Péril sur l'individu de raison?

La Libre Belgique, 30/01/2004

Eric de Bellefroid

La condition historique, Stock, 2003. Regard panoramique de M. Gauchet sur une oeuvre d'une ample portée.

A la charnière de la philosophie et de l'histoire, Marcel Gauchet est l'une des hautes figures intellectuelles de ce temps, si discrète soit-elle. L'auteur du «Désenchantement du monde» brasse dans le présent livre d'entretiens - avec François Azouvi et Sylvain Piron - les thèmes forts du cheminement de sa pensée. De la religion à la politique, en passant par le rôle cardinal de l'Etat, de la démocratie et de «l'histoire du sujet».

La discipline la plus éclairante pour lui fut l'ethnologie. Une «voie royale» pour sortir du modèle structuraliste dont il avait tôt pressenti qu'il ne tiendrait pas ses promesses. Marcel Gauchet, qui avait vingt ans en 1968, vécut de très près la «crise de conscience coloniale», près de dix ans après les grands mouvements d'indépendance.

S'il admet toute la grandeur d'un Lévi-Strauss, il n'en décrète pas moins que l'auteur des «Mythologiques» est passé «magistralement» à côté de ses propres découvertes. La connaissance des sociétés primitives, et subséquemment la critique de l'ethnocentrisme, apport intellectuel décisif de l'ethnologie, auront permis, d'après lui, de «sortir des schémas évolutionnistes et progressistes en fonction desquels la pensée de l'histoire s'est forgée, du XVIIIe à la fin du XIXe siècle.»

En ces mêmes années, l'on allait aussi doucement s'émanciper du marxisme. Ce n'était point une escale mineure pour le futur rédacteur en chef du «Débat», qui collaborait alors encore à la revue étudiante d'extrême gauche de l'université de Bruxelles, «Textures», fédérée autour du chef charismatique Max Loreau. Quelque mal qu'il pense des «nouveaux philosophes» antitotalitaires du milieu des années 70, les fils de Soljenitsyne et de «L'Archipel du goulag», Gauchet assiste sans déplaisir au spectacle d'une gauche se fissurant inéluctablement sous les secousses de ses délires, staliniens ou maoïsants.

VINT DIEU...

D'une jolie analogie, il serait vain à ses yeux d'opposer l'orientation vers le siècle à l'orientation vers le ciel. Peut-être vaut-il plutôt, selon la distinction de Merleau-Ponty, discerner entre le Visible et l'Invisible. Peu à peu en effet, l'ancien agnostique, réfractaire jusque-là à toute croyance, s'intéresse au sacré avec Mircea Eliade quand lui saute aux yeux «l'invention monothéiste».

L'apparition de l'Etat comme appareil de pouvoir dominant doit être comprise selon lui comme une révolution religieuse. Les dieux, qui ont succédé aux ancêtres des sociétés primitives, ont ouvert également la voie au Dieu d'Israël. Mais une société apparaît aussi, qui s'organise en dehors de toute dépendance religieuse; où le pouvoir, cessant d'être une instance sacrée tombant d'en haut, émane d'elle précisément.

La démocratie désormais se conjugue avec l'individu de raison. Cependant, le sujet de raison est-il jamais immortel, encore plus éternel? Marcel Gauchet soutient que « le véritable engagement politique aujourd'hui, c'est l'engagement pour la chose intellectuelle! Parce qu'il ne va plus de soi que nos sociétés soient capables de se penser».

Et il se demande, dans le même élan, ce qu'il reste des modestes contre-pouvoirs de la réflexion et du savoir, face à la pente du renoncement et de la démagogie généralisée.