Le Point, 12 décembre 2003, n°1630 - Page 44.
Entretien réalisé par Charles Jaigu
Marcel Gauchet est un penseur majeur du fait politique contemporain. Le rédacteur en chef de la revue Le débat a publié, cet automne, un livre d'entretiens, « La condition historique » (Stock). Il revient pour Le Point sur les atouts et les failles du ministre de l'Intérieur.
Le Point : Nicolas Sarkozy est-il l'homme politique de l'année ?
Marcel Gauchet : Son énergie impressionne. Ce qui rappelle beaucoup quelqu'un : Sarkozy, c'est le clone de Jacques Chirac il y a trente ans ! Il a la même énergie diabolique, la même conviction qu'il faut être sur la brèche au quotidien. Le Chirac ministre de l'Agriculture de Georges Pompidou, qui connaissait chaque vache de France par son prénom, faisait lui aussi des miracles. Sarkozy a sans contestation possible remobilisé son administration. Il a restauré le B-A-BA de l'action publique. Mais est-ce miraculeux qu'un ministre de l'Intérieur se batte pour que l'Etat interpelle le voleur et le dealer ? Ce qui est étonnant, c'est plutôt que son prédécesseur, Daniel Vaillant, ait annoncé en prenant ses fonctions : « Je ne serai pas le premier flic de France » ! Ce qui est incroyable, c'est que l'on ait pu considérer que la sécurité routière était un sujet secondaire.
Le Point : Il est le premier ministre de l'Intérieur de droite qui laisse la gauche sans voix.
M. Gauchet : Il a emprunté aux agences de communication américaines l'art de couper l'herbe sous le pied des adversaires en recyclant leurs bonnes idées. La réforme de la double peine en est un exemple. Il a compris la demande de restauration de l'autorité publique, et il a trouvé un dosage acceptable entre respect du droit et fermeté. Avec lui, on tourne la page des années Mitterrand, pendant lesquelles la droite apparaissait autoritaire et répressive et la gauche ouverte et libérale. Le laxisme mitterrandien a coupé la gauche de la tradition de respect de l'autorité de l'Etat qui faisait son identité. C'est l'un des problèmes des socialistes aujourd'hui. Le fonds de commerce antiautoritaire ne convainc plus. Désormais, aucun homme de droite sensé ne tiendra plus le vieux discours sur l'insécurité et l'immigration zéro, et aucun responsable de gauche n'osera dénoncer le « fantasme sécuritaire » au nom du « sentiment d'insécurité ». Nicolas Sarkozy s'est habilement emparé de la conviction - qui vient autant du gaullisme que de la gauche jacobine - que l'Etat a la capacité d'agir sur la collectivité, et il s'est taillé une image de ministre moderne.
Le Point : Pourtant, le bilan de Sarkozy n'est pas gagnant sur tous les plans...
M. Gauchet : Quand il attaque des sujets plus politiques - la Corse, l'islam en France -, il ne fait pas de miracles. Pour l'instant, il profite d'un phénomène d'opinion, et on ne retient pas ses échecs. Le ministère de l'Intérieur, à court terme, est une bonne affaire, car il est tout de même plus facile de faire de la police avec les policiers que de faire de l'enseignement avec les enseignants ! La pédagogie libertaire est morte, mais faire passer le changement de direction à l'Education nationale prendra des années. Luc Ferry, de ce point de vue, a une tâche bien plus rude devant lui.
Le Point : Son choix de collaborer avec l'ensemble des instances de l'islam en France, y compris sa branche radicale, l'UOIF, vous semble-t-il convaincant ?
M. Gauchet : Son calcul vis-à-vis de l'islam n'est pas absurde. Il s'inscrit d'ailleurs dans la continuité de la doctrine du ministère de l'Intérieur, car c'est une initiative qui remonte à Pierre Joxe. Pourquoi ne pas chercher l'alliance avec l'autorité morale des imams, jouer la carte de la religion contre la délinquance, quand on sait - oublions le politiquement correct - que les foyers de délinquance se trouvent plutôt du côté des jeunes beurs des cités ? Mais il n'a pas toujours le bon réglage : il faut toute la faveur dont il jouit pour oser dire qu'on va recruter un préfet musulman au nom de la discrimination positive. Il est normal que Chirac l'ait rappelé à l'ordre.
Le Point : Il irrite ou il séduit par son style direct, sa façon d'avouer son ambition présidentielle...
M. Gauchet : Sa force et sa limite, c'est qu'il s'est autofabriqué à partir de ce qu'il pense être la construction de la meilleure image possible. Il monte en première ligne, se déplace partout où ça chauffe, il répond à un besoin d'efficacité et d'action. Et il a raison en un sens, c'est aussi cela, le métier politique. Mais je ne crois pas qu'il ait la capacité d'incarner un projet. Malgré l'excellence de ses résultats, Nicolas Sarkozy est un second rôle. Dans la société politique française, il y a ceux qui incarnent une tradition, un milieu, un ensemble de valeurs, tels Mendès France, de Gaulle ou Mitterrand. Même Chirac a fini à la longue par incarner une certaine France. Et puis il y a les opérationnels, ceux qui mettent la politique en musique, avec plus ou moins de talent. A ce jour, Nicolas Sarkozy ne représente que lui-même : il n'incarne ni une valeur ni une idée.