne reste-il pas un personnage sacré ?

Je ne crois pas. L’artiste est devenu une vedette. La célébrité est une nouvelle catégorie sociale, peu analysée. En quoi l’artiste est-il différent d’un acteur, d’un footballeur, d’une figure humanitaire, etc., dont la capacité créatrice n’est pas le trait fondamental ? Il est déspécifié.

Mais lorsqu’il meurt ?

Il devient un ancêtre, ce qui est en effet une catégorie éminente du sacré/profane. Il fait partie de la catégorie des hommes qui ont créé les repères au milieu desquels nous vivons. C’est la fonction du culte des grands hommes, où l’histoire de l’art joue un rôle important.

Mais s’agissant des vivants, force est de constater la disparition dans notre culture de toutes les notions qui évoquaient cette capacité thaumaturgique ou chamanique de l’artiste. Le génie, l’inspiration, cela ne veut plus rien dire et d’ailleurs, les artistes ne le revendiquent plus eux-mêmes. De quel artiste dirait-on, après Rimbaud, qu’il est un voyant ? Mondrian avec sa théorie voudrait en être un, mais personne ne considère sa peinture sous l’angle de ce que lui croyait y mettre. Le désenchantement de l’art s’opère justement au tournant des XIXe et XXe siècles, entre Rimbaud et Mondrian. Après cette date, l’art n’est plus vraiment interprétable dans un sens religieux. L’artiste cesse d’être un prophète, un voyant, un visionnaire. On n’emploie plus ces images que comme métaphore.

L’art contemporain a-t-il donc perdu son aura ?

Notre culture est fondamentalement dépressive, c’est une culture du patrimoine, du musée. Secrètement, nous sommes hantés par l’idée que nous ne sommes pas capables de faire aussi bien que dans le passé. Ayons conscience de la difficulté à laquelle l’artiste est confronté. Il est d’emblée en concurrence avec la totalité du répertoire passé.

Et par ailleurs, l’art est mis en demeure de réinventer ses moyens en dehors de cette connivence avec la religion qui l’avait porté séculairement. La tâche est démesurée, mais rien ne permet de dire qu’elle est impossible. Ne soyons pas défaitistes ! Nous nous trouvons à un énorme tournant. Nous pouvons l’interpréter sous l’angle de la décadence : ce qui valait ne marche plus. En même temps, c’est une extraordinaire ouverture. Un nouvel art va naître, très différent de celui qu’on connaissait car obligé de trouver de nouveaux moyens de transfigurer l’expérience quotidienne, de nous arracher au monde des objets familiers, mais cela sans le support de la croyance en l’au-delà, même très affaiblie.

Propos recueillis par Pascal Huynh et Olivier le Guay

La réforme de l'Etat

Lu dans Le Monde cet après-midi à propos du lancement par le gouvernement des discussions sur la réforme de la fonction publique : "Outre les syndicats et les employeurs (Etat, collectivités locales et hôpitaux), un collège de "grands témoins" sera associé à la rédaction d'un livre blanc pour le printemps 2008. André Santini, secrétaire d'Etat à la fonction publique, a fait appel notamment à Franco Bassanini, ancien ministre italien de la fonction publique (Le Monde du 4 septembre), Jean-Paul Delevoye, médiateur de la République, Louis Schweitzer, président de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde), Henri Proglio, président de Veolia environnement, Geoffroy Roux de Bezieux, président de Croissance plus, Marcel Gauchet, philosophe, et Bernard Spitz, ancien membre de cabinets ministériels."

Démocratie française : un malaise dissipé ou déplacé ?

Conférence donnée par Marcel Gauchet dans le cadre du cycle des Forums de société « Malaise dans la démocratie ». Date et lieu : Le 04/10/2007 : À 19 h 30, Centre Pompidou, petite salle. - 75004 Paris IVe Informations : Christine Bolron, tél. : 01 44 78 46 52. - Site Internet : www.centrepompidou.fr Email : christine.bolron@centrepompidou.fr