Comment repenser la démocratie ?

Débat entre Marcel Gauchet et Pierre Manent

Magazine littéraire, n°472, février 2008

Le triomphe de la démocratie dans le monde s'accompagne aujourd'hui de critiques presque aussi vives que celles formulées par Platon dans La République. Sans remettre en cause la légitimité du régime démocratique, nombreux sont les auteurs à pointer les failles inhérentes aux démocraties modernes. La démocratie moderne est-elle en crise ? La question peut surprendre. Pourtant, Marcel Gauchet et Pierre Manent partagent, en partie, un diagnostic sévère sur le fonctionnement même de ce régime.

Le Magazine littéraire. Un même constat inspire vos deux démarches: celui du paradoxe que connaît aujourd'hui la démocratie, une démocratie qui triomphe faute d'adversaires mais qui n'a ,jamais paru autant fragile du point de vue de ses bases mêmes. Comment lisez-vous la situation actuelle?

Marcel Gauchet. Votre question comporte déjà une affirmation qui ne va nullement de soi pour beaucoup de nos contemporains: l'idée qu'il y a une crise de la démocratie. Après tout, la démocratie a gagné. Elle l'a emporté source qui restait des totalitarismes ou dans le cas de la Chine a su les attirer dans son orbite. Ses principes sont désormais à l'abri de la contestation. On peut se demander néanmoins si cette avancée n'a pas eu pour effet de déstabiliser un certain nombre des conditions minimales de fonctionnement de nos sociétés politiques. C'est sur ce terrain que nous nous rejoignons, dans l'affirmation que derrière ces apparences victorieuses, se dissimule un mal profond qui touche, au-delà du fonctionnement des régimes au sens strict, la définition même de ce qu'on attend d'une démocratie. L'étrangeté de la configuration actuelle est que la démocratie souffre de la consécration même des principes qui la fondent. Le triomphe des libertés individuelles auquel nous assistons vide de sens l'idée d'une communauté de décision. En frappant les gouvernements d'une illégitimité diffuse, elle interdit la représentation d'un destin collectif et d'un pouvoir exercé en commun. S'il n'y a que des individus, alors la seule communauté légitime est la communauté universelle, et les communautés historiques, les nations, se trouvent disqualifiées en tant qu'espaces politiques pertinents. En même temps qu'elle est inapparente, la crise est très profonde, car elle engage les conditions mêmes qui rendent une vie politique possible.

Pierre Manent. Je partage très largement ce constat même si je nuancerais l'emploi du terme de « crise ». Car il suffit de parcourir les ouvrages des observateurs de la vie politique depuis deux ou trois siècles pour y trouver de multiples diagnostics de crise.

La redéfinition des âges de la vie

Nos sociétés fonctionnent à l’aveugle

Parenthèse, France inter 15/12/2007
Télécharger l'article au format PDF

Laurence Luret : Bonjour Marcel Gauchet.

Marcel Gauchet : Bonjour.

Vous êtes philosophe, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) mais aussi rédacteur en chef de la revue Le Débat. Voilà trente ans maintenant que vous explorez le mystère qu’est la démocratie. Alors vous écrivez : « La démocratie n’a jamais été aussi solidement installée et pourtant elle n’a jamais paru aussi menacée par le vide et l’impuissance. » J’ai envie de vous dire malgré les réformes, malgré l’agitation sur la scène politique ?

Mais l’agitation n’est pas incompatible avec l’impuissance. C’est ce que nous vérifions tous les jours. En effet, je ne parle pas de l’apathie démocratique. Je crois que ce serait une très mauvaise description. Je parle au contraire d’une agitation dans tous les sens mais dont tout le problème est qu’on ne sait pas où elle nous mène et que personne n’a les moyens de la maîtriser. C’est une drôle de démocratie.

Mais vous parlez quand même de vide. Malgré les réformes ?

Non, entendons-nous sur les mots. Le vide dont il s’agit n’est pas le fait de « on ne sait pas de quoi parler ». Les sujets de mécontentement, de contestation et de réclamation ne manquent pas. Le vide c’est celui de la manière d’aller quelque part en connaissance de cause. Nous sommes dans un règne de l’intérêt particulier légitime. Tout le monde cherche à se faire entendre et à juste titre mais au milieu de tout cela rien comme un projet collectif ne se dessine et rien comme une espèce de pouvoir ensemble, qui est l’aspiration de la démocratie, ne prend corps. C’est là le vide.

Quelle est la singularité de cette crise de la démocratie que nous vivons actuellement ?

Sa grande particularité c’est d’être une crise de succès. Ça existe aussi. On sait bien que des gens qui ont réussi tout d’un coup dévissent, comme on dit, parce qu’ils ont atteint leurs objectifs et se retrouvent dans un sentiment de vide existentiel. Il y a beaucoup de ça dans la situation morale de nos démocraties. Elles ont connu une première grande crise qui a culminé dans les années 1930 avec les contestations radicales à l’extrême droite et à l’extrême gauche – les contestations révolutionnaires de la démocratie. Nous sommes sortis de cette phase historique mais en même temps cette nouvelle phase historique se traduit par le sentiment que nous n’avons plus d’avenir commun que nous pourrions nous représenter. Nous n’avons aucun pouvoir sur notre avenir.

Mais Marcel Gauchet, dans les années soixante-dix on avait l’impression d’avoir trouvé l’équilibre parfait. Aujourd’hui, on a le sentiment de frustration, de dépossession, que tout s’effiloche comme ça. Pourquoi avons-nous perdu cet équilibre ?

Par une série de facteurs compliqués. La ligne de force principale c’est évidemment la globalisation économique qui s’est insinuée à partir de ce moment-là et qui a remis en question le pouvoir de décision collectif à l’intérieur de chaque État ou de chaque nation. Mais je crois qu’il ne faut pas se contenter d’une explication par l’économie, si importante qu’elle soit. Il y a quelque chose qui touche la manière même dont nous concevons le fonctionnement de nos régimes et qui tient, au fond, à une conquête, que nous avons tous fait, d’une immense liberté individuelle, de droits pour chacun des individus qui composent nos sociétés. C’est un progrès admirable mais nous n’en avons pas l’usage et c’est bien cela qui, au plus profond d’ailleurs, nous voue au règne de l’économie. Je crois que nous pouvons le montrer. En tout cas, ce qu’on aperçoit sans peine c’est comment, au milieu du droit de tous, pour finir, il n’y a plus de pouvoir pour personne.

Pour une VI° République ?

LA SCÈNE DU BALCON

CYCLE « RENCONTRES CITOYENNES »

POUR UNE VI° RÉPUBLIQUE ?

Mairie du 2°arrondissement de Paris 8, rue de la Banque 75002 Paris

invité Marcel GAUCHET

discussion animée par Alexandre WONG

Instaurée par le Général de Gaulle pour répondre au conflit algérien, la Ve République a perdu au cours de son histoire sa raison d’être : la cohabitation, la réduction du mandat présidentiel, la désacralisation de la fonction présidentielle après l’affaire du financement occulte des partis politiques ont altéré la Constitution du 4 octobre 1958. Une révision constitutionnelle en faveur d’une revivification de la démocratie parlementaire a été envisagée par les candidats de gauche aux élections présidentielles de 2007 ; une réforme des institutions qui légitimerait une présidentialisation du régime est actuellement mise en oeuvre par le président de la République. La restauration de la IVe République, le retour aux origines la Ve République sont les solutions proposées pour repenser la démocratie.

DÉBAT-RENCONTRE/ ENTREE LIBRE ET GRATUITE. réservation impérative au 01.42.96.34.98 ou par mail : retournez nous ce courriel en indiquant votre nom et le nombre de place(s) que vous souhaitez.

La jeunesse normande de Marcel Gauchet

Ouest France, 17/01/2008

Le philosophe Marcel Gauchet, originaire de la Manche, était l’invité de «La Pensée en question» le jeudi 17 janvier à Alençon. Il évoque ici sa jeunesse normande.

Vous êtes issu d’un milieu modeste : votre père était cantonnier et votre mère couturière. Quelles valeurs, quelle éducation vous ont-ils transmis ?

Marcel Gauchet : Les valeurs traditionnelles de la civilisation villageoise, colorées chez ma mère par le rigorisme catholique, le travail d’abord, la fidélité à la parole donnée, la discrétion, le quant à soi. Avec le recul, je suis pétri d’admiration pour le courage et l’abnégation qui étaient ceux de ces gens, pas seulement mes parents, mais les autres alentour.

L’École normale d’instituteurs à Saint-Lô, une formation de professeur des collèges, est-ce la période où vous forgez vos premières convictions ?

L’École normale d’instituteurs était un milieu humain privilégié par l’ouverture sur la société, le métier, le syndicalisme. C’est là que j’ai découvert cette chose qui n’existait absolument pas dans mon village : la politique. Nous étions à la fin de la guerre d’Algérie. J’ai été jeté dans le bain. Je dois dire que je n’ai guère varié depuis sur quelques convictions fondamentales.

Par exemple ?

La première fois de ma vie que j’ai vu des communistes en chair et en os, dans une réunion syndicale, je suis devenu anticommuniste, tellement j’ai été horrifié par leurs manoeuvres. J’ai compris d’un seul coup ce que voulait dire démocratie. J’avais un sentiment progressiste fort, la révolte de la jeunesse, un tempérament radical, mais en même temps j’ai toujours été retenu par l’allergie à l’autoritarisme militant et le refus d’imposer quoi que ce soit. Je me suis découvert en un mot radicalement démocrate. Je le suis resté…

Ces années-là sont aussi celles de Mai 68. Comment les avez-vous vécues ?

Mai 68, pour moi, c’est la mise en action de la démocratie radicale. Je me suis formé dans la mouvance d’extrême gauche qu’on peut dire « conseilliste », qui cherchait une alternative au communisme stalinien. Et voici que tout d’un coup ce désir de prendre ses affaires en main se répand dans toute la société ! C’était fabuleux ! Tout le monde se sentant le droit de discuter de tout ce qui le concerne, c’était la preuve que nous ne rêvions pas tout éveillés. Je garde de 68 le souvenir d’un moment de rare bonheur collectif où même la violence n’était somme toute pas méchante et joyeuse. L’illusion était bien sûr de croire qu’un moment d’exception peut devenir la règle. Il n’empêche, il a montré qu’on pouvait être bien en société.

Avez-vous gardé des contacts particuliers avec la Normandie ?

Non. J’y ai quelques membres de ma famille, c’est tout. Je vous avoue que je n’ai pas la fibre du patriotisme local.

Propos recueillis par Vincent Cotinat.

Pratique. Marcel Gauchet à « La Pensée en question », jeudi 17 janvier 2008, à 20 h 30, à la halle aux Toiles à Alençon. Renseignements au 02 33 32 40 00. Entrée gratuite.

Les droits de l’homme paralysent la démocratie

Libération, 16/02/2008
Un dossier de Libération sur la démocratie et ces intellectuels qui la remettent en cause. Slavoj Žižek recommande la "violence populaire" afin que les classes défavorisées puissent se faire entendre. Quant à Alain Badiou, il en revient à la nécessité d'une "dictature du prolétariat". Pour Marcel Gauchet, la sacralisation des libertés nuit à la collectivité. Interview.

Vous semblez partager le constat de Žižek d’une crise de la démocratie en général et de ses fondements juridiques en particulier : les droits de l’homme.

Marcel Gauchet : Oui, il y a une crise de la démocratie, une crise profonde. Mais, contrairement à Slavoj Žižek, je ne parlerais pas d’une crise des fondements de la démocratie que sont les droits de l’homme. Tout au contraire, ceux-ci se portent si bien qu’ils sont en train de mettre en péril ce dont ils sont supposés être le socle. C’est la poussée ininterrompue et généralisée des droits individuels qui déstabilisent l’édifice. La crise actuelle a ceci d’extraordinaire qu’elle résulte d’une prise de pouvoir par les fondements : à être invoqués sans cesse, les droits de l’homme finissent par paralyser la démocratie. Si la démocratie peut être définie comme le pouvoir d’une collectivité de se gouverner elle-même, la sacralisation des libertés des membres de la dite collectivité a pour effet de vider ce pouvoir de sa substance.

Est-ce une crise sans précédent?

On peut la comparer à la crise que connurent les démocraties parlementaires européennes au début du XXe siècle et qui ne s’est vraiment résorbée qu’avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux crises ont en commun une affirmation forte des principes démocratiques. C’est pourquoi je parle de "crise de croissance". Mais, en 1900, l’ordre du jour, c’est l’entrée des masses en politique, la question sociale, la revendication de tirer toutes les conséquences du suffrage universel. Dans les années 2000, à l’opposé, le problème, c’est le triomphe des droits individuels et l’éclipse des collectifs, qu’il s’agisse des masses, des classes ou des nations.

On a l’impression que, pour vous, la démocratie est l’horizon indépassable de l’humanité.

La démocratie n’est peut-être pas l’horizon indépassable de l’humanité - ce serait bien présomptueux de le dire - mais elle est certainement celui de la séquence historique à laquelle nous appartenons. Le travail démocratique à l’œuvre dans nos sociétés vient de très loin, s’inscrit dans un processus extrêmement puissant, engagé depuis au moins cinq siècles. La sortie de la religion, qui constitue le cœur de cette révolution moderne, se poursuit. Je ne vois pas ce qui serait en train d’ introduire une direction nouvelle. Je dirais même que les choses se sont clarifiées. Il y a quarante ans - en Mai 68 - on pouvait raisonnablement se demander si l’horizon du monde était le socialisme (démocratique ou non) ou la démocratie (sociale ou non). La marche des événements nous a apporté la réponse : c’est la démocratie. Aujourd’hui, l’enjeu est d’inscrire le socialisme (j’emploie le terme «socialisme» dans son sens philosophique) dans la démocratie, non l’inverse.

Certains voient dans la réhabilitation de la violence révolutionnaire par Žižek ou dans le succès d’Alain Badiou qui défend «l’hypothèse communiste» une menace pour la démocratie. Est-ce votre analyse ?

Je ne vis pas dans la peur, car, outre que l’âge des totalitarismes me semble derrière nous, ces propositions m’apparaissent surtout comme tragiquement irréelles. Elles témoignent de la décomposition de l’intelligence politique de la gauche extrême. Celle-ci semble n’avoir plus à se mettre sous la dent que des postures simplistes et narcissiques de radicalité qui ne coûtent pas cher puisqu’elles sont dans le vide. Je suppose que, psychologiquement, elles font du bien à ceux qui s’y rallient, mais, politiquement, elles ne pèsent rien, ne dérangent personne et surtout pas le pouvoir auquel elles sont supposées lancer un défi. On pourrait même dire qu’une part de ce succès tient à ce qu’il s’inscrit parfaitement dans la stratégie de communication de Sarkozy : ouverture à gauche pour couper l’herbe sous le pied au PS vers le centre gauche ; et promotion de l’extrême gauche, avec Besancenot tous les soirs à la télévision. Le but étant de pouvoir dire : «entre l’extrême gauche et nous, il n’y a rien

Néanmoins, le débat sur la démocratie est bel et bien ouvert.

Tant mieux ! On peut facilement s’entendre sur le constat de départ : la crise de la démocratie est une crise d’impuissance. A cela, l’analyse de Žižek est classique : c’est la faute au capitalisme. Mon explication est différente. Le règne du néolibéralisme n’est pas la cause, mais l’effet d’une transformation plus profonde dont l’explosion des droits individuels est la manifestation centrale. Le modèle du marché doit son poids croissant à la déliaison généralisée des acteurs. C’est bien pourquoi il envahit aussi la politique. Le problème, dans ces conditions, n’est pas d’abolir le capitalisme (comment ?), il est de trouver des prises sur la société telle qu’elle est dans son ensemble, au-delà de l’économie. Prenez l’Education nationale : ce n’est pas la mondialisation qui est responsable de ses difficultés. Leur solution est à notre portée, dans le cadre national. Encore faut-il se donner la peine de l’analyser.

Les démocraties sont nées de révolutions. Pourquoi ne pourrait-on pas parler de révolution aujourd’hui ?

Quel en serait l’agent politique ? Entre la bourgeoisie et la noblesse, l’affrontement était clair. Entre les prolétaires et les capitalistes aussi. Aujourd’hui, l’idée de révolution est une pétition de principe qui n’a pas l’ombre d’un ancrage social. J’ai beaucoup lu Marx et je le lis encore - et je l’enseigne. Ce qu’il m’a appris, c’est qu’une «hypothèse», pour reprendre le mot d’Alain Badiou, n’a d’intérêt que si elle a les moyens de sa réalisation. Brandir le mot de communisme comme une espèce de surmoi sans base, c’est faire du bruit avec la bouche pour impressionner les gogos.

Propos recueillis par Éric Aeschimann.

La démocratie est malade de l'individualisme

Nice Matin, 16/12/2007

S'il n'est pas connu du grand public, Marcel Gauchet - père de l'expression « fracture sociale» - est au cœur de la réflexion sur le XXe siècle et le fait démocratique, qui nous concerne tous. Dans un brillant essai (1), l'historien et philosophe, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue « Le Débat », étudie la longue marche, les avancées mais aussi les paralysies et le mal-être de la démocratie moderne. Un regard nouveau sur un phénomène de perte de confiance né dans les années 70 et un constat plutôt pessimiste sur les contradictions d'un système où la place du politique est essentielle, qui a tous les atouts à l'heure de la mondialisation mais semble jouer contre lui-même.

Vous évoquez une crise de la démocratie moderne. On pensait, au temps des « Trente Glorieuses », qu'elle était l'équilibre idéal pour nos sociétés et vous dites qu'elle est minée de l'intérieur. Que lui arrive-t-il ?

Marcel Gauchet : La démocratie vit une crise de croissance paradoxale. Ce n'est ni sa fin ni sa décomposition mais elle est en difficulté alors qu'on assiste à un phénomène inimaginable il y a vingt-cinq ans : l'émergence de la « planète démocratique ». Quelles que soient ses problèmes d'application, ce principe gagne du terrain partout dans le monde. Mais « la démocratie contre elle-même » dont je parle est le coeur du phénomène. Elle se perfectionne sans cesse, rien ne lui résiste mais elle est comme frappée d'anémie. Elle se consume de l'intérieur.

Quand débute cette crise ?

Il y en a eu deux. 1900, premier triomphe en Europe de l'idée démocratique avec le suffrage universel mais d'immenses difficultés. L'apocalypse des totalitarismes, dans les années 30, cache l'extraordinaire réussite des années 1945-1975, qu'on réduit un peu vite à un miracle économique alors qu'il est, aussi, politique. C'est la stabilisation des démocraties. La deuxième, autour de 1975, année de la Conférence d'Helsinki sur la notion de droits de l'homme, survient alors que le principe démocratique progresse dans la société française.

Vingt ans après votre essai sur « Le désenchantement du monde », votre examen semble bien pessimiste. La démocratie est-elle un grand corps malade ?

Je ne vois pas de solution à court terme. Le mal, c'est notre individualisme ! Ce privilège des libertés qui nous fait oublier le passé. Il n'y a plus de socle. Les jeunes se sentent menacés par le vide, l'insignifiance. La société produit des êtres en profond malaise qui ne savent pas qui ils sont. Cette question de l'identité est centrale et le mauvais état de notre système d'enseignement est une expression de ce trouble moral. Le passé n'ayant plus ni valeur ni autorité, compromet la transmission même du savoir : « Pourquoi s'intéresser aux oeuvres de vieux mâles, blancs et morts » ? On ne se rend pas compte que nous sommes redevables des chapitres précédents de l'histoire de la démocratie.

Vous dites que les démocraties sont dans un processus de « sortie de la religion ».Qu'est-ce que cela signifie ?

On oublie le passé religieux qui a structuré notre société. Il ne s'agit pas de la fin de la croyance mais de ce que la religion garantissait à la démocratie : un ordre établi, puissant, structuré. Son affaissement nous laisse dans une incertitude profonde. On doit reconstruire artificiellement ce qu'on avait sous la main, comme on est contraints, en écologie, à reconstituer des ressources naturelles à notre portée - l'eau par exemple - que nous dilapidons.

Et pendant ce temps, dans d'autres parties du monde, les fanatismes religieux prospèrent...

La montée de ces extrêmismes est évidemment un danger mais l'irruption par effraction de notre modernité occidentale, matérielle, capitaliste, dans des sociétés souvent traditionnelles et coutumières déstabilise les modes de pensée. Ce choc culturel justifie bien des réactions identitaires. Sur ce plan, les Américains n'ont rien compris. Ce que notre démocratie exporte - sa modernité - c'est un peu comme l'offre de la mafia. Une proposition qu'on ne peut pas refuser et qui change radicalement votre vie. La première mondialisation, impérialiste, imposait son pouvoir sans ménagements. Aujourd'hui, les rapports de force ont changé mais nos démocraties n'ont pas de réflexion stratégique à long terme pour définir leur place dans le monde. Sinon gagner des parts de marché !

Pourquoi dites-vous que la vénération de la politique des droits de l'homme révèle l'affaiblissement démocratique?

La notion fondamentale est la relance de l'individualisme. Sa traduction juridique, le principe des droits de l'homme, devient le centre de la vie politique. Cela facilite les libertés individuelles mais compromet le civisme et fragilise le pouvoir dans une société.

Critiquer les droits de l'homme dans une démocratie, c'est plutôt surprenant !

Ils ne doivent pas être un guide intouchable. La démocratie est la transformation du désir de chacun dans le pouvoir de tous, mais sacraliser les libertés individuelles remet tout en question. Pour les jeunes générations, démocratie veut simplement dire libertés personnelles. Elles s'étonnent ensuite qu'il n'y ait plus de pouvoir pour personne! Individualisme et dépolitisation contribuent au malaise moral d'une société incapable d'entreprendre collectivement. Au XXe siècle, nous avons fait l'expérience atroce du totalitarisme. Nous en sommes sortis, mais pour tomber dans l'illusion symétrique inverse : du moment que nous avons la liberté, tout est réglé. Erreur !

Inégalités, dangers sociaux, exclusion, appauvrissement, notamment des classes moyennes, loi du marché, perversion du libéralisme... autant de menaces pour la démocratie ?

Ces maux peuvent être parfaitement résolus. Le principal handicap c'est la paresse d'esprit. Notre société est « paresseuse » non parce qu'elle refuse l'effort, le travail, mais parce qu'elle croit que les problèmes se règleront seuls, tout en pensant qu'il n'y a pas de « pilote dans l'avion ».

Vous évoquez « la puissance de création et l'incapacité à se gouverner » du libéralisme. Est-il en cause ?

On a l'impression que la démocratie se dilue dans le libéralisme et on ne peut guère espérer que le grand marché, notamment en Europe, règlera nos problèmes. La question est de savoir quel est l'usage que nous en faisons et il semble qu'il soit mauvais. On croit que le libéralisme, ce principe de liberté régulé par le marché et le droit, suffit à faire fonctionner une société satisfaisante, où l'on choisit ensemble. Mais il manque la volonté politique. Dommage, car nous sommes tous libéraux, que nous le voulions ou non, et nous avons beaucoup de leçons à recevoir du libéralisme des Etats-Unis, malgré le malentendu permanent à ce propos. Les Européens sont des provinciaux qui se soucient peu de ce qui se passe ailleurs.

Quel peut être le rôle de l'Etat-nation dans la mondialisation, notamment face au pouvoir économique ?

Voilà un problème très français! Un Suédois, dont le pays est le plus ouvert de toutes les économies européennes mais qui conserve un modèle d'état social, serait étonné de la question. On ne demande plus à l'Etat de nous dire ce qu'on doit faire mais il doit remplir un rôle de médiation. Dans la mondialisation, il y aura, à terme, un puzzle démocratique avec de multiples modèles. Les Etats-nations y ont toute leur place.

Jacques Attali prédit, au contraire, un monde sans Etats en 2050 !

Si on écoute cette prédiction, ce monde sera invivable et le capitalisme, qui a besoin de paix, de sécurité, de droit, d'un cadre collectif, donc d'Etat pour fonctionner, s'autodétruirait.

Quelle «note démocratique» donneriez-vous à la France aujourd'hui ?

Je mettrais «assez bien», disons 12/20 ! On doit accorder à Sarkozy d'avoir compris la profondeur de la demande des citoyens, après une ère Chirac de démission et d'immobilisme. L'affaire remonte au Mitterrand de 1983 : on ne dit pas la vérité et on utilise l'Europe pour faire passer la pilule. Vingt-cinq ans de politique de l'autruche ! Sarkozy nous indique que ça ne peut plus durer. Il a compris que les Français croyaient encore dans la politique. Seulement, il n'a pas pris la mesure des problèmes auxquels il s'attaque. Il est, pour l'instant, dans des réformes de rattrapage. Le risque est grand qu'il se limite à de la gesticulation, de la communication, une sorte d'incohérence dans l'urgence, d'improvisation, d'effet d'annonce. On ne sent pas une réflexion ou une stratégie pour la France. Il manque l'inscription dans le temps. Mais on est dans un moment intéressant de démocratie.

Le retour de folies totalitaires est-il possible en Europe ?

Non, heureusement. Ce qui menace plutôt nos sociétés c'est l'éparpillement, le chaos de fonctionnement. Dans « Le Nouveau monde », j'évoquerai la mondialisation sous tous ses aspects et l'interpénétration des modèles américain et européen, qui est la grande nouveauté, avec la prise en compte de la diversité démocratique du monde. Et sur ce long terme, je suis plus optimiste.

Propos recueillis par Jacques Gantié.

(1) L'Avènement de la démocratie. 2 vol. parus chez Gallimard : La Révolution moderne et La crise du libéralisme. Deux autres seront consacrés, en 2008 et 2009, aux totalitarismes au XXe siècle et à la victoire de la démocratie.

Un civisme chrétien est à inventer

La Croix, 04/01/2008

Dans une histoire philosophique dont les deux premiers volumes viennent de paraître, Marcel Gauchet analyse l'avènement de la démocratie. Pour La Croix, il commente la nouvelle légitimité des religions.

Vous venez de faire paraître les deux premiers tomes d'une vaste généalogie de la démocratie. L'histoire est-elle devenue le seul moyen de comprendre où nous en sommes?

Marcel Gauchet : Mon projet est, pour une part, polémique. Il s'inscrit tout droit en faux contre ce qui me semble être l'illusion de notre société : croire que le présent se suffirait à lui-même, comme si l'accomplissement de la démocratie dans son visage actuel fournissait une sorte de clé universelle. Cette grande illusion présentiste nous égare complètement, car il n'y a pas d'éternité démocratique. Il fallait donc reconstituer le mouvement de la démocratie et essayer de saisir, au travers de ce parcours historique, ce qui est l'énigme et la grande angoisse du devenir des sociétés européennes.

Vous arrivez à la conclusion que la démocratie est un « régime mixte » qui unit trois dimensions : le politique, le juridique et l'historique. Comment êtes-vous arrivé à cette triade ?

Je voulais parvenir à formuler un concept plus satisfaisant de la démocratie. Je suis arrivé à la définition suivante : la démocratie est la mise en forme politique de l'autonomie. Derrière cela, il y a l'idée que la démocratie est un phénomène global, une manière d'être de l'humanité qui va bien au-delà d'un système de règles institutionnelles. Cette matérialisation de l'autonomie a mis cinq siècles à se mettre en place. Elle a emprunté trois vecteurs successifs : le politique, le droit, l'histoire. Le politique, avec l'émergence d'un nouveau type de pouvoir qui émane « d'en bas ». Le juridique avec l'invention d'un nouveau type de lien entre les individus sous la forme des droits de l'homme. L'histoire, avec le renversement de l'organisation temporelle de nos sociétés, qui, autrefois orientées vers le passé, se projettent désormais dans l'avenir. L'histoire de la modernité est l'histoire du déploiement successif et de la conjugaison progressive de ces trois vecteurs de l'autonomie. Elle montre le caractère extraordinairement général de la transformation née du « désenchantement du monde », de la sortie de la religion.

Vous parlez d'une « crise de croissance » de la démocratie pour qualifier notre situation présente. Quels en sont les symptômes ?

Je suis convaincu, à tort ou à raison, que nous avons connu dans les années 1970 une inflexion majeure du cours de l'histoire occidentale qui, littéralement, nous fait entrer dans un nouveau monde. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés démocratiques libérales ont trouvé la recette d'une nouvelle forme d'unité des communautés humaines : une unité dans la liberté, à l'inverse des totalitarismes. À l'intérieur de ce cadre structuré, organisé, sécurisé, la liberté va connaître, à partir des années 1970, un essor sans précédent. La réussite politique des démocraties crée les conditions à la fois de l'extension des libertés individuelles, de l'émancipation des sociétés civiles et d'un fonctionnement automatique de l'économie sans équivalent depuis l'émergence du capitalisme industriel. Mais en parallèle, la démocratie connaît un trouble d'identité sérieux, car nous sommes dans un monde qui, par son fonctionnement même, exclut la possibilité de se gouverner. C'est le grand désarroi de nos démocraties : nous sommes devenus incomparablement libres, mais nous n'avons pas d'usage de cette liberté. Pour répondre à cette crise, l'articulation synthétique entre le politique, le juridique et l'historique est à refaire.

Cette période se caractérise aussi comme une étape supplémentaire, peut-être ultime dites-vous, dans la sortie de la religion...

Cette période achève de dissoudre tout ce qui fonctionnait comme des restes de la structuration religieuse, les restes de tradition, de hiérarchie, aussi bien dans les partis politiques que dans la vie familiale... Du point de vue religieux, elle se marque par la disparition de la civilisation paroissiale et du christianisme sociologique, un christianisme peu habité par la foi, mais qui était puissamment organisateur de la vie collective.

Mais nous sommes autant dans un moment d'invention religieuse que de sortie de la religion. Ce que l'on voit naître, c'est un nouveau christianisme basé sur la foi des individus. C'est un christianisme du « nouveau monde » qui n'est plus un christianisme sociologique, mais qui repose sur l'adhésion personnelle. Ce n'est plus le christianisme qui organise la société, ce sont les chrétiens qui s'organisent en société, par adhésion volontaire. Cela change tout !

Dans ce nouvel âge de la démocratie, le christianisme peut-il conserver un rôle politique?

Nous sommes encore dans un moment de transition, spécialement en France où le catholicisme a revendiqué très longtemps une sorte de position privilégiée dans la définition de l'ordre collectif. Mais à partir du moment où les chrétiens sont « dans la démocratie », où ils n'ont plus la prétention de détenir le dernier mot sur l'ordre de la vie collective, une carrière considérable leur est ouverte dans la manifestation des valeurs et des options qui leur paraissent bonnes pour la vie dans la cité. Non seulement la religion n'est pas vouée à disparaître en tant que croyance, système de pensée, ordre de sens, mais elle trouve dans ce paysage une légitimité considérable, y compris aux yeux de ceux qui ne croient pas ! C'est une chose dont l'institution n'a pas encore pris la mesure. Son réflexe, devant la débandade des troupes et la désorganisation d'une civilisation millénaire, c'est le repli identitaire. Ce souci de garder le contrôle des troupes est compréhensible, mais il repose sur une erreur de diagnostic.

Selon quelle forme peut se faire cette participation politique ?

L'articulation des chrétiens au politique bute sur une grande difficulté. Pour la dépasser, les chrétiens ont à faire un choix crucial. S'ils s'en tiennent à un témoignage au nom de valeurs supérieures - qu'ils partagent d'ailleurs avec beaucoup d'autres qui ne sont pas chrétiens -, leur voix risque de se dissoudre dans un discours bien-pensant, sympathique, mais sans aucune spécificité. Le véritable enjeu, c'est l'invention d'un civisme chrétien, qui n'a jamais vraiment existé dans le catholicisme en Occident. Il est trop facile de se réclamer des valeurs, en disant aux gouvernants : « Débrouillez-vous, nous, on se contente de protester ! » Pour la première fois véritablement, les chrétiens se trouvent dans la position d'exercer la responsabilité politique. La réforme de l'entendement qui leur est demandée est considérable, mais elle leur assure d'une place tout à fait éminente dans la démocratie, et d'alliés très inattendus.

En raison de son rapport à l'histoire et à la personne humaine, le christianisme n'est-il pas particulièrement apte à vivre dans ce nouvel âge de la démocratie ?

Je souscris entièrement à cette proposition, non comme théologien mais comme historien. Je crois qu'il y a bien une affinité particulière du christianisme et du processus que nous sommes en train de vivre. Les accointances du christianisme avec le monde moderne me semblent devenir de plus en plus évidentes.

Propos recueillis par Élodie Maurot.

Rendez-vous à Strasbourg

Mardi 26 février. 17h30

A la librairie Kleber. Conversation avec Marcel Gauchet qui présentera son livre : L’Avènement de la démocratie (2 vol./ Gallimard).

Librairie Kleber 1, Rue des Francs Bourgeois - 67000 Strasbourg (FRANCE) Tel : 03 88 15 78 88 - Fax : 03 88 15 78 80

Les Siècles de la démocratie

Avec ses outils de philosophe, Marcel Gauchet décrypte dans une grande synthèse la marche de l’Occident vers la démocratie.

L’ambition de Marcel Gauchet en impose : ramasser en quatre volumes, dont les deux premiers viennent de paraître, la généalogie de la démocratie depuis les premiers ébranlements en Europe de l’ordre ancien structuré par la religion.

La thèse est qu’on ne peut rien comprendre à notre époque et à ses crises si l’on ne part pas de la « révolution moderne » qui a entamé ce qu’il appelle la « sortie de la religion » et le passage d’une société hétéronome à une société autonome. A la fin du Moyen Age, la société occidentale est hétéronome, c’est-à-dire unifiée par des croyances communes et un pouvoir médiateur entre elle et Dieu. Une société hiérarchique qui rencontre sa raison d’être dans la tradition : le passé commande les hommes. Or cette structuration religieuse est remise en cause progressivement par les épisodes successifs de la révolution moderne : la Réforme, le surgissement de l’État (l’État de droit divin lui-même, démontre l’auteur, est un moment de l’émancipation par rapport au Ciel), la révolution anglaise, la Révolution française...

Un compromis est trouvé au XIXe siècle entre la tradition et la modernité, un compromis qui caractérise le moment libéral-bourgeois autour de 1860. Ce temps du libéralisme connaît son âge d’or vers 1900. Mais sa crise est déjà entamée, c’est l’objet du deuxième tome de cet ouvrage qui en inventorie les multiples aspects, et en décèle les premiers symptômes dans l’œuvre de Nietzsche.

« En pratique, la liberté dissocie, divise, sépare, oppose. Elle délie et disperse les individus ; elle démultiplie les travaux et les rend étrangers les uns aux autres. Pis, elle désolidarise les classes et les jette les unes contre les autres... » La foi dans la Science, le Peuple et le Progrès est sapée. L’entrée brutale des masses dans l’histoire ébranle le régime parlementaire, incapable de les représenter. Le développement de l’industrie et du capitalisme encourage un mouvement ouvrier dans la quête révolutionnaire. Le vieux monde rural est remis en question, et l’« américanisme » conquérant coupe la société de son propre passé. L’ordre libéral est menacé à ses deux extrêmes : par les courants réactionnaires qui entonnent le refrain de la décadence et ressuscitent la nostalgie du passé entée désormais sur la nation, et, à l’autre bout, par la promesse révolutionnaire.

L’édifice libéral n’a pas encore sombré ; il a dorénavant pour cadre l’État-nation qui a remplacé l’ancienne unité enracinée dans la croyance, mais il est débordé. La précarité de ce monde « à tant d’égards triomphant » est manifeste. Peut-être aurait-il pu connaître une maturation tranquille, mais le cataclysme de la guerre le lui interdira.

Cet ouvrage n’est pas d’un historien mais d’un philosophe politique. Les scansions du temps sont moins celles des événements ou des hommes politiques que des oeuvres philosophiques, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Hegel, Marx, ou Nietzsche... C’est aussi pour cela qu’il peut éclairer en profondeur notre mystérieux mal du siècle par une investigation pénétrante de la longue durée, et ouvrir des perspectives renouvelées en faisant bouger les chronologies habituelles. Une lecture qui demande un effort d’attention soutenue, mais, au bout du compte, une vraie récompense.

L'Histoire, n°328, février 2008

Une histoire philosophique de la démocratie au vingtième siècle

Rencontre avec Marcel Gauchet à l'occasion de
la parution de L'avènement de la démocratie.

L’avènement de la démocratie est-il un prolongement du Désenchantement du monde ?

Marcel Gauchet : L’avènement de la démocratie est ce qui succède au Désenchantement du monde. Dans Le Désenchantement du monde j’ai essayé de proposer un modèle général de l’histoire humaine - pour parler ambitieusement - donnant sens à la trajectoire occidentale dans ce qu’elle a de particulier. L’avènement de la démocratie prend le problème par l’autre bout en essayant de comprendre le mécanisme qui a engendré l’univers démocratique au milieu duquel nous vivons en fonction de la sortie de la religion dont j’avais mis le principe en évidence dans l’ouvrage précédent.

A quoi correspond le découpage en quatre volumes ?

L’avènement de la démocratie est centré pour l’essentiel sur une histoire du vingtième siècle dont je propose une périodisation. Le premier volume ne fait pas partie, à proprement parler, de l’entreprise au sens strict : une histoire philosophique de la démocratie au vingtième siècle. Il représente un prologue qui me permet de mettre en perspective ce qui nous est arrivé au vingtième siècle en repartant de ce que classiquement on considère comme le début des Temps modernes, la Renaissance, disons 1500 pour prendre une date ronde. Donc, j’essaye de dégager les composantes de la « révolution moderne ». De quels éléments est fait le monde désenchanté ?

Le deuxième volume, lui, entre dans le vif du sujet – l’histoire du vingtième siècle – en proposant un regard un peu décalé par rapport à l’habitude. Les historiens insistent maintenant depuis peu tellement sur la coupure de 1914, pour parler d’un « court vingtième siècle », qu’ils négligent un peu, à mon sens, le caractère matriciel de ce qui s’est joué avant dans la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle. C’est le volume qui s’intitule La crise du libéralisme qui me semble être la matrice de tout ce qui s’est passé au vingtième siècle.

Le troisième volume envisagera la période 1914-1974 c’est-à-dire ce moment paroxystique du vingtième siècle qui a vu d’un côté la guerre, les totalitarismes des années trente mais aussi ce miracle dans l’histoire des démocraties qu’est l’après-1945. Les Trente Glorieuses, qui courent jusqu’en 1974, ont vu la consolidation définitive de ce régime dont on avait pu croire un moment qu’il était voué à la destruction face aux dictatures d’extrême droite ou d’extrême gauche.

Le quatrième volume, qui s’appellera Le Nouveau monde, est consacré à la grande bifurcation de l’histoire qui s’est jouée depuis ce qu’on appelle la crise dont la date de 1974 permet un repérage conventionnel mais commode. Qu’est-ce que c’est que cet univers qui voit le retour d’un néolibéralisme à l’intérieur de la mondialisation ? Comment comprendre cet épisode à l’intérieur d’une histoire de la démocratie ?

Peut-on vraiment parler de « LA » démocratie sur une longue période?

Oui, on peut parler de « LA » démocratie. Tout l’effort de ces livres est pour montrer et justifier ce terme comme le terme englobant qui permet de comprendre l’ensemble des manifestations de la modernité sortie de la religion. C’est dans ce sens là qu’il faut comprendre la démocratie et pas simplement comme un mécanisme institutionnel ou tout simplement le suffrage universel. C’est la démocratie comme la notion englobante qui permet de comprendre la modernité à partir du politique.

Comment envisagez-vous l’évolution de la démocratie ?

La démocratie a connu une première grande crise qui, précisément, commence au moment où elle s’installe comme démocratie de masse à la fin du dix-neuvième siècle. L’histoire du vingtième siècle a été, pour l’essentiel, le parcours de cette crise et son dépassement. Je crois que nous sommes entrés depuis ce milieu des années soixante-dix, qui représente vraiment une inflexion très forte dans l’histoire de la démocratie, dans un deuxième grand cycle de crise de la démocratie. Précisément, tout le sens de mon entreprise est pour essayer de comprendre cette seconde crise de la démocratie à la lumière de ce que nous savons de certain sur la première. Je ne veux pas du tout dire que nous sommes engagés dans la répétition de la même crise. Justement, la seconde crise est complètement différente de la première. Mais du moins, cette première crise nous donne les éléments de compréhension des mécanismes fondamentaux de formation de la démocratie qui ont pu précipiter cette seconde crise et par-là même nous donner une petite idée de ce que pourrait être à la fois le temps, les voies, les moyens d’un dépassement de cette crise dans laquelle nous ne sommes encore qu’en train de nous enfoncer.