Sortir de la démocratie sans pouvoir...

Marianne n°553

24 novembre 2007

Dans une somme ambitieuse retraçant l’histoire de la démocratie, de la Renaissance à nos jours, le philosophe s’interroge sur les impasses politiques de notre société.

Marianne : Le temps présent n’a pas l’air de vous réjouir. Les remarques introductives de l’Avènement de la démocratie sont d’un scepticisme aigu : « Sommes-nous vraiment condamnés, sans espoir de retour, à l’agitation immobile et à l’agonie perpétuelle des morts-vivants de la posthistoire ? », comme vous l’écrivez. Quel programme !

Marcel Gauchet : Le diagnostic a pour lui beaucoup d’éléments de vérification dans notre actualité. Mais le sens de mon entreprise est précisément de faire éclater la prison du présent en prenant du recul historique. Je crois que, si on prend la peine de revisiter, sur la longue durée, le mouvement qui nous a conduit là où nous sommes, on voit du possible se profiler…

On voit peut-être du possible, mais on ne voit pas d’imprécateur se lever, comme vous le dites ; on ne voit pas se dessiner d’alternative particulière. Que voit-on ?

M.G. : Justement, on s’aperçoit dans le moment où nous sommes que les tâches les plus importantes, les plus lourdes, les plus décisives, ne consistent pas à se projeter dans un futur qui serait placé sous le signe de la différence radicale, mais tout simplement à réagencer les données lourdes de notre monde dans une autre distribution que celle dont nous sommes prisonniers aujourd’hui. Ce qui se cherche dans notre monde inquiet, ce n’est pas un avenir vraiment autre, c’est une transformation interne de très grande ampleur.

Vous voulez dire que tous les éléments sont à notre disposition, mais que nous ne savons pas quoi en faire ?

M.G. : Oui. Nous ne savons pas les agencer parce que nous n’avons plus les idées claires ; ce ne sont pas seulement les valeurs du progrès et de la solidarité qui se sont éclipsées, ce sont les finalités qui se sont absentées…

Vivrait-on dans une sorte de fuite en avant ?

M.G. : Une fuite en avant de tous les côtés, et il y en a des illustrations spectaculaires. Quand on voit les Etats-Unis se précipiter en Irak et prétendre remodeler le Moyen-Orient, voire le monde, à leur image. Ou bien si on considère la situation des retraités de l’histoire européenne, ces retraités de la posthistoire européenne, ne sont-ils pas eux aussi dans la fuite en avant ? Voyez cet élargissement conduit à l’aveugle, cette constitution inapplicable, et maintenant ce minitraité. N’est-ce pas la preuve que les bureaucrates qui bâtissent la construction européenne sont dans la fuite en avant ? Et ne parlons pas des entreprises, dont certaines naviguent à vue.

Réagencement interne, cela veut dire, chez vous, réagencement du progrès, de la solidarité de l’équilibre social, de la vision de la science, de notre conception de la puissance ?

M.G. : Ces livres sont un inventaire des données historiques lourdes avec lesquels nous devons procéder. Cette prise de conscience des éléments qui composent notre monde est le préalable à ce grand réagencement dont le symbole nous est fourni par la question écologique, qui n’est peut-être pas le dernier mot du problème, mais qui a une signification très forte. Il ne s’agit pas tant d’inventer autre chose que de faire autrement. Nous ne sommes plus dans l’âge des révolutions. On n’ose plus prononcer le mot « refondation ». Il dit pourtant quelque chose de très profond sur cette nécessaire ressaisie…

Le politique versus la politique

Rencontres démocrates Vincennes, 25 octobre 2007

Dans son ouvrage L'Avénement de la démocratie, Marcel Gauchet développe une distinction très structurée entre le politique et la politique. De même, Il insiste sur la distance qui sépare le citoyen soucieux de l’intérêt général de l'individu libéral soucieux de ses propres intérêts. Dans cette intervention, il revient sur ces notions souvent mal comprises.

Le politique est l’un de ces objets très curieux que tout le monde sent très bien intuitivement et qu’il est en même temps très difficile d’expliciter. Je vais essayer de le faire en partant de deux points qui rendent la chose sensible.

Le premier point est, pour nous Français, quasi folklorique mais plein de sens. Il nous apparaît comme une espèce d’anomalie dans le paysage européen. Il est un fait que le plus grand nombre des démocraties européennes - qui n’ont rien à nous envier sur le terrain du fonctionnement démocratique - sont en même temps des monarchies. Mieux que cela : on a eu un exemple extraordinaire en Espagne où le retour à la démocratie s’est effectué pour une partie non négligeable au travers de la monarchie. De l’avis général des Espagnols, elle a rempli un rôle dans le retour à un fonctionnement démocratique normal après la dictature. Cela vaut la popularité du roi actuel. Cela donne à réfléchir. Il y a autre chose que la démocratie dans la démocratie.

Le deuxième point qui me permet d’entrer dans cette distinction entre le politique et la politique est la distinction que nous faisons très couramment et que tout le monde comprend à propos d’une certaine catégorie d’hommes politiques. Parmi eux, il y en a certains dont on dit : « Quoiqu’on en pense, c’est un homme d’Etat ». Ce sont les hommes politiques dont on reconnaît une qualité qui les met à part des autres. Qu’est ce que veut dire « homme d’Etat » ? Cela ne veut pas dire que tout les autres sont malhonnêtes et que celui-là serait honnête, par exemple. Cela ne veut pas dire non plus qu’il a une intelligence particulière et qu’il serait plus malin que la moyenne. Non, c’est autre chose. Quel est cet autre chose ? C’est que la plupart de nos hommes politiques sont dans la politique - ce sont nos représentants - et puis que, parmi ceux-là, un certain nombre d’entre eux ont le sens intuitif - ce ne sont pas en général de grands intellectuels et ils ne cherchent pas à l’être - du politique. Ils remplissent leur fonction - la même que tout les autres- d’une autre manière qu’eux. Nous le sentons sans pouvoir dire pourquoi. Voilà ce qu’il faut essayer de comprendre.

L’État-nation reste fondamental

L’historien et philosophe analyse les ressorts et les contradictions de la démocratie à l’heure de la mondialisation.

Le Figaro Littéraire : « La démocratie reste l’horizon indépassable de notre temps », écrivez- vous. En même temps, vous reconnaissez que celle-ci traverse une crise sans précédent…

Marcel Gauchet : J’essaie de caractériser le mouvement général de la démocratie et en même temps de comprendre sa situation actuelle. La démocratie avance, elle continue d’avancer et en même temps elle se désarticule. Ce n’est pas la première fois que cela arrive, mais la seconde. Le mouvement général de la démocratie, c’est le mouvement de l’autonomisation du monde humain par rapport à sa structuration religieuse antérieure. C’est ce processus qui définit, à mes yeux, la modernité. Quelles sont les structures dynamiques de celle- ci ? On peut en identifier trois.

La première est d’ordre politique et elle s’incarne dans le développement historique de l’État-nation. Le dégagement de l’État depuis le XVIe siècle précède le dégagement de la nation comme entité politique souveraine au XVIIIe siècle ; mais en profondeur, ils ont partie liée. État et nation sont les deux volets indissociables de la modernité politique.

La deuxième composante de cette modernité est le droit. Le mouvement vers l’autonomie des sociétés humaines se caractérise par l’invention d’un nouveau principe de légitimité. La forme juridique de la modernité peut être résumée en une simple proposition : il n’y a de droit que des individus. Nous avons ici un principe de redéfinition de la totalité des rapports sociaux, depuis ceux qui concernent les parents et les enfants, jusqu’aux rapports entre États.

Troisième composante : l’appréhension du devenir humain comme historique. Toutes les sociétés humaines sont historiques bien sûr, puisque le temps les altère. Mais, à partir du XIXe siècle, nous avons affaire à quelque chose d’autre : la volonté de changement, le basculement révolutionnaire du temps vers un avenir qui délégitime le passé. D’une vision passéiste où l’autorité est fondée sur des normes fixées à l’avance, le mouvement vers l’avenir se met à déterminer l’ensemble des activités collectives, notamment en économie puisque la modernité est inséparable d’une révolution permanente de la production et des échanges. L’histoire du XXe siècle est l’invention d’un régime « mixte », d’un genre nouveau, qui organise la combinaison de l’État-nation, du droit des individus et de la conscience historique.

Redefining the Unconscious

Sarkozy, c’est la dernière cartouche

Interview publiée par Le Figaro Magazine,

Samedi 17 novembre 2007

Philosophe et historien, Marcel Gauchet publie les deux premiers volumes d’une quadrilogie sur la démocratie. Cette somme est le fruit de trente ans de réflexion sur la société contemporaine. Entretien.

Figaro Magazine : Vous allez être associé à la rédaction d’un Livre Blanc sur la réforme de la fonction publique. Qu’en attendez-vous ?

Marcel Gauchet : Si j’ai accepté de participer à cette mission, c’est que l’enjeu me semble important : c’était l’occasion de comprendre de l’intérieur les difficultés de la tâche. On ne peut faire de réformes, à fortiori quand elles sont indispensables et touchent des secteurs essentiels, que dans la conformité au génie historique d’un peuple. Or, la France s’est construite par l’Etat : c’est le cœur de l’identité politique française. Qu’il y ait lieu de réformer la fonction publique, c’est évident : avoir plus de 5 millions de personnes qui sont couvertes par le statut de fonctionnaire, c’est une aberration. Mais les mêmes qui s’en indignent à droite sont souvent des élus locaux qui recrutent à tour de bras des fonctionnaires territoriaux ! Réformer la fonction publique, oui, c’est nécessaire. Mais compte tenu de ce qu’a été le rôle de l’Etat dans la construction du pays, il faut y toucher « d’une main tremblante », comme le disait le président de la Cour de cassation. Ce ne sera pas simple, et je ne suis pas très optimiste sur les résultats.

La notion de bien commun a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?

Ce qui remplace le bien commun, c’est la croissance. Cette notion va bien au-delà de l’économie : elle désigne des possibilités supplémentaires pour les individus et la collectivité d’aller vers un mieux-être. Nos sociétés tendent vers une espèce de prospérité globale, mais le processus par lequel on donne forme à ce bien commun appelé croissance nous échappe. Le phénomène renvoie à une difficulté encore plus grande, qui est la difficulté de nos sociétés d’individus de se représenter comme des sociétés. Aujourd’hui, l’autonomisation des personnes, des individus et des intérêts rend difficile la représentation du corps politique : les parties sont partout, et l’ensemble nulle part. C’est l’immense malaise des démocraties.

Devant l'usure de la démocratie

Institut catholique de Paris, 14/11/2007

Ce texte reproduit l’intervention de Marcel Gauchet à l’occasion du débat intitulé «Devant l’usure de la démocratie » organisé dans le cadre de la semaine de réflexion sur le thème : "Juifs et chrétiens devant la rupture du XXIe siècle" à l’initiative de l’Amitié Judéo-chrétienne de France.

Intervenants : Claude Klein, Paul Thibaud et Marcel Gauchet.

Présentation du débat : Les Français ont souvent une idée étroite de la laïcité, selon laquelle la religion ne doit relever que du privé. Ce « séparatisme » ne prive-t-il pas le politique d’une source importante d’inspiration ? Ne rend-il pas incapable de comprendre d’autres modes de relation entre religion et politique, en particulier le sionisme ?

Introduction

Une double question m’est posée : celle du bilan et des perspectives de la laïcité. Où en sommes-nous et que pouvons-nous faire sur ce terrain de la laïcité dans les deux cas de figure qui nous été présentés [ La France et Israël]?

L’expression de « victoire ambiguë » employée par Paul Thibaud me semble la bonne pour coiffer deux situations aussi distinctes que celles d’Israël et de la France. Le principe de laïcité a gagné mais pas du tout de la façon dont ses partisans escomptaient et surtout, avec des problèmes nés de cette victoire auxquels ils n’étaient pas du tout préparés.

Gauchet chez F.O.G

Bonjour à toutes et à tous,

Nous vous proposons de découvrir l'interview de Marcel Gauchet dans l'émission Chez F.O.G de France 5, le samedi 17 novembre.

Bonne écoute !

Le pouvoir démocratique n’a de sens que s’il est gouvernement de l’histoire

Résumé : Qu’est-ce que gouverner aujourd’hui ? Qui gouverne ? Comment prendre en compte le temps long de l’histoire dans le temps court de la politique ? Voici quelques-unes des questions essentielles abordées lors de cet échange matinal sur France Culture avec Ali Baddou et ses chroniqueurs à la veille d’un important mouvement de grève en France. Marcel Gauchet définit la crise française par son incapacité à se définir un avenir commun plausible et à repenser sa situation, son modèle et ses différents rouages. Le problème écologique et celui des retraites en donnent une parfaite illustration.

Ecouter le podcast de l'émission (55mn): Télécharger)

Document lié à cet article :

Verbatim Les matins de France Culture Lundi 12 novembre 2007 Texte intégral au format PDF [231 ko ]

Marcel Gauchet, l’homme curieux

Avec L’avènement de la démocratie, Marcel Gauchet rouvre le dossier du Désenchantement du monde.

Mais le philosophe est aussi l’un des animateurs du Débat, observateur actif de la vie politique. Et des médias.

Entretien accordé à Livres Hebdo paru le 09 novembre 2007

Depuis les années 1970, la démocratie vit une nouvelle crise – la deuxième, selon Marcel Gauchet, après celle de 1930. Pour mieux comprendre ce difficile Avènement de la démocratie, le philosophe brosse une fresque intellectuelle des XIXe et XXe siècles. Les deux premiers volumes – qui paraissent maintenant – reviennent aux origines. Dans La révolution moderne, Marcel Gauchet retrace l’émergence de la notion d’autonomie, dont l’individualisme est l’un des aspects. Ce prologue mène des guerres de Religion jusqu’aux années 1900. Le second tome, La crise du libéralisme, fait revivre le mouvement des idées de 1880 à 1914. Viendront ultérieurement A l’épreuve des totalitarismes puis Le nouveau monde, consacré à la vie de nos sociétés depuis le milieu des années 1970. Parallèlement, le philosophe publie une utile synthèse des analyses développées dans ces quatre volumes : La démocratie d’une à l’autre. Ce texte est issu d’une conférence donnée au lycée David-d’Angers, à Angers, en juin 2006.

Livres Hebdo : Vous présentez les quatre volumes de L’avènement de la démocratie - deux parus, deux à venir - comme la « suite » du Désenchantement du monde (1985). Cette tétralogie semble plutôt en reprendre la matière et la réorganiser. Vingt-deux années ont passé. Les sociétés, les idées ont évolué, depuis…

Marcel Gauchet : On change d’angle, en effet. Mais il s’agit bien d’une « suite ». Pour autant, Le désenchantement du monde n’était pas un crayonné rapide, né d’une intuition. J’ai consacré à sa rédaction une dizaine d’années de travaux préparatoires. A partir de ce matériau, je faisais un certain nombre de propositions sur les liens entre religion et politique. Quelle est la part organisatrice du religieux dans l’histoire des sociétés ? Comment l’Occident en est-il venu, sur cette base, à « sortir » de la religion ? Pourquoi ce « désenchantement du monde » constitue-t-il notre originalité ? Pourquoi s’est-il fait à partir du christianisme, paradoxale religion de la sortie de la religion ? Dans L’avènement de la démocratie, j’applique mes propositions à un cadre précis. Je remets en jeu mon modèle. Je le confronte de façon concrète et circonscrite aux deux crises de croissance de la démocratie : celle des années 1930 et celle des années 1970. L’avènement est une histoire philosophique du XXe siècle, une théorie de la démocratie, une anatomie du monde « désenchanté ». Notre monde, sorti du religieux, reste travaillé – voire organisé – par la religion dont il n’a pas toujours la mémoire et moins encore la maîtrise.