Une laïcité incertaine

Conférence de Marcel Gauchet prononcée lors d’un colloque en décembre 2000

Texte établi à partir de l’exposé oral, notes prises par un auditeur.

Je vous propose quelques réflexions sur les conséquences de la transformation profonde que sont en train de connaître parallèlement et corrélativement les identités catholiques et laïques en France et, plus largement, les identités chrétiennes et séculières en Europe. Pour des raisons de brièveté, et aussi d’intérêt immédiat, je me concentrerai plus particulièrement sur le cas français qui, par beaucoup d’égards, est exemplaire. Il donne à voir d’une manière accentuée des phénomènes qu’on retrouve un peu partout en Europe sous des modes souvent moins visibles.

Les catholiques et la démocratie: de l’opposition à l’intégration

Pour commencer par une proposition simplificatrice, à la manière du propos qui suivra le phénomène central des quarante dernières années, depuis Vatican Il, c’est l’intégration des catholiques dans la démocratie. Ceci modifie profondément les données de l’identité catholique et, au-delà, la teneur même des enjeux de la foi. Je m’en tiendrai dans mes observations au plan politico-social. En retour, cette intégration change profondément la démocratie. Elle change en particulier la version très spéciale de la démocratie libérale que fut la république laïque à la française. Il faut se souvenir en effet à quel point, depuis la révolution française et à travers tout le XIXème siècle, l’opposition à la religion a été structurante pour le parti républicain et démocratique. Il faut se souvenir combien, en face, l’opposition à la politique républicaine et démocratique a été structurante pour le catholicisme majoritaire dit «ultra-montain » ou «intransigeant». On a eu véritablement, dans le XIXème siècle français, une scène du conflit «droits de l’homme» contre «droits de Dieu », selon les termes habituellement usités par les acteurs à l’époque.

Mais pour donner toute sa signification à ce conflit, il faut remonter plus haut encore. Il faut se souvenir à quel point la question des rapports entre religion et politique, entre Église et État, est au centre de la genèse historique des démocraties. Il ne faut pas avoir peur de repartir de choses très simples et que nous savons tous très bien mais que, par-là même, nous ne réfléchissons plus. Avant d’être un phénomène social et politique, la démocratie des modernes est un fait métaphysique. Replacée dans la longue durée des sociétés humaines, la démocratie est l’expression par excellence de ce que je propose d’appeler, pour éviter les pièges de la laïcisation et de la sécularisation, la sortie de la religion. En son fond, la démocratie est une rupture avec le mode de structuration religieux qui fut celui de l’ensemble des sociétés humaines avant la société moderne.

Humanité et ordre social: de la soumission à la maîtrise

La démocratie, c’est le pouvoir des hommes qui se substitue à l’ordre défini par les dieux ou supposé voulu par Dieu. La religion, autrement dit, ne consiste pas d’abord en des croyances, comme nous tendons à le penser, il s’agit d’abord d’une organisation du monde humain, d’une structuration sociale, d’une constitution de l’ordre qui tient les hommes ensemble, comme ordre extérieur, antérieur et supérieur à leur volonté. Ce type d’organisation se traduit notamment dans la forme du pouvoir auquel les hommes obéissent un pouvoir qui tombe d’en haut, qui s’impose à eux d’une manière inquestionnable et qui ne requiert que la soumission. Historiquement parlant, sur la très longue durée des sociétés humaines, les religions n’ont été que l’organisation de l’hétéronomie.

En regard, l’essence du phénomène démocratique des sociétés modernes, son caractère exceptionnel dans l’histoire qui en fait le commencement d’une autre histoire, c’est la rupture avec cet ordre hétéronome, c’est l’engagement vers l’institution d’une politique de l’autonomie.

Les hommes définissent eux-mêmes, entre eux en tant qu’individus, l’organisation de leur monde commun. On constate alors que les religions n’ont survécu à cette mutation radicale qu’en changeant radicalement de statut, en devenant de fait le contraire de ce qu’elles étaient initialement. Hier, elles structuraient les communautés, elles sont devenues des religions de l’individu, des convictions de la personne.

La Réforme: l’incorporation de la religion à la nation

D’où une question pour l’intelligence du processus en cours, pour la compréhension du monde actuel comment s’est effectué ce passage de l’hétéronomie à l’autonomie entre le XVIème siècle et le XXème siècle ? Il a emprunté plusieurs voies. Il est passé, notamment en Europe, par une révolution interne de la religion, justement, au XVIème siècle, à savoir la Réforme. Celle-ci a consisté dans une remise en question de la médiation contraignante entre les hommes et Dieu assurée par l’Église, au profit d’une relation directe, intérieure, du croyant à Dieu la foi seule. De là un cliché aussi insistant qu’erroné faisant de la réformation de Luther et de Calvin le point de départ d’une modernité individualiste qui aurait consisté à séculariser l’individu religieux promu par la Réforme. Ceci pour en faire l’individu pourvu de droits civils et politiques des Déclarations des droits de l’homme, à la fin du XVIIIème siècle. Il y a un élément de vérité dans ce lieu commun, mais il est très loin de permettre de comprendre comment les choses se sont passées en Europe.

Un tel cliché conserve une certaine validité à propos du cas américain, à cause de la situation sociale exceptionnelle qu’a représenté le pluralisme des sectes protestantes ; là s’est noué de manière tout à fait singulière l’esprit de religion et l’esprit de liberté. En Europe, l’esprit de liberté a eu à se conquérir partout contre l’esprit de religion, et probablement nulle part plus qu’en France. Globalement, la Réforme, mais plus précisément l’enchaînement des réformes protestantes puis catholiques, s’est traduite par une «nationalisation » des Églises détachées de Rome, par une incorporation des pouvoirs ecclésiastiques dans les pouvoirs civils, cela de façons très différentes suivant les confessions, mais selon une modalité générale que les historiens d’aujourd’hui traduisent dans la notion équivoque et commode de «confessionnalisation ».

Le premier exemple, bien sûr, est l’Église anglicane dont le roi devient carrément le chef, puis les princes luthériens d’Allemagne et d’Europe du Nord (Danemark et Suède); cette conjonction s’opère aussi dans les cités-Etats calvinistes helvétiques et dans les Provinces-Unies. Dans le monde luthérien, le pouvoir religieux est plutôt soumis au pouvoir politique; dans le monde calviniste, le pouvoir politique tend plutôt à être subordonné au pouvoir religieux (des nuances s’appliqueraient à chaque cas). C’est de l’intérieur de cette union du pouvoir religieux et du pouvoir politique que s’est opéré en Europe, en terre protestante, le passage mental et intellectuel à l’autonomie démocratique.

La situation française: l’État de «droit divin»

En regard de ce paysage, la France occupe une place très particulière. Ce n’est pas du côté de l’individu que l’essentiel s’est joué mais du côté de l’État qui a été amené à jouer un rôle politique et religieux très spécial, du fait des circonstances créées par la Réforme, notamment en raison des guerres de religion. En quelque sorte, il va en résulter un pays intermédiaire entre, d’une part, la catholicité maintenue en Espagne, en Italie, en Autriche et, d’autre part, les pays protestants. La Réforme ne passe pas en France mais elle y pénètre de manière suffisamment profonde pour créer une minorité de blocage, dirait-on dans un langage un peu anachronique. Une situation de partage inexpiable s’instaure, avec les Guerres de religion, de 1562 à 1598: elle est véritablement la matrice de la culture politique française. De ce traumatisme fondateur émerge un arbitre: l’État souverain de droit divin. Il se présente comme une instance pacificatrice capable d’imposer l’ordre commun aux confessions affrontées parce qu’elle dispose d’une légitimé religieuse supérieure à celle des Églises, celle qui vient au roi directement de Dieu: c’est cela, historiquement, le droit divin.

C’est à ce moment-là que cristallise la notion moderne d’État ainsi que le concept juridique qui la traduit : la souveraineté. Les deux notions impliquent une révolution théologique qui exhausse religieusement l’autorité du prince au-dessus des croyances religieuses. L’État séparé des religions dispose d’une autorité religieuse sur les religions elles-mêmes.

On n’a pas affaire à la réunion des pouvoirs religieux et politiques, à la manière des régions protestantes. Leur dissociation est maintenue : le Pape est à Rome, mais le religieux se trouve subordonné au politique au nom d’une religiosité intrinsèquement publique. Il y a un transfert de la religion sur le roi et sur l’État. Il produit ce qu’on appelle d’un mot qui ne veut pas dire grand chose, l’absolutisme. C’est de cette matrice théologico-politique que sort la politique française, y compris celle d’aujourd’hui. C’est à l’intérieur de ce cadre absolutiste que va s’opérer la construction de l’individu pourvu de droits et que va se formuler le projet d’autonomie moderne.

L’auteur qui s’impose ici est évidemment Rousseau, chez lequel on voit s’accomplir l’appropriation démocratique, par le peuple, de la souveraineté absolue.

Révolution et Séparation: l’affirmation du rôle moral de l’État

A partir de ces prémisses philosophiques, la Révolution française va mener jusqu’au bout le programme de subordination de l’absolutisme.

L’entreprise passe en particulier par la «constitution civile du clergé » qui incorpore l’Église dans la Nation. De là une aporie de la révolution: au nom de la liberté, on opprime la liberté et en particulier la liberté religieuse. C’est ce dilemme que va devoir résoudre le XIXème siècle et c’est autour de lui que tourne le conflit de l’Église et de l’État. Et de nouveau, en France, l’État va être au cœur de la solution.

Il faut rappeler ici - on l’oublie trop ce que devient le catholicisme au XIXème siècle, qui se reformule dans une hostilité intransigeante au monde moderne, qui s’affirme comme un parti de l’hétéronomie.

Comment dès lors, du point de vue des autorités publiques, concilier la liberté collective dont elles se réclament et l’hostilité philosophique de principe d’une partie importante de la nation à ces principes de liberté? C’est la question que doit résoudre la République. Elle est résolue par une solution radicale : la séparation de l’Église et de l’État en 1905.

Par un côté, cette solution retrouve l’esprit de l’absolutisme : l’élévation de l’État au rang de principe spirituel, au nom de l’autonomie dont il est la clef de voûte.

Mais par l’autre côté, cet esprit absolutiste se combine cette fois avec l’esprit libéral qui se diffuse partout dans le monde à cette époque. Le moment de la démocratie libérale dans laquelle nous vivons date de cette période :1880 -1914.

La séparation de l’Église et de l’État représente, d’un point de vue libéral, la consécration de la séparation de la société civile et de l’État. La liberté religieuse est conçue comme une liberté civile, dans la sphère privée où les croyants sont libres de cultiver les croyances qu’ils veulent. Il leur est seulement demandé, dans le cadre d’une conception exigeante de la citoyenneté, de se détacher de leurs convictions particulières pour rejoindre leurs pareils dans une sphère publique complètement détachée de la religion puisqu’il y va de la pure délibération de la cité des hommes sur son destin. L’autonomie démocratique, autrement dit, est conquise moyennant une subordination hiérarchique marquée du privé au public et une affirmation puissante du rôle moral de l’État au-dessus des convictions et des attaches particulières des individus. Une fonction morale représentée notamment dans son rôle enseignant : c’est en ce sens que la laïcité se trouve au cœur du modèle républicain à la française.

En regard de cette gestation et des conflits qui l’ont accompagnée, on voit tout de suite, un siècle après, le chemin parcouru.

Faute d’adversaire, le spirituel républicain en crise

A l’évidence, ce conflit est derrière nous, pour l’essentiel, même s’il comporte des résidus et des inerties inévitables. En disant cela, je fais un constat qui sociologiquement s’impose, parce que les croyants sont entrés dans l’espace métaphysique de la démocratie. Le plus fervent d’entre eux ne croit plus qu’il y a une politique de Dieu ou un ordre divin. Il revient aux hommes d’édifier la cité qui les unit avec leurs seuls moyens. L’idée même de mêler Dieu à ces affaires triviales et séculières en est devenue presque impie.

On peut donc dire que la démocratie a métaphysiquement gagné, c’est-à-dire qu’une séparation se trouve reconnue entre ce qui est de l’ordre de l’au-delà et de ce qui est de l’ordre du gouvernement en commun ici-bas. Mais, de l’autre côté, cette victoire, cette absorption de la religion dans la démocratie, change l’idée laïque, l’identité républicaine et encore plus profondément l’idée que la démocratie peut avoir d’elle-même. Elle s’était construite, nulle part plus visiblement qu’en France, en fonction d’un adversaire qui n’existe plus. Cette opposition ait conduit à ériger la chose publique, la délibération collective, l’ordre civique, en une valeur suprême et quasi spirituelle ; la politique en son plus noble sens y faisait figure de fin en soi, mais ce «spirituel républicain » se trouve emporté à son tour.

Les conséquences en sont très sensibles, en France en particulier. Elles atteignent l’État dans ce qui justifiait sa prééminence au plus profond; elles atteignent, au-delà de l’État, la religion de la politique, la foi civique et l’autorité de la chose collective. Cette mutation s’accomplit dans un contexte de changement économique, social et technique qui met l’État sur la défensive, mais il n’y a là en partie qu’un rideau de fumée. C’est dans son rôle spirituel que l’État se trouve vraiment atteint. Il n’est plus le garant de cette autonomie qui avait à se conquérir contre l’hétéronomie. Il n’est plus ce lieu transcendant où la liberté des hommes s’affirme contre l’assujettissement, avec ce qui en résultait comme foi sacrificielle et foi dans ses capacités tant de formation que de direction des esprits.

La chose publique n’est plus au-dessus des choses privées : c’est cette «déhiérarchisation »qui est probablement la plus grande transformation. Elle représente un changement radical des rapports entre la société civile et l’État, en même temps qu’un changement de mode de composition de la société civile.

Un nouvel horizon: des individus en quête de sens

Je voudrais terminer par quelques observations sur les conséquences de cette situation, au-delà du constat que j’ai brièvement énoncé. Nous ne sommes qu’au début d’une importante redistribution des cartes. Des alliances inattendues et des nouveaux clivages vont passer à l’intérieur de familles idéologiques, spirituelles ou politiques jusqu’alors homogènes. D’ores et déjà il résulte d’une telle situation une conséquence inattendue et paradoxale qui nous intéresse particulièrement ici : la possibilité pour l’Église catholique, comme pour les autorités spirituelles en général, et plus largement encore pour tous ceux qui parlent au nom d’une conviction morale et religieuse, de se faire entendre dans le débat public et de bénéficier d’une écoute, d’une attention qu’on leur déniait il y a encore très peu de temps.

Ce phénomène est paradoxal en apparence, puisqu’il se produit au moment où le poids social des institutions religieuses est très affaibli, de même que leur capacité normative, c’est-à-dire leur pouvoir de se faire obéir de leurs propres ouailles ; mais, selon un phénomène somme toute très logique, leurs messages rencontrent un nouvel écho. Il est vrai que la débâcle de ce qu’on peut appeler le «spirituel républicain», et plus profondément de la politique comme fin en soi ré-ouvre largement le problème moral et la question des fins à l’échelle de chacun des individus, ceci dans une démarche très individuelle.

Alors entendons-nous bien, ces individus ne sont pas prêts à se soumettre à un magistère ; ils ne peuvent pas concevoir l’espace public où l’on s’adresse à eux autrement que comme un espace pluraliste ; mais, sous ces conditions, ils sont disposés à prêter une oreille attentive et respectueuse à tous les messages portant sur les fins, les valeurs, le sens.

L’avenir des institutions religieuses, et des autorités spirituelles au-delà d’elles, dépendra beaucoup, à mon sens, de leur capacité à s’adapter à cet espace public démocratique et à son esprit, c’est-à-dire l’esprit du pluralisme. Il y va en effet de cette propriété étonnante de la démocratie qui conduit à trouver du commun avec ses interlocuteurs ou ses contradicteurs au travers même de ce qui divise.

Une question posée à tous: la transmission de valeurs

Juste un exemple, celui de l’éducation, qui est en train de devenir l’un des principaux foyers de problèmes pour les démocraties, comme le montrent les réformes incessantes qui sont supposées y remédier. Le problème de l’éducation concerne la transmission dans son sens le plus fort: il engage les moyens qui font qu’une société est capable d’être à la hauteur de son passé, et donc de faire vivre au présent et au futur le passé qui la constituait. Il y a là un problème redoutable pour des sociétés qui, par une pente lourde, sont des sociétés de l’oubli, en dépit de la pseudo obsession de la mémoire qui n’est que le vecteur de l’oubli profond. Elle recouvre en réalité une satellisation du passé au profit des préoccupations du présent : c’est le contraire absolu du sens historique du passé. En effet, des sociétés caractérisées par l’utilitarisme et l’individualisme sont poussées à se délester du poids d’une histoire qu’elles célèbrent mais dont elles ne veulent pas se charger. Sur ce terrain, on voit bien comment se dessinent des rencontres possibles entre des catholiques et des laïcs qui, autrefois et sur ce terrain tout particulièrement, se trouvaient si divisés.

J’aurais voulu développer encore l’exemple du problème même de la démocratie. Nous sommes confrontés à la question politique tout à fait paradoxale d’un approfondissement de la démocratie qui se paye, de l’autre côté, par une déperdition de la démocratie. Les deux phénomènes se jouent ensemble, dans une corrélation qui est le point à décrypter.

Ils appellent la reformulation d’une conscience civique. Sur ce point également, des convergences très inattendues sont en train de se dessiner.

Je dirai juste, pour conclure d’une manière générale, que nous voyons se chercher des alliances intellectuelles et morales entre tous ceux qu’anime la préoccupation du sérieux de l’existence, contre la trivialisation de l’existence vers laquelle tend une société qu’une logique très profonde pousse à ignorer tout ce qui est de l’ordre du sens et des fins.

Marcel GAUCHET