Quand l'école ne va plus de soi...

Parenthèse, France inter
28 février 2009

A quelles conditions l'école peut-elle encore répondre à ses missions d'éducation? Relations avec la famille, transmissions des savoirs, questions d'autorité, autant de nouveaux enjeux qui se posent à elle sur fond de suppressions de postes.

Laurence Luret – Marcel Gauchet, vous êtes philosophe et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Si je vous ai invité ce matin, c’est parce que vous avez publié un livre remarquable coécrit avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi. Conditions de l’éducation, c’est son titre, c’est-à-dire à quelles conditions l’école peut-elle répondre à ses missions ? C’est un livre qui résonne fortement en cette période de suppression de postes. Or, vous qui avez toujours eu à cœur la sauvegarde de l’école, surprise, vous nous dîtes que plus de postes ou moins de postes c’est un faux problème. Pourquoi ?

Marcel Gauchet – C’est un vrai problème. Bien entendu, je ne songerai pas à nier l’importance des éléments matériels dans la vie de l’éducation mais les problèmes auxquels nous sommes confrontés dans ce domaine ne se résument pas à ces questions de moyens matériels. Imaginons, par un gouvernement extraordinairement généreux, que les moyens optimaux soient réunis. Nous serions quand même confrontés à des difficultés de fond dans l’exercice de l’éducation. D’ailleurs, le problème ne se résume pas qu’aux problèmes de l’école. Il est beaucoup plus large.

Justement, vous dégagez quatre grands enjeux pour l’école. Le premier, c’est la relation entre l’école et la famille. On sent bien un malaise des deux côtés d’ailleurs. Pourquoi est-ce devenu problématique ?

Il faut partir de la situation antérieure. C’est un problème tout à fait nouveau. Ce dont on s’aperçoit de plus en plus, c’est que cet accord qui paraissait naturel – les familles et l’école veulent ensemble éduquer les enfants ou les jeunes – ne va plus du tout de soi. Le fond du problème tient évidemment, sans surprise, aux énormes transformations de la famille qui sont survenues depuis une trentaine d’années et qui ont créées littéralement une nouvelle famille. Non plus la "famille-institution" à laquelle on était habituée mais une "famille privatisée" beaucoup plus informelle et où l’essentiel sont les rapports affectifs entre les parents mais aussi entre les parents et les enfants et où, du coup, la relation avec l’école se place sous le signe d’une certaine incompréhension. D’un côté, les familles demandent de l’éducation, plus que jamais d’une certaine manière, mais, j’oserais dire qu’elles en demandent trop. Elles demandent à l’école, en quelques sortes, de faire leur travail plus celui que l’école faisait habituellement parce qu’elles n’ont plus à cœur, dans ce cadre affectif qu’est devenu le leur, de se consacrer à la tâche difficile de socialisation.

Les familles veulent bien que l’école socialise l’enfant. Or, comme cet enfant est le leur, il est un peu particulier et il faudrait le traiter d’un façon particulière.

Voilà. L’école est forcément une institution égalitaire dont la règle est de traiter tout le monde de la même façon, de traiter l’enfant avec égard mais de le traiter à l’identique. C’est la règle d’une institution. Pour les familles, en revanche, l’enfant c’est le singulier, celui qui n’est pas comme les autres puisque c’est le leur. Cela se comprend très bien mais du coup il y a un choc entre les réquisitions de la famille et la manière dont fonctionne l’institution.

Deuxième enjeu : la perte du sens des savoirs. Quoi apprendre ? Comment ? On dit qu’aujourd’hui il faut apprendre à apprendre. Vous en pensez quoi ?

Je pense que c’est un très noble objectif. Ce débat n’a cessé de croître et d’embellir avec la mise à disposition technique de moyens de plus en plus efficaces qui ont constitués une sorte de modèle idéal implicite de l’apprentissage qui n’a rien à voir avec la construction des cadres intellectuels, qui est tout à fait autre chose, que la mission de l’école est d’opérer. Pour comprendre l’histoire, il faut avoir dans l’esprit ce que veut dire une chronologie : une succession d’évènements qui se font suite de manière raisonnée. Ce n’est pas simplement apprendre des dates par cœur. C’était l’exemple justement de l’école absurde d’autrefois. C’est au contraire avoir dans l’esprit le cadre intellectuel qui permet de mettre en ordre ces dates et de voir qu’il y a entre elles des relations sensées. Ca c’est le travail de l’école et ça, aucune technique avec laquelle on aurait une relation spontanée ne peut vous l’offrir.

Troisième enjeu : la question de l’autorité dont a besoin l’école. C’est une question à la mode avec un retour aux traditions et sans véritable réflexion, dites-vous. Comment et sur quoi fonder cette autorité ?

C’est la question empoisonnée par excellence sur laquelle nous errons entre des positions toutes plus absurdes les unes que les autres, celle des réactionnaires qui pensent qu’il faudrait rétablir on ne sait pas très bien quoi et sur quelles bases et celle des gens qui pensent qu’en fait l’autorité n’existe pas. Je crois qu’il est grand temps précisément de voir de quoi il s’agit. En quoi la vie sociale a besoin d’autorité ? Elle a besoin d’autorité, c’est très simple, parce que c’est le moyen d’économiser la force. Là où il n’y a pas l’autorité, il n’y a que la contrainte légale. On ne va pas mettre de la police dans les écoles même s’il y a des gens qui y pensent. Cela ne me paraît pas une solution très constructive. Je doute qu’elle produirait les effets escomptés d’ailleurs parce que, précisément, c’est la paix dont on a besoin pour étudier dans la confiance. Personne ne fera jamais cela par la contrainte. Cela n’existe pas.

Quatrième enjeu : l’éducation de l’enfant dans sa totalité. Là, on aborde un problème encore plus complexe. Pourquoi l’absence de prise en compte de la globalité de la vie quotidienne de l’enfant, du centre de loisir à l’ordinateur à domicile, est-elle un obstacle majeur aux conditions de l’enseignement ?

Ce dont les enfants ont par-dessus tout besoin, c’est qu’on s’occupe d’eux.

De la présence.

Oui, qu’on s’intéresse à ce qu’ils font. Evidemment que l’abondance matérielle dans laquelle on les fait vivre est souvent un substitut à l’intérêt, y compris pour les conditions réelles dans lesquelles ils vivent qui ne peuvent être interprétées par eux que sous un signe très simple : Ils dérangent. Effectivement, dans la vie d’aujourd’hui, c’est compliqué. Au fond, le grand problème c’est de garder les enfants. On le voit bien quand il y a une grève dans l’Education nationale. C’est le problème nationale numéro un. Il est temps de revenir à un examen complet non pas simplement de ce qui se passe dans les classes mais de la vie que mènent les enfants pour comprendre comment une éducation peu s’insérer dans cette vie parce que cela ne va pas de soi. Il n’y a pas d’accord naturel. Ce n’est pas le développement spontané qui se fait tout seul au travers de l’école. Il faut qu’il soit porté par un environnement social où l’éducation soit au rendez-vous à tout les moments et de façon convergente.

Merci Marcel Gauchet.

La famille ne veut plus socialiser et s’en décharge sur l’école.

Famille Chrétienne, 6 février 2009

À quoi prépare l’école ? Quel est le rôle des familles ? Qu’est-ce qui a changé dans la façon d’éduquer les enfants ? La famille d'aujourd'hui a changé. Le statut de l'enfant aussi. Il est maintenant au centre de tout et cela l'empêche de se projeter vers un avenir collectif. Vouloir le bonheur de l'enfant tout de suite ne lui est pas forcément profitable. L'enfant roi est très isolé du monde des adultes et du monde réel. Co-auteur de l'essai Conditions de l’éducation, Marcel Gauchet répond à Famille Chrétienne.

La question éducative revient en force dans le débat public, on le voit par exemple à travers les polémiques sur Françoise Dolto. L’éducation des enfants est-elle devenue si problématique ?

Le rapport des familles à l’institution éducative a considérablement changé. Familles et institutions n’ont plus la même manière de se représenter ce qu’est l’éducation sur un aspect essentiel : le travail de socialisation qui s’opère au travers de l’acquisition des connaissances. C’est ça, le nœud.

La famille-institution classique telle qu’elle subsiste encore de manière quasiment résiduelle dans nos sociétés, en tant que rouage de l’ordre social, « première cellule de la société », prenait très au sérieux cette mission. Elle avait une vocation éducative dans un sens fondamental. Il s’agissait d’apprendre aux enfants l’existence en société. C’est quelque chose qui va très loin et qui ne se réduit pas aux règles élémentaires de coexistence avec ses semblables : cela consiste à se penser comme quelqu’un qui a une place dans la société avec un rôle à jouer et des devoirs y afférant.

La famille «désinstitutionnalisée» d’aujourd’hui, réduite à sa sphère privée, ne comprend même plus ce que cette tâche voulait dire. Les gens ne sont pas fous et mesurent très bien qu’il faut que leur enfant l’acquière, mais ils pensent que c’est à l’école et non à eux de le faire.

Les familles ont tendance à rejeter certaines tâches éducatives sur l’école, et en même temps, elles entretiennent souvent des relations houleuses avec l’institution scolaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

Au nom des valeurs individuelles que les familles d’aujourd’hui centrées sur l’affectif cultivent, elles sont très méfiantes à l’égard des normes institutionnelles qui sont forcément celles de l’école. Dans un monde d’«egos», celle-ci traite tout le monde de la même façon, en reléguant au second plan la particularité psychologique de tel ou tel. L’institution n’est pas aveugle aux particularités, mais ce n’est pas sur cette règle qu’elle fonctionne.

Il y a un contentieux larvé très profond qui est gravement perturbateur pour les enfants. La pression des familles dans une école catholique sans problèmes ou les incivilités des élèves en Zep recouvrent le même phénomène. La moindre note (assimilée en France à un terrible symbole de répression) est contestée. Comme toute évaluation. La norme d’évaluation est universelle et par définition conventionnelle, donc «violente».

N’est-ce pas compréhensible que les familles veuillent protéger leurs enfants à compétences variables d’une moulinette scolaire parfois broyeuse de talents ?

Aucun prof ne pense qu’il distribue une place dans la hiérarchie métaphysique à ses élèves en leur donnant une note : il évalue un travail qui n’engage pas la valeur des êtres. En France tout particulièrement, l’institution scolaire a pour philosophie d’anticiper sur la hiérarchie sociale, avec l’ambition de la corriger en y introduisant un élément de justice : c’est ce qu’on appelle la méritocratie. Mais notre société tend à faire de l’enfance un univers utopique, protégé de la société globale, où donc cette anticipation sur la réalité sociale future, qui se joue au travers des classements de tous ordres, est très mal vécue.

Au fond, la famille cocon veut protéger les enfants de la société dans laquelle ils auront à vivre. Ce qui n’est peut-être pas une très bonne manière de les y préparer.

Cette attitude concerne-t-elle tous les milieux sociaux ?

Là où il y a le renversement le plus complet, c’est dans les milieux les plus populaires, qui étaient jadis très répressifs, avec une culture autoritaire où on disait aux gamins : «Tu dois apprendre que la vie est dure». Les familles bourgeoises cultivées étaient beaucoup plus laxistes, plus tolérantes.

Or les familles populaires sont aujourd’hui les plus pénétrées par cette valorisation démesurée de l’enfant et de sa liberté, par l’idée que l’enfance est le temps du bonheur et qu’il sera toujours temps de subir la rigueur de la vie sociale. L’exemple type, c’est le rapport à la télé. Les familles bourgeoises veillent à en contrôler l’utilisation par les enfants, alors que dans les milieux les plus populaires ou immigrés, on l’installe dans la chambre des gamins.

Cela explique qu’en dépit d’énormes investissements éducatifs, l’inégalité s’accroît devant la performance scolaire.

Montrer à quel point l’école fait les frais des dérives de la société, n’est-ce pas l’exonérer un peu vite de ses propres défaillances ?

Il y a des dérives certaines du côté de la pédagogie. Mais les prises de bec entre «républicains» et «pédagogues» créent des écrans de fumée. L’important, c’est la prise de conscience de la part des milieux professionnels, qui jouent quand même un rôle de guide dans la vie sociale. Cette idéologie, ils ne l’ont pas trouvée tout seuls, elle a été fabriquée, elle est passée par les médias : il y a eu, à partir des années 70, une énorme psychologisation de l’éducation, avec notamment l’idée qu’il fallait éviter tout traumatisme à l’enfant.

Or les professionnels de ce milieu ont pris eux-mêmes conscience qu’on était allé trop loin. Après tout, le pédopsychiatre Aldo Naouri, qui pourfend l’enfant tyran, c’est quoi ? Quelqu’un qui, en voyant les résultats, a changé d’avis par rapport à ce qu’il disait il y a vingt ans. C’est tout à fait typique de ce qui est en train de se passer chez les psychiatres et les psychologues, en première ligne pour constater les dégâts du système : c’est sur eux que refluent les ratés !

En d’autres temps, on a pu faire prendre conscience aux familles des dangers d’une certaine éducation autoritaire répressive – dont personnellement je n’ai aucune nostalgie, parce qu’elle ne produisait pas des résultats enthousiasmants sur le plan des vies personnelles.

Mais on a basculé dans une utopie anti-autoritaire qui peut être tout aussi toxique par des voies différentes. Il n’y a pas de raison qu’on ne puisse remettre le balancier à sa juste place.

On en revient à la fameuse quête de l’autorité, qui fait un peu office de graal éducatif ?

L’autorité, on en parle, comme dirait l’autre, mais on ne la voit pas vraiment venir. Ça ne coûte rien d’en parler, surtout pendant les campagnes électorales. La grande question de l’autorité, c’est toujours l’autorité au nom de quoi. Et là, problème : il y a plusieurs systèmes de référence qui se battent en duel dans la tête de tous les acteurs de l’éducation. Tantôt ils valorisent l’un, tantôt ils mettent l’autre en avant. Ce qui fait qu’on ne sait pas à quel saint se vouer, ni ce qui est légitime. Le brouillage est total.

Plus grave, dites-vous, le savoir est lui- même disqualifié…

Dans la pratique, nous sommes dans des sociétés qui valorisent le savoir plus que jamais. De fait, la place des individus dans l’existence est déterminée de plus en plus par le bagage scolaire. Et en même temps, on observe un affaissement du sens des savoirs.

Premier changement fondamental : on ne croit plus au statut humanisant du savoir. Il en faut parce que c’est utile socialement, mais on en reste là. Deuxième grand changement : le savoir était quelque chose qui était à intérieur de l’individu, qui participait à son autoconstitution. Il est passé à l’extérieur : c’est devenu un environnement social, ce que concrétisent les nouvelles techniques de l’information et de la communication. La seule chose qu’il y aurait à apprendre, c’est à se servir de ce savoir social, mais qui ne participerait d’aucune intériorité.

Le petit enfant est spontanément curieux, il a envie d’apprendre. Qu’est-ce qui se casse ensuite ?

Les questions de l’enfant sont des questions auxquelles les parents sont en principe en mesure de répondre. À un moment donné, il faut forcément passer dans une autre dimension. Même quand les parents font l’école à la maison, ils ne procèdent pas comme ça : ils font la classe, c’est autre chose, on change de registre. Ce n’est pas la question interpersonnelle qui permet de donner le savoir. Pour répondre à la question «Pourquoi le ciel est bleu ?», il faut un sacré détour, c’est très compliqué, cela engage toute la théorie physique. Ce n’est pas une curiosité que vous pouvez satisfaire de manière immédiate ; il y a forcément le passage par un savoir méthodique, déjà constitué, qui suppose une armature intellectuelle.

Comment garder la curiosité vivante ? Quoi qu’on en dise, nous ne savons pas vraiment faire. Il faudrait analyser les pratiques des meilleurs professeurs.

Dans ce brouillard affectif, vous discernez une sourde indifférence des adultes pour le monde de l’enfance…

Aujourd’hui, les enfants vivent en apesanteur. Ils vivent dans une sorte de bulle confortable, mais qui frustre une de leurs attentes les plus fortes : comprendre ce qui se passe au-delà de ce mur invisible qui les sépare de l’âge adulte. Quel sens cela a-t-il d’entrer dans la vie si on ne sait pas dans quelle vie on entre ?

On ne parle pas assez aux enfants. Dans les familles intimistes, les parents ne parlent pas de leur travail aux enfants, alors qu’il y a cinquante ans, c’était présent de façon évidente.

On valorise l’enfant, mais c’est le narcissisme des adultes qui se projette sur lui. On ne cherche pas à le comprendre. On veille à son confort, au fait qu’il soit bien traité. Il n’y a pas lieu de le regretter, mais ça ne suffit pas : il faut aussi se mettre à sa place. On peut très bien faire vivre les enfants dans des conditions de confort sans précédent, et passer à côté de leurs vrais besoins psychiques, personnels, moraux, spirituels. On ne se pose même plus la question de définir ces besoins : c’est très grave culturellement.

Qu’est-ce qui est au centre de l’expérience de l’enfant ?

C’est le sentiment d’arriver dans un monde qui est déjà là, qui ne l’a pas attendu pour exister, et dont il ne comprend pas très bien comment il fonctionne. Il sait qu’il va devoir y trouver sa place. Il est plus ou moins pressé. Il y a des enfants qui veulent devenir grands le plus vite possible ; il y en a d’autres qui ne voient pas d’urgence à ce passage parce que, justement, ils ne sont pas du tout sûrs d’eux.

Les enfants sont à la fois un peu inconscients, dépourvus de sens du risque, et en même temps ils sont très angoissés de la place qu’ils pourront avoir dans cet univers. Je crois que, précisément, la fonction de l’éducation, c’est de les sécuriser dans ce passage : «Tu peux, tout le monde l’a fait, il n’y a pas de raison que tu n’y arrives pas comme les autres, mais ce n’est pas simple». Sinon, on rend la confrontation au savoir scolaire problématique pour beaucoup d’enfants, littéralement paniqués.

Il faudrait revenir à une véritable pédagogie au sens plein : se mettre à la place, comprendre ?

Au nom du fait qu’il y a eu des dérives pédagogiques, on ne peut pas rejeter le principe même d’une pédagogie. Une vraie pédagogie est celle qui prend en compte les données véritables du problème ; ce ne sont pas des recettes politico-pédagogiques. C’est un domaine où il faut savoir concilier les contraires… ce que la pensée sociale spontanée ne sait pas faire.

Il y a eu un immense progrès dans la perception de la réalité de l’enfant. L’enfant est, dans le principe, une personne à part entière, mais une personne qui doit devenir une personne, avec un besoin absolu de la tutelle des adultes. Évidemment, la dérive de la pensée idéologique, c’est de passer du «il faut penser pour lui» à «il pense tout seul».

Autre confusion : en un sens, il n’est pas faux de dire que l’enfant construit lui-même ses savoirs. Mais il faut rappeler que les savoirs ne l’ont pas attendu pour exister, et qu’ils ne sont pas là pour répondre à ses questions. Ils ont leur propre discipline intérieure, leur rationalité très exigeante et complexe à maîtriser, qu’il faut acquérir.

L’art pédagogique, c’est joindre ces deux choses contradictoires. On gagnerait beaucoup à reconnaître la difficulté. Nous sommes dans des cultures de la facilité où il s’agit de trouver la martingale qui va tout régler de manière automatique. L’existence humaine ne sera jamais comme ça.

Jean-Marc Bastière et Clotilde H

Quotidiens cherchent "nouveaux lecteurs" hypothétiques

Le Monde, 7 février 2009

Après les Etats généraux de la presse, le président de la République a annoncé certaines mesures pour endiguer la crise, mais pour vous cette crise n'est pas seulement de la publicité et de la demande, mais aussi de l'offre ?

Je précise d'abord que je n'ai d'autre titre à m'exprimer sur le sujet que celui de philosophe pour lequel la lecture du journal est la prière du matin, du midi et du soir. Il y a deux choses à distinguer : une question économique et un problème intellectuel de définition de la presse sur papier. Je ne suis pas compétent sur la première question. Bernard Poulet dit l'essentiel à son propos dans La Fin des journaux (à paraître chez Gallimard, le 12 février). Sur la seconde, je crois qu'on a fait fausse route en supposant que tous les lecteurs étaient entrés dans l'ère du zapping – brièveté, proximité, images. On est parti d'une définition très étroite de la demande pour constater à l'arrivée qu'elle n'est pas au rendez-vous. On a d'un côté des lecteurs à la recherche d'un contenu qu'on ne leur offre plus, et de l'autre une presse à la recherche d'un public qui n'existe pas.

Comment analysez-vous ce que vous appelez la tentative d'écrire pour un lecteur abstrait qui n'existe pas ?

Compte tenu du reflux qui les affecte, les journaux tentent d'aller au-devant des lecteurs jeunes, car ce sont les jeunes qui ne lisent plus. L'analyse est que nous sommes dans un environnement, avec l'audiovisuel et le Net, où l'information doit être immédiate, calibrée, prête à l'emploi. La thèse sous-jacente est que les médias ont implanté un mode d'appréhension de l'actualité dans la tête des lecteurs auquel il faut bien se soumettre puisqu'il gouverne leurs attentes. Je ne crois rien de tel, même si c'est vrai pour une partie des publics.

Réduire la taille des articles, privilégier le vécu, se priver de l'expertise de journalistes hautement compétents dans leur secteur est suicidaire. Il ne faut pas déduire du fait qu'on parcourt un gratuit pour lequel on ne paierait même pas 10 centimes qu'on est prêt à acheter le même en mieux – mieux présenté et mieux écrit – pour 1,30 euro. Ce modèle du papillonnement correspond bien sûr à une tendance lourde de notre univers à base de martèlement des nouvelles et de renouvellement constant des images chocs. Mais cette tendance nourrit aussi par contraste le désir d'autre chose. C'est un tel antidote qu'on attend de la presse écrite. Il justifie plus que jamais son rôle.

N'est-ce pas une conception totalement dépassée de la presse ?

Je ne dis pas qu'il faut refaire le Times de 1850 et se passer de réfléchir sur ce qu'impliquent ces nouvelles données de l'environnement, à commencer par le Net. Mais on ne demande pas à un journal d'être Google News. Quand on dit "la presse papier est condamnée", de quoi parle-t-on au juste ? De l'impasse d'un certain modèle économique ou du désintérêt des lecteurs pour le contenu ? Le mélange des deux diagnostics aboutit à la recherche à tout prix de "nouveaux lecteurs" hypothétiques, alors qu'il serait peut-être plus judicieux de se recentrer sur le lectorat motivé.

Vous parlez d'une presse élitiste ?

Le mot ne me fait pas peur. Que demande quelqu'un qui cherche à comprendre l'actualité ? Pas qu'on lui répète ce qu'il peut trouver partout. Il demande de la mise en perspective et du recul, autrement dit de l'histoire et de la géographie. Il est en quête d'une intelligibilité qui exige la connaissance d'un domaine ou d'une région du monde, et qui suppose un certain type d'écriture et de compétence.

Or nous assistons au contraire à un rétrécissement très net du spectre, avec une actualité de plus en plus dépourvue de mémoire et une domination de l'information domestique sur l'information extérieure. Tout cela est provisoire. Je pense que la presse écrite va peut-être devenir, pour un temps, plus confidentielle, mais qu'elle va monter en gamme, de manière à fournir des services plus spécifiques, ce qui ne dispense pas d'une synergie avec toutes les nouvelles technologies.

La presse papier est là, justement pour fournir des clés, pour accroître la capacité d'exploiter toutes ces ressources désormais disponibles. Il y a une demande solvable pour ce rôle, même si elle est aujourd'hui minoritaire. Un véritable entrepreneur, de ceux qui ne suivent pas le troupeau, saurait repartir de cette base restreinte pour conquérir un public plus large. Après tout, c'est ni plus ni moins le trajet qu'a suivi Le Monde de Beuve-Méry dans l'après-1945.

Pourquoi croyez-vous à la survie du papier et de la presse, à un moment où, sur le Net, chacun se croit journaliste ?

Il est vrai que chacun peut aujourd'hui s'adresser directement à la Terre entière. Mais en pratique, où sont les lecteurs ? Aux abris, en général ! C'est un moment, pas un modèle. Ce que démontre le "tous journalistes" est précisément, a contrario, qu'il y a un vrai métier de journaliste. Qu'il faut redéfinir profondément, mais qui va sortir vainqueur de cette confusion car on aura de plus en plus besoin de professionnels pour s'y retrouver dans le dédale et nous épargner de chercher au milieu des 999 000 prises de parole à disposition. Il ne faut pas induire de l'amateurisme global la pulvérisation intégrale du professionnalisme. C'est l'inverse qui va se produire. Le moment actuel est un passage. Mais à l'arrivée, le niveau d'exigence à l'égard de la presse sera plus élevé et non plus bas.

Quant à la question du papier, il est évident que pour les journaux comme pour les livres, le papier est devenu inutile dans beaucoup de cas. Pour l'information de proximité notamment. Pour le renseignement. Il est beaucoup plus pratique d'avoir accès à certaines données en quelques clics, que d'avoir dix volumes d'une encyclopédie chez soi. Mais ces informations ponctuelles ne dispensent pas d'une recherche d'intelligibilité.

Celle-ci suppose un rassemblement raisonné des données ou des points de vue, l'analyse, l'argumentation, bref, du texte suivi pour lequel le papier demeure un support privilégié. La preuve, dès que vous découvrez un texte intéressant sur le Net, vous l'imprimez. La consommation de papier ne diminue pas, au contraire.

Dans l'autre sens, si les lecteurs de journaux vont si volontiers sur le Net, c'est aussi parce qu'ils sont convaincus qu'un survol hâtif leur suffira. C'est ce partage qui est en train de se chercher. Il oblige à repenser ce qu'on attend de la presse sur papier. Elle doit se concentrer sur ce qu'elle a d'irremplaçable. Il y a un mystère à élucider dans ce pouvoir du support. Le fait est que l'objet papier autorise un commerce avec l'écrit que l'écran ne permet pas. Il est lié à un mode de compréhension dont je ne vois pas pourquoi il disparaîtrait.

Sauf si le désir de compréhension disparaît ?

Ce n'est pas au programme. Il ne faut pas prendre un moment difficile pour la fin de l'Histoire.

Propos recueillis par Josyane Savigneau

Nous nous opposons à une réforme absurde

Interrogé le mercredi 4 février par Libération à la sortie de son séminaire de l'EHESS, Marcel Gauchet a donné son sentiment sur la réforme en cours et sur les enjeux de l'université.

Réforme des universités: l'obsession du classement de Shanghai

Séminaire de Marcel Gauchet, "La redéfinition du savoir sous le néo-libéralisme", EHESS, amphithéâtre, 105, bd Raspail, 4 février 2009

Dans le cadre du mouvement de mobilisation pour l’enseignement supérieur et la recherche, Marcel Gauchet a bouleversé mercredi 4 février le cours prévu de son séminaire à l’EHESS. Deux heures durant, il a posé un diagnostic sans appel à la fois des pratiques universitaires et des réformes actuelles de « modernisation » de l’institution.

Il dénonce, en particulier, une politique universitaire qui, n’ayant été précédée d’aucun diagnostic sérieux, est incohérente et mal pensée. Des clichés, des idées toutes faites ou des mots slogans aberrants tiennent lieu de programme. Le sommet dans le genre étant le mot fétiche d’« autonomie » qui ne veut strictement rien dire sauf à définir ce que peuvent être les modalités de ladite autonomie. Pour Marcel Gauchet, nous nous trouvons devant des réformes qui ne peuvent qu’aggraver le mal auquel elles prétendent remédier et qu’elles n’ont pas analysé.

En outre, le milieu universitaire subit actuellement le contrecoup de la découverte du classement de Shanghai par les hommes politiques français. Les politiques universitaires sont aujourd’hui entièrement guidées par l’obsession de remonter dans le classement de Shanghai sans la moindre réflexion publique approfondie sur la signification de ce classement et surtout, quels que soient ses défauts, sur la manière de répondre aux problèmes réels que ce classement signalait.

Gauchet- Réforme des universités: l'obsession de Shanghai (2h01mn)