Fiche de lecture du livre de Gauchet, La religion dans la démocratie, qui met en perspective l’évolution de la laïcité en France depuis ses origines.
I. Rappels historiques
- une « phase absolutiste » : de la fin des guerres de religion (1598) à la Révolution française (constitution civile du clergé) ;
- une « phase libérale et républicaine » : du concordat napoléonien à 1975.
La pensée politique moderne (de Grotius à Spinoza) se constitue sur une base absolutiste en matière de religion.
absolutisme : exigence de placer l’autorité collective dans une position d’éminence telle qu’elle soit fondée à se subordonner les choses sacrées. C’est seulement par ce moyen que l’autorité collective peut remplir sa mission pacificatrice.
A partir de la fin du XVIème siècle, formule clé des auteurs absolutistes : « l’Eglise est dans l’Etat, l’Etat n’est pas dans l’Eglise. »
D’une part, la réaffirmation gallicane et absolutiste des légitimes prérogatives du souverain temporel en matière d’administration des choses sacrées (cf. contestation janséniste), d’autre part la réappropriation du principe de la souveraineté au profit de la Nation (cf. Lumières), débouchent sur la constitution civile du clergé.
Au XIXème siècle, on assiste à un phénomène nouveau et crucial : la mise en place d’une bipartition du collectif entre une sphère proprement politique et une sphère civile (sphère de la vie publique/ sphère des intérêts privés).
Jean Baubérot interprète le compromis du concordat comme un « premier seuil de laïcisation » : l’Eglise est consacrée en tant qu’institution socialement prépondérante, au nom de son utilité et de l’objectivité des besoins religieux, tout en étant politiquement subordonnée. Elle passe du dehors au dedans, et c’est en cela que consiste l’effet de seuil : elle perd sa vocation englobante pour devoir se contenter désormais d’un rôle de premier plan à l’intérieur d’une société qu’il ne lui appartient plus de normer dans son ensemble.
cas américain : la religion civile désigne la transposition dans la sphère publique d’un christianisme de la société civile ramené à son plus petit commun dénominateur, de manière à neutraliser les susceptibilités confessionnelles. La séparation des Eglises et de l’Etat, très tôt opérée, et dictée par la pluralité des dénominations religieuses, n’empêche pas une connivence dernière de l’autorité et des croyances, autour de leur racine commune, au sein de ce qui demeure « A Nation under God ».
cas français : il ne s’agit pas pour l’Etat de se séparer des confessions, mais de la religion même, pour autant que la présence d’un catholicisme hégémonique et la nature des prétentions de l’Eglise romaine transforment le problème d’une religion particulière en problème de la religion en général. Le problème est plus lourd que dans le cas américain, son issue ne peut passer que par de tout autres moyens. Il exige de trouver une alternative non religieuse à la religion, dans laquelle la religion puisse entrer. L’équation à résoudre dans le cas français est celle-ci : « englober la religion, les religions sans les violenter, depuis un plan qui leur soit supérieur, tout en étant ultimement acceptable par elles. »
« la refondation des parages de 1900 s’est jouée aussi sur le terrain « métaphysique », le terrain de la signification métaphysique de la liberté politique, de la puissance des hommes de décider collectivement de leur destin. Bien que de façon diffuse, la bataille décisive s’est livrée là. L’Etat républicain y a gagné la légitimité intellectuelle, morale, spirituelle dont il avait le plus besoin, celle susceptible de rallier dans la durée le plus grand nombre des fidèles, en dépit des anathèmes de leurs chefs. » (p.71)
Eglise--> hétéronomie
Etat --> autonomie
(cf. Du contrat social)
« La Révolution est amenée à refaire pour son compte le chemin de pensée conduisant de la subordination politique de la religion à l’affirmation métaphysique de l’autonomie. » (p.75)
Nous sommes sortis de l’ère d’une autonomie à conquérir contre l’hétéronomie. Cela parce que la figure de l’hétéronomie a cessé de représenter un passé toujours vivant et conséquemment un avenir toujours possible. L’intégration des religions dans la démocratie est consommée ; le catholicisme officiel lui-mêrme, si longtemps réfractaire, a fini par s’y couler et par en épouser les valeurs. Un mouvement qui s’est traduit, sur le plan obscur, mais capital, de la théologie implicite que j’évoquais à l’instant, par un nouvel éloignement de Dieu. Il est devenu incongru ou grotesque de mêler l’idée de Dieu à la norme de la société des hommes, et plus encore de rêver d’on ne sait quelle conjonction entre les nécessités de la terre et l’inspiration du ciel. [...] Nous nous trouvons dans un moment kantien - le moment où se parachève la dissociation opérée par Kant entre la connaissance selon l’homme et la science divine, moyennant l’élimination de tout ce qui avait pu paraître de nature à restaurer l’accès au suprasensible, et moyennant l’expurgation de ce qui, chez Kant même, maintenait malgré tout l’enracinement de l’homme dans le suprasensible. Autrement dit, l’autonomie l’a emporté ; elle règne sans avoir à s’affirmer en face d’un repoussoir fort de l’épaisseur des siècles, et cela change tout.
Cela change de fond en comble les horizons et les conditions d’exercice de la démocratie. La politique a perdu l’objet et l’enjeu qu’elle devait à son affrontement avec la religion. Invisible et brutale, une onde dépressive surgie vers 1970 a entraîné la révision drastique des objectifs à la baisse, à tel degré que les espoirs investis hier encore dans l’action collective nous sont devenus proprement incompréhensibles. Sous cet angle, la redéfinition de la démocratie à l’œuvre depuis un quart de siècle participe bel et bien du même processus que la désagrégation du socialisme réel. Si éloignés qu’ils soient dans leurs expressions, les deux phénomènes n’en sont pas moins secrètement solidaires en profondeur. Ils relèvent d’un même déplacement fondamental du croyable, qui a ruiné, ici, la vraisemblance de la solution communiste à l’énigme de l’histoire, et défait, là, le sens de l’aspiration au gouvernement de soi collectif. C’est à cet évidement primordial qu’il faut rapporter la déperdition de substance qui affecte la figure de notre République et qui la réduit peu à peu à un décor, certes glorieux, mais inhabité. Son cas n’est pas isolé, mais comme c’est en France que la sublimation de la politique en tant qu’alternative à la religion a connu son développement le plus poussé, c’est là aussi que son recul acquiert le plus de relief. (...) Rien ne pourra restituer leur ancienne énergie spirituelle au sacerdoce du citoyen, à la majesté morale de l’Etat, aux sacrifices sur l’autel de la chose publique. Ces instruments cultuels ont irrémédiablement perdu leur fonction. Plus n’est besoin de dresser la cité de l’homme à la face du ciel. Nous sommes en train d’apprendre la politique de l’homme sans le ciel - ni avec le ciel, ni à la place du ciel, ni contre le ciel. L’expérience ne laisse pas d’être déconcertante. »
« L’incarnation de la dépendance envers l’au-delà dans une autorité d’ici-bas ne veut à peu près plus rien dire pour personne, y compris pour la conscience la plus pénétrée de sa dette envers le divin. »
« L’image de l’autonomie qui en procédait par renversement a perdu son ressort dynamique. »
« L’autonomie n’est plus rien que la donnée première, et terre à terre, de notre condition. »
« ce n’est pas la découverte subite des vertus de la diversité qui a précipité le sacre de la société civile, c’est la disparition de l’alchimie qui était supposée se dérouler dans la société politique qui a porté au premier plan et fait apparaître en pleine lumière la société civile dans sa diversité. [...] Celle-ci n’était aucunement ignorée ou réprimée ; elle était simplement ce qu’il s’agissait de dépasser, au profit de la construction d’une unité supérieure, idéalement destinée à faire se rejoindre la collectivité avec elle-même. [...] L’homme (privé) avait à revêtir les habits du citoyen. [...] Pour la première fois, à la faveur de sa déliaison d’avec l’Etat, la société civile se donne à appréhender complètement en dehors de la politique, dans la bigarrure et dans l’immédiateté de ses composantes. Plus de conversion dans un langage supérieur à opérer : les données du champ social sont à prendre telles quelles. Pas de réduction de leur multiplicité à mener en fonction des choix suprêmes de la collectivité : les différences qui les séparent sont non seulement irréductibles, mais elles représentent un valeur en soi. »
Se pose le problème de l’identité de l’individu : deux phases :
1- avant : rejoindre l’universel, se défaire de ses particularités pour rejoindre l’universel : seul moyen d’entrer en dialogue avec autrui ;
2- à présent : faire de ses particularités individuelles son identité : mettre en valeur ses singularités (je suis basque, je suis homosexuel...) pour entrer en dialogue avec autrui. « Vous avez à rejoindre ce qu’il vous est donné d’être extérieurement. » « Le vrai moi est celui qui émerge de l’appropriation subjective de l’objectivité sociale. » (p.124-125)
Le pluralisme comme donnée et comme règle d’une société n’est pas la même chose que le pluralisme « dans la tête des croyants ».
La tolérance est un principe politique.
Le pluralisme est un principe intellectuel.
Au XXème siècle s’opère une relativisation intime de la croyance, fruit de la pénétration de l’esprit démocratique à l’intérieur même de l’esprit de la foi. Cela aboutit à une métamorphose des convictions religieuses en identités religieuses. Redéfinition identitaire des religions qui tend à les aligner sur des « cultures » pour les enrôler dans le concert « multiculturel » de nos sociétés.
« La métamorphose des croyances en identités est la rançon du pluralisme poussé jusqu’au bout, jusqu’au point où toute ambition universaliste et conquérante perd son sens, où aucun prosélytisme n’est plus possible. »
Une croyance s’argumente et se discute.
Une identité ne peut pas chercher à convaincre, elle est imperméable à l’objection. Une identité n’est pas animée de l’intérieur par une conviction qui vise à s’imposer. Mais elle est intransigeante, vis-à-vis de l’extérieur, sur le chapitre de la reconnaissance.
« La nouveauté est que, au rebours de l’ancienne règle qui voulait qu’on se dépouille de ses particularités privées pour entrer dans l’espace public, c’est au titre de son identité privée qu’on entend compter dans l’espace public.
La logique s’applique aux identités en général, mais les identités religieuses la portent à son expression la plus lisible, de par le rôle spécifique que conservent ou que retrouvent les religions. Si, par un côté, on l’a vu, le phénomène d’« identitarisation » tend à ne retenir d’elles que leurs formes extérieures et à les diluer en « cultures », par l’autre côté, la mutation fondamentale de la politique démocratique tend à leur réinsuffler une dignité et une utilité nouvelles, en fonction des besoins mêmes de la sphère publique, en tant que systèmes généraux de sens ou doctrines globales des fins. Soit précisément ce que la politique est désormais dans l’impossibilité d’offrir par ses propres moyens. Ce qu’elle est impuissante à fournir n’en demeure pas moins nécessaire ; aussi va-t-elle tendre à aller le chercher en dehors d’elle-même. La collectivité a besoin de se représenter les buts et les raisons entre lesquels elle a le choix, et l’autorité a besoin de se légitimer par la référence aux valeurs susceptibles de donner sens à son action, même s’il lui est interdit de prétendre en incarner substantiellement aucune. C’est la gymnastique compliquée à laquelle sont condamnés les détenteurs du pouvoir dans les démocraties d’aujourd’hui. Il leur faut aller chercher l’alliance des autorités morales ou spirituelles en tous genres au sein de la société civile, les élever à leurs côtés, les introniser comme leurs interlocutrices d’élection, cela non seulement en gardant une stricte neutralité à leur égard, mais en marquant leur différence. Le politique est amené à légitimer le religieux, dans une acception large, en fonction de sa propre quête de légitimité, comme ce dont il ne saurait participer ou s’inspirer, mais qui n’en représente pas moins la mesure dernière de ses entreprises. La puissance publique, autrement dit, est naturellement portée à reconnaître ces identités soucieuses de se faire reconnaître. C’est cette conjonction d’intérêts que scelle la politique de la reconnaissance. Une politique qui trouve sur le terrain religieux, en tout cas dans le contexte français, compte tenu des enjeux attachés par l’histoire aux rapports entre les deux puissances, son plus éminent théâtre d’application. »
La ruse de l’Etat
Cependant, la différence entre Etat et société civile reste nettement marquée. En effet, il s’agit pour les communautés d’être reconnues dans leur singularité, et non pas de participer politiquement à la vie politique (par exemple en tendant à se transformer en partis politiques). « Il s’agit de peser sur la politique au travers d’un langage délibérément non politique, invoquant l’exigence éthique ou l’appel de l’esprit. » Mais de leur côté, les détenteurs du pouvoir acceptent tout à fait de reconnaître ces communautés dans leur pluralité parce que cela leur permet de mieux marquer leur différence. L’Etat n’est qu’un instrument au service de la société civile, et c’est la société civile qui formule les buts ultimes au nom desquels doit être menée l’action publique. Mais une fois que les représentants de la société civile sont installés au pouvoir, il est exclu qu’ils endossent ce discours pluriel émané de la société civile, au moins du fait de cette pluralité elle-même. La fonction de l’Etat est de veiller à la coexistence des différentes fins, et à ce qu’aucune ne s’impose au détriment des autres. Par la reconnaissance de la pluralité, l’Etat peut donc se poser au-dessus de la société civile, instaurer une sorte de transcendance. Plus la pluralité augmente, plus l’Etat montre qu’il est « ailleurs ». C’est pourquoi, « la démagogie de la diversité a de beaux jours devant elle. »