Eric Roussel
Le Figaro littéraire, 04/12/2003
Compte rendu de La condition historique, de Marcel Gauchet. Entretiens avec François Azouvi et Sylvain Piron, Stock, 2003.
Si notre époque n’a plus guère de maître à penser, les intellectuels médiatiques pullulent. Marcel Gauchet est la vivante antithèse de ce genre de personnages, plus familiers des émissions de variétés que du Collège de France. De cet homme discret, directeur d’études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le Débat, on sait peu de chose sinon que son œuvre singulière est l’une des plus importantes et des plus roboratives de ce temps.
Solitaire, marqué par Claude Lefort, proche de François Furet et de Pierre Nora, indifférent aux modes, il s’est identifié à une thèse, magistralement soutenue dans La démocratie contre elle-même : après la victoire du libéralisme sur le totalitarisme marxiste, nos sociétés sont malades.
Un peu partout les systèmes politiques se dérèglent, les gouvernés n’ont plus le sentiment d’être représentés, la loi du marché s’impose dans tous les secteurs de l’activité humaine – y compris le domaine de la culture, autrefois sacralisé-, l’individualisme et la montée des communautarismes concourent à réduire le jeu politique à un théâtre d’ombres. Comme tous ceux qui appuient à l’endroit douloureux, Marcel Gauchet a été accusé d’être un pessimiste impénitent. A tort, comme l’atteste ce passionnant livre d’entretiens où, tout en revenant sur son itinéraire et son projet, il fait montre d’un optimisme raisonné.
A Emmanuel Berl, jeune, on demandait comme à tous les enfants : « Que veux-tu faire plus tard ? » La réponse immédiatement fusait, laissant l’interlocuteur stupéfié : « devenir un grand esprit ». Irrésistiblement, on pense à cette anecdote en suivant au long de son cheminement ce cerveau encyclopédique.
De l’enfance dans un milieu modeste, en Basse-Normandie, au lendemain de la guerre, on ne saura que l’essentiel ; l’empreinte d’un père passionnément gaulliste. Malgré tout, c’est à l’extrême gauche que s’engage Marcel Gauchet.
Après un passage à l’école normale d’instituteurs, des études de philosophie complétées par « une formation un peu systématique en sciences de l ‘homme », il rejoint les marges « spontanéistes » du gauchisme. Il est vrai que, très tôt, son anticonformisme se révèle. Non seulement il lit Raymond Aron, mais il juge intéressant son livre sur mai 1968, si sévère pour la révolte étudiante !
Il va même jusqu’à se proclamer ferme soutien de l’Alliance atlantique. Assez vite, ces contradictions lui apparaissent de manière si aveuglante qu’il quitte sa d’origine pour rejoindre la social-démocratie en laquelle il persiste à croire malgré ses difficultés à gérer la fin de l’Etat providence.
Mais, au-delà de ce parcours commun à toute une génération, l’intérêt de cet ouvrage tient à l’analyse, très acérée qui sous-tend une démarche scientifique rigoureuse. A rebours de tant d’observateurs contemporains, Marcel Gauchet est convaincu qu’un examen valide des difficultés affectant les sociétés industrielles doit être nécessairement fondé sur une prise en compte du temps long et sur des données fournies par d’autres sciences humaines que l’Histoire. Là encore, il s’affirme réfractaire à l’esprit du temps. Alors que la pluridisciplinarité, réclamée à cor et à cri en mai 1968, est aujourd’hui lettre morte, il appelle pour sa part à la rescousse la psychanalyse, l’ethnologie, voire la médecine. C’est donc en philosophe de l’Histoire, en héritier proclamé des Lumières, qu’il porte un regard sur notre époque et le processus dont il est issue.
Les années que nous vivons sont-elles si singulières ? Si elles sont caractérisées par deux phénomènes en effet capitaux, le repliement du religieux dans la sphère privée et l’écroulement des totalitarismes, elles restent aux yeux de Marcel Gauchet soumises à la « condition historique », c’est-à-dire « en transit entre des dimensions impossibles à tenir ». Rien de plus étranger à sa pensée que l’idée d’un progrès linéaire. S’il croit en un monde meilleur, il est non moins persuadé que chaque étape en direction de ce but suscite de nouveaux problèmes. A la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, on a vu ainsi rapidement que le principe de la souveraineté populaire pouvait déboucher sur la tyrannie.
De nos jours, on s’aperçoit que le libéralisme non seulement ne va pas nécessairement de pair avec la démocratie, mais libère des forces, hier contenues, potentiellement dangereuses pour l’équilibre de nos systèmes politiques : « La démocratie est liée au capitalisme mais n’en sort pas… »
Si l’auteur, en dépit de tout, garde l’espoir, c’est qu’il est sûr que la démocratie, dans son principe, n’est pas en cause et que nous sommes plutôt confrontés à une crise « de ses modalités d’exercice ». Pour Marcel Gauchet, l’une des voies du renouveau peut être une construction européenne revue et corrigée, centrée sur l’essentiel, c’est-à-dire la construction d’un pôle géopolitique susceptible de dialoguer avec une Amérique, à la fois enivrée de sa puissance et riche de potentialités.
Loin d’être hostile à l’union du Vieux Continent, il y voit une chance unique de renouveau pour les nations. Autrefois l’Etat national, nanti de tous les attributs de la puissance, constituait, au moins virtuellement, un facteur de risque pour la paix et la mise en œuvre d’un monde plus équilibré.
A présent, le problème se pose de manière fort différente. L’exercice de la souveraineté étant partagé, les nations européennes peuvent affirmer sans dommage leur personnalité, notamment sur le plan culturel. « Elles ne portent pas que la rivalité et l’affrontement ; elles recèlent aussi la possibilité d’un universalisme non impérial, fondé sur le décentrement et le sens de la diversité des incarnations de l’universel…Si l’esprit de la démocratie doit se réveiller et se relancer sur ce continent où il est né, il a son théâtre tout trouvé.»