Des identités communautaires...sans communauté derrière

Libération, 10.3.2001

Entretien avec Gérard Dupuy

La campagne électorale pour les municipales a battu son plein, et on peut constater, au moins à Paris, qu'il n'y a pas de nationalisme parisien, même pas de «clochemerlisme». Paris est une non-identité...

C'est ce qui semble. Mais c'est un cas très particulier. Je ne suis pas sûr que, sans aller plus loin que la banlieue voisine, on ne trouverait pas des exemples d'identité locale forte, nourrie, entre autres, de la différence avec Paris... Globalement, cela dit, si l'on compare la France à des pays voisins, le sentiment d'identité locale y est beaucoup moins fort. Le jacobinisme qu'on nous impute correspond bel et bien à un sentiment relativement faible des appartenances locales et à un sentiment fort, malgré tout ce que l'on dit, de l'appartenance nationale. Ce qui n'a rien à voir, d'ailleurs, avec le patriotisme.

Vous constatez l'érosion de l'instance globalisante liée à un esprit citoyen. Mais ce citoyen, c'est pour la France qu'il se faisait jadis tuer, beaucoup plus que pour la république!

L'un des changements majeurs de la période récente est justement qu'on ne lui demande plus de se faire tuer! Je ne sais pas si l'on assiste effectivement à la fin de la guerre, comme de bons auteurs le plaident. En tout cas, en Europe, elle n'appartient plus à l'horizon du plausible immédiat.

Mais cela remet en cause le nationalisme?

Peut-on parler d'une érosion du nationalisme? En Europe, en général, le fait est acquis. Je pense, en même temps, qu'il ne faut pas se tromper sur la nature du phénomène: il y a la surface et il y a les profondeurs. Nation et nationalisme ne sont pas nécessairement liés. Il faut la nation pour susciter les nationalismes, mais on peut avoir la nation sans le nationalisme.

L'effacement de ce dernier est un point irréversiblement acquis dans l'espace européen, pour une raison cognitive simple: le nationalisme implique un sentiment de l'universalité de sa particularité. Qui peut aujourd'hui, dans le monde où nous vivons, et même en étant très peu informé de ce qui se passe ailleurs, croire à l'universalité de sa particularité? L'idée que la France a un message spécifique à délivrer au monde, ou l'Angleterre, ou l'Allemagne, ou l'Italie, est morte. Elle n'est plus croyable, tout simplement.

Mais ces enracinements nationaux qui ne sont plus combatifs, affirmatifs, prosélytes, demeurent très profonds. L'une des choses que je redoute le plus, pour l'avenir, c'est ce que l'on pourrait appeler le nationalisme inconscient, fondé sur l'ignorance des autres. Chacun convient qu'il n'est pas un exemple pour le monde mais s'autorise à ignorer le reste du monde.

Mais le monde n'a jamais été aussi cosmopolite!

Nos contemporains connaissent une sorte de grammaire universelle du monde. Ils ont l'usage des choses qu'on retrouve partout: la science et la technique, qui sont notre premier moteur, et un certain nombre de règles, économiques, juridiques, voire sportives. Les règles du football sont les mêmes à Mexico, à Stockholm et à Dakar.

Mais cette ouverture est compatible avec une assez remarquable ignorance des voisins, saisis dans leurs particularités. C'est l'un des principaux problèmes de l'Europe. Les Européens se comprennent très peu les uns les autres dans leurs singularités. Ils sont très enfermés, implicitement, chacun dans la sienne, sans que cela revête l'aspect d'un chauvinisme belliqueux.

Il n'y aurait donc pas d'identité européenne?

Non. En quoi, d'ailleurs, consisterait-elle? Il existe une identité européenne vague et confuse, forcément très élitiste, parce que c'est une identité par différence avec le reste du monde, l'identité du «gratin» mondialisé, qui, au sortir d'un vol intercontinental, déclare: «Quand je reviens à Paris, à Berlin ou à Londres, je me sens européen...» Cela ne forme pas un sentiment de masse. Mais, hors de l'Europe, le patriotisme explicite est bien vivant. La plus grande puissance du monde reste une nation messianique: les Etats-Unis continuent de se tenir pour porteurs de la mission d'apporter la liberté et la prospérité au monde, éventuellement, sans trop lui demander son avis. Par ailleurs, on ne peut pas dire que, du fond de leur malheur, les Russes sont tout à fait sortis de l'idée d'un destin russe. De même pour les Chinois. Donc attention à ne pas se précipiter! Et même dans notre province européenne, il faudrait nuancer le tableau.

Par exemple, avec les identités infranationales?

Mettons entre parenthèses les cas de micronationalisme ou de néonationalisme, réels au Pays basque ou en Corse, mais dont on sait qu'ils ne touchent qu'une minorité, certes parfois très déterminée. Dans la majorité des cas, le phénomène est d'une autre nature. Les identités nouvelles n'affichent pas de véritable consistance collective; elles reposent sur des affirmations individuelles. Moi, en tant qu'individu, j'ai et je revendique une identité, éventuellement territoriale, mais pas nécessairement. Cela ne donne pas la capacité à former des communautés. Il existe des affirmations communautaires mais sans communauté derrière. Parce que ces communautés ne sont faites que d'individus qui sont prêts à tout sauf à une chose: abandonner ne serait-ce qu'une parcelle infime de leur libre arbitre à la dite communauté, laquelle ne peut pourtant pas être une vraie communauté sans cela.

Ne peut-on parler, en un sens détourné, de stratégie de distinction?

Les identités sont d'abord une manière pour les individus de se définir subjectivement. Elles trompent, parce qu'elles fonctionnent par appropriation subjective d'une réalité objective, qui est ethnique, religieuse, sexuelle... Du dehors, on voit le découpage des populations. On oublie le moteur personnel. Au surplus, l'identification se fait toujours, point important, sous le signe de la minorité. Une bonne identité, c'est une identité minoritaire.

On a tout de même plutôt l'impression d'une anomie ou d'un anonymat qui gagnent du terrain?

Oui et non. Le facteur clé, c'est la panne de la commande centrale. Les Etats n'ont plus le commandement, pour nombre de raisons, y compris quasi mécaniques. Les grands systèmes organisationnels ne fonctionnent plus - c'est le sens profond de l'échec des socialismes réels. Non seulement ces systèmes dysfonctionnent de façon majeure, mais ils ne sont plus légitimes. Ils n'ont plus le pouvoir d'entraîner vers un but bien identifiable, ce qui était leur justification. Dans les Etats - mais c'est vrai aussi dans les entreprises - apparaît un réaménagement général des relations d'autorité, parce que la capacité des appareils à prévoir et à s'adapter fait problème. Il vaut mieux diffracter les choix, pour être plus rapide et pour qu'une erreur centrale n'entraîne pas des effets catastrophiques dans toute la chaîne. D'où la démultiplication des acteurs, alimentée par une très forte affirmation individuelle.

Entre ces différentes forces, l'évolution va vers l'anonymat-anomie dont vous parlez. Mais il ne faut pas sous-estimer la force des régulations automatiques. C'est ce que désigne la notion de «gouvernance globale». Si on est plus pessimiste, ce qui serait plutôt mon cas, on dira qu'on va vers une «société politique de marché».

Et celle-ci porterait à la décentralisation?

La capacité de gestion est renvoyée à une échelle plus modeste: toujours la démultiplication des acteurs. La régulation d'ensemble est renvoyée, elle, vers des organes supraétatiques. Le tout compose un système dont personne ne tient les manettes et qui constitue bien, pour finir, un marché d'un genre particulier. Ce n'est pas de commerce qu'il s'agit mais de la fabrication d'une codécision générale par interaction de niveaux et agrégation automatique.

A propos de cette «diffraction» de la décision, n'y a-t-il pas une rigidité française, illustrée notamment par le débat sur la Corse?

Le cas corse ne va pas aider les Français à se faire des idées claires sur la question. Il n'est jamais très pédagogique de commencer par le plus inextricable...

Le positif du moment est la prise de conscience du caractère pluraliste des démocraties et ce, dans un sens qui ne se réduit pas aux alternances et à la tolérance des oppositions. Des gens très différents, d'opinions très éloignées, manifestent leur sentiment dans un processus où il ne s'agit pas de faire triompher une vérité qui s'impose à tout le monde mais où la majorité, quand elle est au pouvoir, n'opprime pas la minorité et tient compte de ses avis, en donnant à ses décisions un caractère de compromis. C'est un acquis, un acquis récent en France, et qui trouble encore beaucoup de gens.

Mais, ce que les Français sont en train de découvrir, par la même occasion, c'est que le pluralisme a forcément une traduction territoriale. Il y a le pluralisme des opinions politiques, le pluralisme des acteurs sociaux, qui font valoir leurs intérêts, mais il y a aussi une inscription dans l'espace de la diversité collective que le processus démocratique a pour fonction de mettre en forme et de gérer. Et cela, bizarrement en France, c'est d'une certaine façon le plus dur à faire accepter.

N'est-ce pas dû au style de découpage territorial qui y est pratiqué?

La difficulté est archiconnue: elle tient à l'extraordinaire dispersion locale. 36 000 communes, cela ne facilite guère les choses... Du coup, il n'y a pas vraiment de ville mais des poussières de communes autour d'un noyau dur. Cet éparpillement recoupe très souvent des inégalités sociales majeures, selon la hiérarchie centre-périphérie... La réorganisation des territoires est indispensable, afin que le pluralisme territorial prenne corps. Il s'agit de donner à ces communautés territoriales une voix dans le concert global pour faire valoir de manière efficace leur particularité. Ce rôle a toujours été exercé dans les coulisses par les parlementaires; leur vraie fonction a toujours été, en réalité, non pas de représenter l'intérêt général, mais les intérêts de leur circonscription. D'où ces systèmes complexes de cumuls qui permettaient aux grands féodaux d'arracher au centre des avantages pour leur province, leur département, leur ville.

L'un des enjeux de l'évolution actuelle est de changer le système en faisant de cette partie officieuse une partie explicite du processus politique. Il faut, d'une manière ou d'une autre, définir institutionnellement une représentation des particularités territoriales. Il reste à choisir les bons niveaux.

Pourquoi les résistances à ce changement?

Le problème sur lequel on bute est que le pouvoir local, à commencer par le pouvoir municipal, n'est pas engageant. Il est notabiliaire et clientélaire, personnalisé à l'excès et mal contrôlé. Le fait qu'il soit «populaire» n'est pas forcément un gage de bonne santé. Il y a de mauvaises raisons d'être populaire dans des monarchies tempérées par le clientélisme. Le «maillage du tissu associatif», comme on dit en jargon politicien, efficace pour s'assurer des fidélités, ne recouvre pas toujours des choses ragoûtantes. En outre, la presse et les médias locaux ne fonctionnent pas comme des contre-pouvoirs; ceux-ci n'existent qu'au niveau national. On ne peut pas parler de décentralisation sans soulever le problème de la démocratisation des pouvoirs locaux. Je crois l'évolution décentralisatrice inévitable mais, en même temps, je comprends les réflexes des gens qui s'insurgent là contre. Il y a une vraie difficulté. L'Etat de droit, en France, n'existe qu'au niveau national. Son équivalent au niveau local reste à inventer.