La vie même de Claude Lefort permet d’éclairer en grande partie son oeuvre: philosophe engagé, Lefort est l’un des principaux artisans d’une renaissance de la philosophie politique en France, et notamment l’un des premiers à promouvoir une critique résolue et argumentée du totalitarisme.
Cette situation lui vaut d’être un marginal dans l’institution philosophique, mais de jouer un rôle de premier plan auprès d’un petit nombre de fidèles.
Né en 1924, Lefort est élève de Merleau-Ponty au lycée Carnot pendant l’Occupation. Cette rencontre, qui deviendra une amitié, l’oriente vers la philosophie. Il passe l’agrégation en 1949. Parallèlement, Lefort est un militant politique : trotskiste depuis 1943, il s’éloigne de ce courant pour fonder avec Castoriadis le groupe Socialisme ou barbarie en 1948. Ce sera là un des laboratoires de la pensée politique, examinant sans complaisance la réalité des pays de l’Est, le phénomène bureaucratique, mais aussi les évolutions de la société contemporaine, pour finalement mettre en cause les formes d’organisation en vigueur tant dans les partis de gauche que dans les groupes contestataires. C’est d’ailleurs sur ce point que Lefort rompt en 1958 avec Socialisme ou barbarie, contestant la logique dans laquelle le groupe lui paraît se situer : celle de la reconstruction d’une organisation politique, d’un parti révolutionnaire. Entre-temps, il aura été au cœur de plusieurs polémiques publiques, qui définissent assez bien la voie étroite qu’il emprunte pour situer l’action politique.
La première vise Lévi-Strauss, à travers la préface qu’il avait donnée au recueil de Mauss (Sociologie et anthropologie, 1950). Lefort lui reproche de réifier l’action humaine dans des structures dont les individus ne seraient que les agents. En sens inverse, il s’en prend ensuite à Sartre, dont l’article « Les communistes et la paix » (1952) lui paraît passer à l’extrême la capacité de l’individu à donner sens à n’importe quelle situation, en particulier autoriser Sartre à décréter le Parti communiste identique à la classe ouvrière. Il voit dans ce subjectivisme une conception fétichiste du parti et du prolétariat. Après cette polémique, Lefort quitte Les Temps modernes, suivi de près par Merleau-Ponty. En 1958, il crée Informations et liaisons ouvrières, devenu en 1960 Informations et correspondances ouvrières.
À l’instigation d’Edgar Morin, il collabore alors à Arguments, sans s’intégrer à ce groupe.
À partir de 1960, infléchissant sa critique de la bureaucratie dans le sens d’une critique du totalitarisme, il suit le séminaire de Raymond Aron jusqu’en 1967. En 1968, Lefort, Castoriadis et Morin accueillent avec faveur les événements de Mai, et proposent une des analyses « à chaud » qui ont le mieux résisté à l’épreuve du temps (La Brèche). Lefort retrouve la confirmation de l’hypothèse centrale de son travail sur Machiavel, auquel il a consacré en 1972 un important ouvrage (Machiavel, le travail de l’oeuvre), sur la pensée de la division du social et de l’institution du politique. Cette double inflexion de sa réflexion n’a cessé depuis de s’approfondir, qu’elle s’exerce sur des événements politiques (l’Union de la gauche, la crise polonaise, la fin du communisme à l’Est ou l’affaire Rushdie dont il est président du comité de défense, au début des années quatre-vingt-dix) ou sur des auteurs qu’il commente avec attention : La Boétie, Quinet, Tocqueville, mais aussi Hannah Arendt et Leo Strauss.
Homme de revues, Lefort ne cesse d’en fonder de nouvelles ou d’encourager ses élèves (dont Marcel Gauchet) à en créer, depuis Textures au début des années soixante-dix, jusqu’à Passé-Présent dans les années quatre-vingt, en passant par Libre en 1977. Ces revues ont en commun de s’inscrire dans une interprétation de Marx qui s’est progressivement dégagée de la problématique marxiste. Lefort et ses collaborateurs se sont employés à interroger l’œuvre de Marx au contact de l’ethnologie et de l’histoire. Mais son audience lui viendra aussi de la reconnaissance tardive de la nouveauté de son combat antitotalitaire, à partir du milieu des années soixante-dix, de son étude de l’idéologie dans les sociétés modernes et de son approfondissement d’une conception moderne de la démocratie qui, loin de se réduire à une forme politique ou juridique, apparaît comme une « forme de société » inédite.
Il recevra alors le renfort de revues comme Esprit et pourra, à travers son enseignement à l’École des hautes études en sciences sociales, toucher un public un peu moins confidentiel que celui qu’il avait en tant que professeur de sociologie à Caen. Son oeuvre, fondatrice du renouveau de la philosophie politique en France, apparaît bel et bien aujourd’hui comme un témoignage particulièrement rare de précocité et de lucidité.