Propos recueilli par Jonathan Bouchet-Petersen
Avez-vous lu “Da Vinci Code” ?
Non, mais je le lirai à coup sûr, d’autant plus que ce domaine religieux est en principe le mien. Avec Da Vinci Code, on est devant un phénomène assez surprenant dont l’interprétation mérite tout à fait d’être interrogée.
Le thème choisi par l’auteur vous surprend-il alors que l’on annonce en France la fin du religieux ?
Dan Brown est un Américain qui écrit dans une culture globalement très hostile au catholicisme. Ce genre de livre est typique de l’anti-papisme protestant et de l’idée que les gens du Vatican ont des trucs très louches à cacher. En lisant les interviews de l’auteur, on voit bien qu’il joue aussi délibérément sur le féminisme comme idéologie.
Dans le livre, c’est l’idée du “féminin sacré” ...
C’est très ambigu. Ça fait appel à une notion tout à fait contemporaine : il y a une protestation féministe contre le caractère machiste, paternaliste, masculiniste des religions établies. Mais quand l’auteur parle de “féminin sacré”, il fait simultanément appel à un thème religieux extrêmement archaïque. C’est le culte paysan de la fécondité, de la terre mère, de la grande déesse. Ce thème retrouve aujourd’hui une espèce de légitimité via une sensibilité New age, écologique avec Gaïa et l’idée de terre sacrée.
Le succès mondial du livre vous étonne-t-il ?
Pas du tout, car il coagule des éléments ultra contemporains avec d’autres très anciens, autour des ressorts classiques du complot et du secret. Le rapport équivoque à la réalité plaît. On aime croire que ça pourrait être vrai tout en sachant que ça ne l’est pas.
De la série “Dallas” au Péché originel en passant par la Coupe du monde 98, le mythe est partout. En avez-vous une définition générique ?
Non, justement, il n’y a pas de définition. Le succès de cette notion de mythe est d’ailleurs à la mesure même du fait qu’on serait bien en peine d’en donner une définition précise, ou même d’en proposer une élaboration un peu raisonnée et savante. Il s’agit d’un fait social qui est un fait de vocabulaire, car les faits sociaux sont pour une part importante des faits linguistiques.
L’utilisation moderne du mot mythe le galvaude-t-il?
Nous vivons dans une culture dominante qui n’est plus religieuse, mais rationaliste. Elle ne comporte pas de mythes, mais certains évènements importants, du passé - qui ont une valeur de formation dans notre société - ont une sorte de portée mythique. On peut dire ça à propos de la Révolution française ou de l’appel du 18 juin du général de Gaule.
Mais dans notre culture, cette notion de mythe est une transposition indue d’un passé religieux, sans qu’on sache bien quelle est au juste la pertinence du parallèle. C’est le problème d’appliquer une notion religieuse, qui a un sens assez précis, à un monde profane où en principe tout obéit à des règles et des raisons d’être qui n’ont rien à voir avec la religion. Or dans l’histoire des religions, le mot mythe désigne rigoureusement des récits à portée fondatrice : ce qui s’est passé là détermine la suite.
Y’a-t-il un évènement du XXe siècle qui réponde rigoureusement à cette définition du mythe ?
Oui. Nous célébrons cette année le 60e anniversaire de la libération d’Auschwitz. Là, on est pour de bon dans quelque chose de l’ordre du mythologique, y compris du para-religieux. Il y a un événement qui est saisissant, c’est un irréversible, un inoubliable.
Plus rien ne sera jamais comme avant. Auschwitz est donc légitimement un mythe, avec le danger, et on le voit bien, de faire de cet évènement quelque chose qui se déconnecte de la réalité. Dans ce cas, le mythe travaille contre la mémoire vraie. L’événement mythique d’Auschwitz risque de devenir incompréhensible.
Vous pensez donc que le mythe déforme la mémoire?