Il y a une fracture médiatique

Un entretien avec l’auteur de « La Révolution des pouvoirs »

Le Figaro, 20-12-1995

Impact des sondages, pouvoir grandissant des juges, rôle des hommes politiques, influence de la télévision : les réponses d’un philosophe devant la crise sociale que nous traversons.

C’est l’un des esprits les plus originaux de la science politique française. Probablement parce que, derrière le philosophe, se cache un historien. Animateur de la revue « Le Débat » et enseignant à l’Ecole des hautes études, il vient de publier un ouvrage remarquable (La Révolution des pouvoirs) dans lequel il s’efforce d’éclairer « un aspect du devenir politique contemporain à partir d’une veine méconnue de l’expérience révolutionnaire ». Son sujet, c’est bien entendu la période 1789-1799, mais les leçons qu’il en tire sont au cœur de l’actualité. Derrière le rêve de quelques révolutionnaires, on retrouve le fonctionnement de notre démocratie, la montée du pouvoir du juge, l’omniprésence des cours constitutionnelles et le pouvoir de l’opinion. Comme si 200 ans plus tard la Révolution française accouchait enfin des institutions politiques qu’elle voulait enfanter. Mais la démocratie perfectionnée des années 90 n’est pas sans travers. Ni sans dangers. Dans un entretien au Figaro, Marcel Gauchet fait le point.

Le Figaro : Le malaise social que nous traversons s’inscrit-il dans la tradition des crises précédentes ?

Marcel Gauchet : Tant que nos sociétés ont vécu sous le signe du conflit de classes, on pouvait schématiquement réduire le débat à un conflit entre riches et pauvres. Aujourd’hui, l’affrontement est livré par le citoyen contre lui-même.

En tant que consommateur, il est satisfait d’acheter des produits d’importation en provenance du tiers-monde. Mais, en tant que salarié, il ne peut supporter les licenciements qui découlent de ses choix en tant que consommateur.

Je dirais qu’en chaque Européen le consommateur et le travailleur sont en conflit, de même qu’entre le contribuable et le bénéficiaire des aides sociales. Une opposition des citoyens à eux-mêmes se substitue à l’ancienne opposition des camps politiques.

Peut-on dire aujourd’hui que le rêve marxiste d’une dictature du prolétariat a été remplacé par une dictature de l’opinion?

M.G. : Il s’agit d’une dictature sur les hommes politiques, alors que la dictature du prolétariat s’exerçait sur tous. D’une certaine manière nous sommes les dictateurs de ceux qui nous gouvernent !

La montée du pouvoir de l’opinion me paraît devoir être comprise, au sein des transformations du système politique, comme le symétrique de la montée du pouvoir du juge. Il s’agit d’un contrôle des gouvernants, qui sont nos représentants, sur lesquels nous n’avions plus aucun pouvoir une fois que nous les avions élus.

Peut-on dire que ce pouvoir grandissant de l’opinion se fait au détriment du pouvoir électoral ?

M.G. : Le pouvoir de l’opinion va au-delà du pouvoir du corps électoral. Il présente l’avantage d’être un pouvoir permanent, alors que le corps électoral, dans le meilleur des cas, se réunit tous les cinq ans. L’opinion incarne l’intérêt quotidien du citoyen pour la chose publique. Elle exerce un contrôle, par le bas, comme le juge le fait, par le haut.

Ce contrôle permanent n’est-il pas dangereux ?

M.G. : Tout phénomène de ce genre engendre des effets pervers qui, en l’occurrence, sont à imputer aux hommes politique. On ne leur a pas demandé de vivre les sondages d’opinion comme une dictature, mais simplement comme une expression dont il faut tenir compte. A eux de savoir trouver une marge de manœuvre.

Pour vous, la « sondomania » ne fausse-t-elle pas le jeu démocratique ?

M.G. : Elle peut, bien sûr, le troubler. Je parlais d’un cadre général, la pratique est nettement plus compliquée. Primo, il y a effectivement un usage manipulatoire des sondages. Deuxio, une éducation de l’opinion concernant sa propre expression sous forme de sondage s’impose. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Le problème se complique d’autant plus que le sondage n’existe que par l’écho qui lui est donné par une instance qui en est tout à fait indépendante : les médias. En particulier la télévision, qui donne à ce verdict quotidien, une portée démesurée. Mais je crois cependant que l’on surestime la capacité de nuisance des sondages.

Elle existe pourtant.

M.G. : Il y a une sorte de tétanisation du milieu politique qui n’a pas encore trouvé son grand homme qui apprenne aux autres à gérer les sondages. A l’époque où sont apparus des exécutifs monstrueux par leurs prérogatives, leur richesse et leur force, la dictature a été évitée car ils ont été dirigés par des hommes politiques comme Roosevelt ou de Gaulle qui ont prouvé que l’on peut être à la fois monarque et avoir la fibre républicaine.

Quelles sont les faiblesses de l’homme politique des années 90 ?

M.G. : Gouverner ne les intéresse pas, beaucoup n’attendent que ce moment où les caméras arrivent et où la vraie vie commence. Il s’agit plus, pour eux, d’occuper cet espace consensuel, mou des médias que d’épouser les mouvements stricts de l’opinion sur telle ou telle question. Ils sont des purs produits de la médiatisation de la politique sans que cette médiatisation ait un rapport avec la politique réelle. Les métamorphoses des mécanismes politiques et sociaux, par lesquels s’opère l’enracinement des démocraties, nous confrontent à de nouvelles difficultés.

Ces difficultés viennent des médias en général ou plus particulièrement de la télévision ?

M.G. : Bien évidemment, il est impossible de comparer la lecture d’un journal et la réception d’un journal télévisé. Une grande partie de la discussion actuelle sur les médias est viciée par le fait que l’on attribue à la presse écrite les propriétés de la télévision. La différence tient à ce que la presse écrite est un contre-pouvoir par la nature même des efforts de compréhension de l’information qu’elle nécessite. La lecture de la presse implique une démarche, une distance. C’est « je veux en savoir plus ». La télévision, en revanche, est un pouvoir de plein exercice, de par sa capacité de communication universelle, instantanée, passive, où tout le monde est captif.

Comment définir le pouvoir de la télévision ?

M.G. : C’est un vrai pouvoir social, qui a des effets contradictoires. Alors que l’on craignait qu’elle ne soit un instrument d’endoctrinement – à l’époque de De Gaulle- elle s’avère être le média d’une société de gens qu’on tente de dépolitiser en en faisant des spectateurs de la vie sociale beaucoup plus que des acteurs. La presse écrite correspond, elle, à l’âge héroïque de la démocratie, c’est-à-dire au citoyen actif, mobilisé, qui veut savoir, qui veux manifester son opinion. La télévision est le média type d’une démocratie installée dans le scepticisme, où le fossé entre la scène politique et la population ne cesse de se creuser. C’est un aspect des choses que les analystes n’avaient pas du tout prévu quand ils parlaient de manipulation par l’image. Or la perception des images est quelque chose de totalement incontrôlable. Ce que le spectateur en retiendra est parfaitement aléatoire. Elle a un effet social immense, mais jamais là où on l’attend….

C’est donc un pouvoir en soi qui n’a pas de contre-pouvoir….

M.G. : La dernière campagne électorale me semble significative à cet égard. Les médias se sont acharnés sur l’hypothétique candidat d’extrême droite, Cheminade, alors qu’ils ont traité avec la plus grande faveur Arlette Laguiller. C’est un problème déontologique qui se double d’un problème civique d’accès aux grands médias.

Enfin, il y a un débat public : peut-on se satisfaire d’une démocratie à deux vitesses, avec d’un côté ceux qui lisent la presse nationale quotidienne et le citoyen lambda qui n’a qu’un écho lointain, assez flou de ce qui s’écrit. Il est trompeur de mythifier l’âge d’or de la République, mais il y avait une continuité d’information entre les différentes catégories de la société. Elle n’existe plus.

Après la fracture sociale, c’est la fracture médiatique.

M.G. : Le problème qui se cache derrière ce débat très flou qu’est la coupure peuple-élite réside effectivement dans le fait qu’une certaine forme de discours suffise à vous ranger littéralement dans une autre planète. On peut parler de fracture médiatique.

C’est une évolution à l’américaine. On le constate déjà avec la juridicisation de la société.

M.G. : C’est un des aspects qui peuvent poser un problème dans le glissement où nous sommes emportés. Mais le phénomène est positif : mieux vaut le droit que le rapport de force.

Néanmoins, ce progrès a un prix : les rapports entre les individus risquent d’être à ce point vides que seul le droit peut les faire coexister comme on l’observe dans la société américaine. Dans quelle mesure les Français suivront-ils cette logique américaine, qui est sans rapport avec le modèle français ?

La télévision ne donne-t-elle pas une prime aux discours simplificateurs ?

M.G. : La télévision est un média qui avantage extraordinairement la différence. Celui qui tient un discours de simplification obtient une sorte d’adhésion immédiate. C’est pourquoi l’effet Tapie et l’effet Le Pen ont les mêmes origines. D’autant plus qu’en règle générale ils promettent de faire quelque chose, là où tous les autres hommes politiques disent qu’on ne peut pas y faire grand-chose.

C’est la fameux « il n’y a qu’à »….

M.G. : Ce sentiment d’impuissance chez les citoyens est grave parce qu’il est vraiment très mauvais conseiller. Pourquoi l’attitude des citoyens est ambiguë : ils ont conscience de la complexité des problèmes- le manichéisme, les programmes miracles ont disparu- et, en même temps, ils restent sensibles à la séduction de discours qui leur promettent monts et merveilles. Le grand problème de la démocratie réside dans le fait qu’elle laisse très peu de pouvoir à chaque citoyen, d’où un sentiment de confiscation et d’impuissance.

Est-ce que cela n’a pas toujours été un peu le cas ?

M.G. : Dans la démocratie sauvage des débuts, la démocratie des révolutionnaires avait pour principe de rayer d’un trait de plume tous ceux qui n’étaient pas d’accord. Elle donnait au citoyen une formidable impression de puissance : elle était onirique, sans effet réel, mais l’essentiel était qu’elle fît la promesse au citoyen qu’il allait gouverner.

Et maintenant…

M.G. : La démocratie perfectionnée c’est, par exemple, la reconnaissance du rôle de l’opposition qui fait que l’on gouverne au centre et qui signifie que, quel que soit le camp élu, la politique menée ne différera que de manière quasi imperceptible. Le problème de la démocratie, c’est la perte de pouvoir que l’on promet au citoyen. D’où la force d’attraction extraordinaire des promesses démagogiques de restitution du vrai pouvoir au vrai peuple. Nous ne sommes pas dans une situation dramatique mais il y a là un dysfonctionnement qui peut faire très peur.

Les élites sont de plus en plus montrées du doigt. Pensez-vous que l’on puisse comparer l’aristocratie de l’ancien régime à nos élites ?

M.G. : C’est un parallèle rhétorique. L’histoire n’est jamais une novation absolue, des permanences font que des situations peuvent se ressembler à certains égards. Mais il faut mesurer l’extraordinaire chemin parcouru. Nos problèmes sont très différents. En 200 ans, le programme juridique et politique posé en terme de principe en 1789 est entré dans les faits. Il est si bien entré dans les faits que nous sommes les gestionnaires d’un héritage et que nous n’avons quasiment plus de programme. Quand tout est fait, il ne reste qu’à en améliorer le fonctionnement. La démocratie réalisée c’est la démocratie désenchantée.

On parle beaucoup de la fracture civique, de la fracture sociale. Qu’en pensez-vous ?

M.G. : Ces thèses méconnaissent totalement l’ambiguïté des choses. Les citoyens reprochent aux politiques de ne rien faire tout en sachant qu’étant à leur place ils n’en feraient pas beaucoup plus : la guerre civile ne semble pas être imminente.

Pourtant, les médias donnent parfois l’impression qu’elle est toute proche…

M.G. : Il y a une dramatisation de la situation qui ne rend pas compte de la vérité. Le vrai ressort des phénomènes d’abstention, de dépolitisation est à chercher dans le fait que les électeurs ne se sentent plus capables de discerner la vérité dans une information déformée. Le vrai ressort de la dépolitisation ne réside pas dans le fait qu’ils se sentent extérieurs à la scène politique. Les problèmes actuels de l’Etat providence, des mécanismes de redistribution apparaissent insolubles aux populations, leur laissent un sentiment de perplexité.

Cette « dépolitisation » touche tous les électeurs. Est-ce que cela n’est pas aussi dû à la fin du clivage droite-gauche traditionnel ?

M.G. : Prenez l’exemple du commerce extérieur : une partie de la gauche pourra être hostile à la libéralisation des marchés parce qu’elle permet de préserver les emplois à l’intérieur. Une autre y sera favorable parce qu’elle verra dans l’ouverture des frontières le moyen pour les pays pauvres de se développer en vendant sur nos marchés. D’où des alliances possibles entre des libéraux très rigides et des gens de gauche, entre des nationalistes très à droite et des hommes politiques de gauche qui veulent préserver l’emploi. Les questions deviennent de plus en plus subtiles et mettent chacun de nous en contradiction permanente avec lui-même. C’est ce qui donne au débat politique un côté si désespérant.

Est-ce que cette complexité ne risque pas de décourager les Français de s’engager en politique ?

M.G. : Par la spécificité de son histoire municipale, la France a besoin d’un personnel politique. Or on commence à s’apercevoir qu’on ne le trouve plus, parce qu’il y a une fuite devant un certain type de responsabilités. Ceux qui prennent la chose vraiment à cœur fuient, à la différence de ceux que motivent certains appétits et qui n’ont pas la vocation pour le bien public. Tous les membres de partis évoquent d’ailleurs leur difficulté à trouver de bons candidats. La plupart des Français n’aspirent pas au pouvoir politique, ils n’ont pas envie de s’impliquer dans un système aussi compliqué…