Réforme, hebdomadaire protestant d’actualité, 05-01-2006, n°3157
Propos recueillis par Frédérick Casadesus et Jean-Luc Mouton
Dans une récente interview donnée au journal Libération, vous avez déclaré : «Avec les protestants, on est vraiment dans la politique et dans l’effort désespéré d’une minorité peau de chagrin pour essayer d’exister. Ils n’ont pas beaucoup de divisions. » Une sentence peu amène à l’égard du protestantisme…
Ces propos ont été rapportés d’une manière sommaire – c’est le journalisme ! Ils ne sont pas tirés d’une interview, mais d’une conversation sur l’anniversaire de la loi de 1905. Ils sont à replacer dans le contexte d’une analyse sur la stratégie des différents acteurs publics lors de la commémoration. D’une manière générale, ces commémorations ne contribuent pas à une réappropriation saine et sereine du passé. Elles se prêtent à une instrumentalisation d’éléments qui fonctionnent comme des symboles en permettant aux groupes impliqués de se positionner dans l’héritage. C’est ce qui s’est passé pour la loi de séparation. Il n’y a en réalité pas eu de débat sur ce thème. La société dans son ensemble a fait le gros dos et s’est accordée pour ne toucher à rien. Quelques voix dissonantes se sont fait entendre, dont celles des autorités protestantes. Et celle du ministre de l’Intérieur, qui s’animait d’autant plus qu’il savait que rien ne sortirait de cette affaire et qu’il pourrait ainsi, à bon compte, jouer le rôle du réformateur. J’ai relevé que les autorités qui s’expriment au nom des protestants s’inscrivaient dans un jeu analogue en suivant une stratégie de démarcation. Une stratégie qui donne à ceux qui la mettent en œuvre une meilleure visibilité publique. Mais, en aucune façon, je n’ai voulu blesser les protestants. Quand je parle de « minorité peau de chagrin » à propos des protestants, je ne veux vexer personne. Mon collègue Jean Baubérot lui-même parle d’une situation de déclin. Cette situation est commune à tous les groupes religieux.
Quel regard portez-vous sur les protestants d’aujourd’hui ?
De la même façon que la collectivité catholique de France s’est longtemps pensée comme la Fille aînée de l’Eglise, les protestants ont tendance à se considérer comme les fils aînés de la République. Une prétention historiquement fondée mais actuellement dépassée, parce qu’aujourd’hui nul ne remet en cause la République laïque. De même que les catholiques ne sont plus antilaïques, les protestants ne sont plus le fer de lance de la République laïque. Je pense que les autorités représentatives du protestantisme ont commis des maladresses sur ce sujet. Les protestants, comme les autres confessions, ont à reconsidérer leur place au sein de l’identité nationale.
Une minorité qui n’est pas une « peau de chagrin », si l’on se réfère à l’expansion de certains de ses courants évangéliques…
Les évangéliques représentent dans leur masse un courant sensiblement différent du protestantisme historique, même si la Fédération parle en leur nom. La vérité est qu’ils n’ont pas encore de représentants dans l’espace public. Une racine théologique commune ne suffit pas à composer une famille spirituelle homogène. Les évangéliques ont vocation, selon moi, à trouver une voix autonome. A partir d’un socle commun, ils représentent un courant religieux différent du protestantisme des sociétés européennes.
Refusez-vous, sur le fond, toute modification de la loi de séparation de 1905 ?
Pas du tout. Le paradoxe est que, sur le fond, je suis assez proche des positions de la Fédération protestante de France. Je suis même convaincu que de nombreux citoyens sont prêts à accepter des aménagements à la loi de 1905. La question est celle de la manière de procéder. La société française a fait un chemin considérable sur la question de la laïcité.
Intellectuellement, la cause est gagnée. Les citoyens français voient bien que la laïcité ne consiste plus à s’opposer à la France cléricale. Personne n’éprouve aujourd’hui de peur vis-à-vis de l’Eglise catholique – que le pouvoir politique ou social n’intéresse plus. L’opinion publique ne s’offusquerait sans doute pas de voir les institutions confessionnelles percevoir des subventions au même titre que les syndicats ou les organes de presse. Au plan local, les gens le conçoivent très bien. A Marseille, par exemple : la municipalité apporte un appui financier à une gamme très large d’organisations, y compris religieuses, sans que cela suscite la moindre réprobation. Mais lorsque le positionnement stratégique des acteurs prend le pas sur tout autre considération, le blocage est inévitable. Si on joue le symbole, si on veut montrer que l’on est le dépositaire de la juste ligne, on récolte le refus général. C’est pour cette raison que j’ai regretté la manière dont la Fédération protestante s’est exprimée, qui n’a pas contribué à faire avancer la réflexion. D’une manière plus générale, le fait que les représentants des confessions chrétiennes revendiquent toujours des privilèges philosophiques renforce à mon sens les tensions. Il est inutile, voire nuisible au débat public, de laisser penser qu’un chrétien, qu’il soit protestant ou catholique – il n’y a pas de différence pour moi sur ce point –, posséderait quelque chose de plus qu’un vulgaire laïc. Cette attitude me semble désuète et ne peut susciter que des méfiances inutiles, voire des rejets.
Les organisations religieuses doivent s’impliquer dans le débat démocratique sans revendiquer le moindre privilège de « sens ».
Beaucoup de voix s’élèvent aujourd’hui pour demander que l’on repense à nouveaux frais le modèle d’intégration conçu par la France. Quel est votre sentiment ?
Premièrement, n’exagérons pas : l’intégration se fait. Quand on affirme que la société française n’intègre pas, on commet une erreur. Certes, elle n’intègre peut-être que 60 à 70 % des immigrés, contre 80 à 90 % autrefois, mais elle continue à intégrer largement. Les dimensions du phénomène s’étant considérablement agrandies, les échecs sont plus spectaculaires. Je ne nie pas les problèmes. Je veux en rappeler la complexité. Tout d’abord, aucun des quartiers réputés difficiles n’est un ghetto complet. Les images trop massives déforment la réalité et n’aident pas à comprendre la situation. Ensuite, ne négligeons pas les apports de l’Etat- providence ! On peut discuter l’urbanisme des quartiers. Le parc de logements sociaux n’en comporte pas moins un confort matériel minimal, sans commune mesure avec ce qui existait jadis dans les taudis ou dans les bidonvilles que nous avons connus.
Autre cliché, le communautarisme. Je ne perçois pas aujourd’hui de dérive communautariste. Une communauté est un groupe social qui a autorité sur ses membres et qui définit la loi à laquelle les gens doivent obéir. Où existe-t-il de telles communautés dans la société française ?
Dans le débat actuel, on mélange tout. Au sens sociologique, toute immigration est communautaire, par simple réflexe de survie. La sagesse est de s’en accommoder. Par ailleurs, l’assimilation n’a plus cours. Il ne s’agit plus d’éradiquer les différences culturelles des immigrants. C’est le sens de l’évolution vers le multiculturalisme. Les sociétés actuelles sont devenues pluralistes, non seulement par leurs opinions, mais aussi par leur mode de vie, leurs traditions, etc. De ce point de vue, une certaine idée de la République a vécu. Les valeurs fondamentales restent les mêmes, mais elles s’accommodent d’une expression beaucoup plus ouverte des différences. Cette variété ne justifie nullement de crier au « communautarisme ».
On parle de reconnaissance « communautaire » à tout propos, dans le cas d’une orientation sexuelle particulière par exemple…
C’est un abus de mots. On a affaire, en la circonstance, à des phénomènes d’identité. Que les gays se reconnaissent entre eux comme formant une même « communauté », c’est parfaitement compréhensible. Mais cette « communauté » est purement identitaire. Elle ne menace pas la République. Elle ne s’affirme pas en dehors d’elle. Dans le même ordre d’idée, on ne peut pas parler de communautés protestante ou juive, mais d’identités communautaires protestantes ou juives. Les minorités, dans une société pluraliste, ont un comportement identitaire. Mais que des individus se réfèrent à un groupe commun n’implique pas qu’ils se soumettent à l’autorité de ce groupe ni que celui-ci constitue une enclave close. Il est au contraire une composante organisée parmi d’autres et une société de liberté.
La question de l’intégration des immigrés joue-t-elle – comme on l’a vu dans les banlieues – un rôle majeur dans ce qui semble bien être une crise du modèle français ?
Le mouvement migratoire ne concerne pas seulement la France, mais tout le continent. Les Européens qui ont peuplé la planète au XIXe siècle ne se sont pas donné la philosophie de la nouvelle réalité du continent : il est une terre d’immigration. Pourquoi les Etats-Unis intègrent-ils leurs immigrés beaucoup mieux que nous, alors même que l’Etat-providence y est sensiblement moins développé ? Parce qu’ils ont une identité forte à proposer. Parce que devenir américain est un honneur, un but, une image qui fonctionne et produit du rêve. Les Européens n’ont que le dénigrement de leur passé nationaliste, raciste, colonialiste à offrir aux nouveaux arrivants. Vous parlez d’une structure d’accueil ! Pour intégrer, il faut avoir une identité positive à proposer. Une notion porteuse de ce que nous sommes où les immigrants pourraient se reconnaître, voilà ce qui nous manque.
Plus généralement, cette difficulté à aborder le changement signifie-t-elle que notre continent, et particulièrement la France, est profondément conservateur ?
Le constat ne fait pas de doute. Mais il faut l’expliquer. Nous sommes les héritiers d’une grande histoire dans un pays qui est en train de devenir petit. L’idée se répand que changer, c’est se banaliser, se condamner à disparaître. Une véritable angoisse collective nous saisit. La mondialisation signifie pour les Français un énorme effort de transformation de leur modèle hérité de société. En sens opposé, la société française avait connu auparavant une période de bonheur dans la transformation et la modernisation, celle que l’on appelle communément les « Trente Glorieuses ». A ce moment-là, le mouvement du monde correspondait au « génie spontané » de notre pays : la construction des grands appareils d’Etat, la planification, etc. En revanche, le mouvement du monde qui a suivi la crise économique de 1974 est contraire, sur tous les plans, à cette manière traditionnelle de concevoir la politique, la société et le droit. C’est pourquoi la société française se crispe sur ses acquis alors qu’elle avait montré une grande ouverture au changement dans la période antérieure. La France ne se résigne pas être seulement une puissance commerciale moyenne. La mise en échec de cette ambition universaliste entraîne une dépression collective.
La France est-elle pour vous en déclin ?
Non, elle est inadaptée. Notre manière d’être et de penser est décalée avec la norme qui s’installe à l’échelle de la planète. Nous sommes en décalage par rapport à l’évolution actuelle du monde. Les Français attendent de l’Etat qu’il donne la direction. Mais, désormais, ce sont les sociétés qui donnent la direction, non pas sous la forme d’un choix concerté mais sous la forme du compromis entre les différentes forces qui composent la collectivité. Pour les Français, cette situation est monstrueuse à bien des égards. Ils ont l’impression de ne plus savoir où ils vont. La société française est orpheline de son Etat et du coup très vindicative à l’égard des hommes politiques. Mais il faut dire que les élites françaises ont mis beaucoup de temps à prendre conscience des changements qui s’opéraient. Elles ont menti, elles se sont menti à elles-mêmes. L’exemple de l’Europe est très révélateur : les hommes politiques ont « vendu » l’Union européenne en prétendant qu’elle serait une sorte de France en plus grand…
Quel regard portez-vous sur l’échec du référendum européen ?
Il faut redire que le mensonge mitterrandien à fait long feu : l’Europe n’est pas la France en grand et ne le sera jamais. Le « non » au référendum me semble largement le fruit de cette désillusion, d’autant plus qu’aucune explication alternative n’a été fournie, à un moment où l’Europe s’est profondément transformée. L’indéfinition de l’objet et du projet de l’Europe a atteint un point de non-retour. Le débat public autour de ce référendum a été pitoyable. Ceux qui refusent d’expliquer aux Français le monde dans lequel ils vont vivre portent une lourde responsabilité dans le délire antilibéral qui sévit de nos jours. C’est une thématique que les élites françaises ont ancrée dans ce pays. Et pas pour son bien ! Alors que la société française fonctionne de manière tout à fait libérale et ne semble pas s’en porter si mal. Du coup, les fantasmes l’emportent. Et sont même encouragés régulièrement. Exemple, la campagne du parti socialiste lors des élections européennes de 2004, qui a développé des arguments spécieux contre la « dérive libérale » de l’Union… Comment espérer, un an après, convaincre ses électeurs de voter « oui » à cette même Europe ?
Dans la situation actuelle de la France, quels signes d’espérance vous semblent-ils naître ?