Propos recueillis par Elisabeth Lévy
Au début de l’année 2004 , Jean-christophe Rufin, Goncourt 2001 avec Rouge Brésil, change de registre et publie Globalia (Gallimard), un roman d’anticipation sur ce que pourrait être le monde après une mondialisation extrême. Une réflexion qui repose sur deux idées principales : d'abord, imaginer l'évolution possible des rapports Nord-Sud, sujet que je connais assez bien puisque, par profession, je voyage entre pays riches et pays pauvres. Ensuite, explorer l'inattendu des démocraties, qui, après avoir triomphé dans les années 1990, commencent à révéler de plus en plus un caractère sinon totalitaire, du moins pas si paradisiaque qu'on le prétend. Dans cet entretien, Marcel Gauchet commente le roman de Jean-Christophe Rufin.
LE POINT : Que nous dit Globalia, cet effrayant « Empire du bien » imaginé par Rufin, des tendances de la démocratie à l'heure de la mondialisation ?
MARCEL GAUCHET : Rufin dresse un portrait du présent par sa projection dans le futur et c'est ce qui est remarquable. Cela réconcilie avec une littérature capable de dire ce qu'on ne pourrait exprimer que dans un langage abstrait et complexe, si on voulait le théoriser. Il s'agit du monde du droit, disons des droits de l'homme, projeté en ordre total de la société. Cela devient un régime. Cette tyrannie exercée au nom de la différence, du respect des identités, des droits de chacun, de la liberté d'expression est l'un des pires cauchemars. C'est très parlant dans un roman, je parlerais plutôt de conte philosophique. Imaginez, à notre échelle, une prise du pouvoir par une combinaison des Communautés européennes, de nos braves militants associatifs du Conseil d'Etat, de la fraction moderniste et maternante du Parti socialiste et des patrons de la défunte Fondation Saint-Simon. Et vous êtes à Globalia.
L. P. : Le tout se produisant dans un monde dominé par une seule idéologie. D'ailleurs, dès 1990, Rufin avait, mais dans un essai, diagnostiqué l'émergence d'une « Dictature libérale ».
M. G. : A la différence d'un essayiste, le romancier est obligé de faire vivre un monde complet. Le plus frappant, c'est ce qu'y deviennent les corps, les âges, les relations entre parents et enfants. La valeur suprême, c'est de rester perpétuellement jeune tout en étant vieux. A Globalia, on devient jeune en vieillissant. Le droit fondamental est le droit à la longévité. Les vieux sont appelés les personnes de grand avenir, tandis que les enfants ne présentent plus aucun intérêt et sont repoussés dans des orphelinats de luxe. Ce sont des traits qui ne découlent pas automatiquement de l'idée de droit ou de l'idéologie du capitalisme. Le don de voyance du romancier est de faire le lien. On comprend où peut mener l'apothéose du retraité-consommateur-touriste, convaincu de son bon droit, uniquement soucieux de ce qui peut le maintenir en bonne santé et absolument indifférent au reste.
L. P. : Globalia serait donc notre avenir ?
M. G. : Rufin voit de façon géniale des tendances incontestablement à l'oeuvre, notamment dans le rapport dedans/dehors, Nord/Sud si vous préférez. Ce monde fermé qui est pour la promotion de toutes les différences possède en même temps un vrai dehors dont la différence lui plaît beaucoup moins. Cela dit, un certain nombre de conditions ne me paraissent pas remplies pour que les choses se passent ainsi. Dans le roman, l'économie marche toute seule, mais le capitalisme total qui fonctionnerait comme sur des roulettes n'est pas près d'exister. L'asphyxie économique de l'Occident par le vieillissement des sociétés est plus probable que sa victoire sur toute la ligne. Par ailleurs, Rufin prête aux capitalistes des vues sur le fonctionnement des sociétés et sur la civilisation souhaitable qu'ils sont bien incapables d'avoir. Enfin, il est peu probable que l'on arrive à une participation électorale de 2 %. Même dans une évolution à l'américaine, où seuls les gens bien insérés votent, la participation se stabilise aux alentours de 40/50 % de votants. Et, dans ce cas, le vote est encore partagé. Contrairement à ce qui se produit à Globalia, la scène politique reste divisée et elle continue de jouer un rôle important. Il faudrait plus encore que les guerres civiles qu'évoque Rufin pour arriver à Globalia.
L. P. : A vrai dire, on a du mal à choisir entre ces deux apocalypses, celle du Bien et celle du Mal !
M. G. : On pourrait écrire le scénario inverse de Globalia, quelque chose comme Barbaria : le capitalisme tombe en panne, c'est la fragmentation, la tribalisation généralisée. Les retraités se planquent dans les caves où ils sont traqués par des commandos assez peu humanistes de jeunes qui ne veulent plus payer. Ce n'est guère plus engageant, mais peut-être plus plausible.
L. P. : Vous ne craignez donc pas que l'on soit en train de sortir de l'âge historique ?
M. G. : Notre société est animée par un violent désir de sortir de l'Histoire au nom du droit, de la démocratie, et c'est ce que capte admirablement le livre. On se débarrasse des gêneurs, on les renvoie dans leurs « non-zones », et l'on s'épanouit dans le présent perpétuel entre gens qui savent vivre. Cette aspiration est puissante mais, en même temps, le désir de continuer l'Histoire est plus chevillé au corps des acteurs de notre monde que ce qu'on pourrait croire. De toute façon, on ne choisit pas. Ladite Histoire toque à la porte assez souvent et, me semble-t-il, de plus en plus fort. La réalité de l'âge historique est plus forte que nos désirs. On ne s'émancipe pas à volonté de la réalité.