Le français dans le monde, mars-avril 2005 - n°338
Entretien avec Marcel Gauchet
Depuis une trentaine d’années les conditions de naissance des enfants ont changé. Ils sont devenus ce que vous appelez, après Henri Leridon, « les enfants du désir ». Qu’entendez-vous par là ?
Marcel Gauchet- Aujourd’hui la plupart des enfants naissent désirés du fait de la maîtrise donnée aux femmes du cycle de leur fécondité. C’est une banalité de dire que la contraception, l’avortement, les techniques de conception médicalement assistée… ont provoqué un bouleversement dans la manière de procréer. Mais on n’a pas mesuré à quel point ces données modifient littéralement la condition humaine et en particulier la manière, pour les nouveaux venus, d’entrer dans la vie. Jadis il existait aussi un puissant désir d’enfant mais il était mu par l’idée de la transmission. La famille possédait une terre, une boutique, un nom et souhaitait que ce capital se perpétue. La place du nouveau-né était marquée d’avance dans la chaîne des vivants. L’enfant était l’expression d’un processus vital dont les parents étaient, en quelque sorte, les acteurs momentanés. Alors qu’aujourd’hui la situation se caractérise par l’individualisation du regard porté sur le nouveau venu : c’est lui et pas un autre. Cette individualisation précoce crée d’énormes changements dans l’attitude des parents mais aussi dans la manière dont cet enfant va effectuer son parcours à travers l’éducation de la famille, de l’école puis de la société tout entière.
Il semble pourtant que la société actuelle se compose dans son ensemble d’individus correctement profilés pour le rôle qu’ils ont à y tenir.
MG- Individu, on le devient en s’appropriant sa propre vie à un moment donné. Or, quand on est posé d’emblée par les autres comme un individu, il est beaucoup plus difficile de devenir une individualité par soi-même. Aujourd’hui, les jeunes sont reconnus comme des individus par les adultes, par l’école, par la société. Cette reconnaissance n’est qu’une coquille vide. Devenir réellement des individus de l’intérieur de soi, indépendamment des attentes des autres est probablement plus difficile que ça n’a jamais été. Le secret douloureux qui mine bien des enfants rois est souvent la rançon de cet accueil d’un nouveau type.
Les adolescents ne se révoltent-ils plus ?
Les adolescents sont transgressifs. Ils vont assez naturellement chercher du côté du dépassement des limites ; mais dans le monde d’aujourd’hui les limites sont floues, ce qui peut expliquer le recours aux drogues ou à certains phénomènes de délinquance. Ces conduites dénotent une grande incertitude existentielle fondée sur le « Qui suis-je ? ». Jadis les enfants se révoltaient en cherchant à être autre chose que ce que les parents avaient décidé pour eux. Aujourd’hui on leur dit « Tu es toi. » Quelle angoisse ! Il faut trouver un contenu à cette injonction, mais où le trouver ? Par rapport à quoi le définir ? La réponse se trouve plus souvent sur un désir de fuite que de révolte.
Doit-on parler de « jeunes » ou d’ « adolescents » ?
Tous les mots qu’on utilisait pour définir cette période allant de l’enfance à l’état adulte font l’objet d’un énorme flottement. Jadis, l’adolescence était calée sur la puberté et s’arrêtait avec l’entrée dans la vie active qui, idéalement, correspondait avec l’âge de la majorité légale. On vit actuellement dans une sorte de porte à faux. À seize ans, âge limite de la scolarité obligatoire, les sujets ne sont pas prêts pour affronter l’existence active. Tous les repères ont bougé. L’adolescence aujourd’hui va approximativement de douze à vint-cinq ans.
Vous notez un deuxième paramètre à prendre en compte qui est l’allongement de la durée de la vie…
L’allongement de la durée de la vie (de l’ordre d’un trimestre par an) entraîne, presque mécaniquement en retour un allongement de la période de formation. Là encore on n’a pas analysé les conséquences de cet état de fait. Quand on se prépare à soixante années qui vont se dérouler dans une société en perpétuel changement toute formation spécifique paraît limitative.. L’école se doit de préparer à la vie réelle sous le signe de la durée et du changement. Elle doit permettre d’accumuler du potentiel sans le resserrer dans des spécifications prématurées. Historiquement, on a commencé à la fin du XIXe siècle par parler d’instruction publique. Il s’agissait de former des citoyens pour une société bien définie. Puis le terme a paru trop restrictif et on est passé à l’éducation nationale reconnaissant ainsi que l’école préparait à l’existence dans tous ses aspects. Maintenant le mot même d’éducation apparaît trop étroit par rapport à ce dont l’institution est en charge. Je propose le mot de formation, non pas dans son sens professionnel, mais dans le sens large de l’autoconstitution d’une individualité pour son entrée dans la vie. Il est en effet devenu très difficile de définir ce qu’il faut apprendre et tous les enseignants ont entendu leurs élèves se plaindre en se demandant « ça sert à quoi ce qu’on apprend ? » Concilier le regard tourné vers l’avenir et les savoirs de l’école hérités du passé constitue une tension devant laquelle ils se trouvent démobilisés. Cette double orientation produit un grand écart très difficile à vivre.
Le rêve partagé par toute la société d’une éternelle jeunesse ne crée-t-il pas également une difficulté entre le professeur adulte et ses élèves ?
On est totalement sorti de l’idée que le monde des adultes comporte une autorité naturelle sur les jeunes générations. Ma génération n’était pas béate devant les adultes mais ils avaient sur nous un énorme avantage: ils possédaient une indépendance que nous n’avions pas ; ils savaient des choses que nous ne savions pas. Cette autorité-là a totalement disparu. Plus rien ne subsiste comme repère de connaissance de la vie qui serait l’apanage des adultes par rapport aux jeunes. Traditionnellement une des idées motrices qui animaient les jeunes était qu’ils feraient mieux que leurs aînés. Cette rivalité a disparu et il est bien difficile de définir le rapport existant entre les jeunes et les adultes sauf qu’à l’inverse de ce qui se passait précédemment les adultes envient aux jeunes leur jeunesse. L’âge adulte se caractérisait par le fait d’être marié, d’avoir un métier, de savoir qui on était. Cette détermination, vue jusqu’à une date récente comme positive, est aujourd’hui considérée comme une limitation. Difficile pour les jeunes de sortir de l’âge envié où tout est possible pour accéder à l’état limité d’adulte.
N’est-ce pas le fait de gagner de l’argent qui détermine finalement l’état adulte ?
Oui, mais gagner de l’argent pour quoi faire ? La justification est vague, sauf que l’argent sert à multiplier les possibles. Gagner de l’argent, c’est conserver le possible juvénile.
Dans ces conditions, quel contenu donner à l’école ?
On ne peut pas aborder l’avenir sans connaître le passé. C’est plus vrai que jamais. Les jeunes ont envie de savoir, tout en admettant que les choses ne seront plus comme avant. Il s’est passé une grande rupture civilisationnelle qui remet en question la manière de transmettre. Les enseignants vivent une transition historique que personne ne maîtrise. Ils affrontent des difficultés inédites. Ce qu’on leur a appris ne convient plus. De nombreux dysfonctionnements sont liés à cette situation et c’est normal. Il faut surtout dédramatiser ce qui se passe. Beaucoup vivent cette situation comme un échec personnel. Il est important d’expliquer à l’institution qu’il s’agit d’un problème de civilisation. Les professeurs n’ont pas à rougir s’ils sont démunis devant cette situation. On ne saura ce qu’il faut faire qu’au terme d’un processus d’élaboration collective qui va prendre du temps. Expliquer l’histoire ou le phénomène religieux se heurte aux mêmes difficultés tant le décalage par rapport au passé est énorme. Mais ces difficultés sont surmontables. Seulement, elles ne se résoudront pas à coup de circulaires ministérielles… Tout est à remettre à plat en prenant en compte ce que sont les enfants aujourd’hui.
Une fois décomplexés, que doivent enseigner les professeurs ?
Ils vont se mettre à travailler en fonction de ces nouvelles données. Ils vont réfléchir, tâtonner, expérimenter. Prenez l’exemple de la littérature. Plusieurs professeurs ont constaté le manque d’intérêt de leurs élèves pour Le rouge et le noir de Stendhal. Ils ont essayé de leur faire lire du même auteur La vie d’Henri Brulard qui parle du problème de la constitution du moi et ça a marché. Ce n’est pas étonnant, en effet, dans les journaux intimes ou dans les mémoires, les jeunes retrouvent leurs préoccupations. La communication entre les enseignants, les échanges d’expérience deviennent un enjeu fondamental. Je crois profondément que l’une des missions de l’administration n’est pas de faire appliquer des directives mais de faciliter les échanges entre les acteurs de base, surveillants, proviseurs, enseignants…Les missions de l’école n’ont pas changé mais on ne sait plus comment transmettre les connaissances. Les méthodes sont profondément à repenser.
Malgré ce constat, vous semblez optimiste…
Je le suis à long terme. Une adaptation va s’opérer au sens quasi biologique du mot. Les gens sont placés dans une situation nouvelle; ils vont s’adapter. D’ailleurs, sans qu’on le sache, beaucoup d’enseignants ont trouvé des manières de faire. Mais je ne me satisfais pas de ces tentatives faites par chacun dans son coin. Il faudra définir de bonnes pratiques et les formaliser pour éviter les échecs dont sont victimes aujourd’hui beaucoup d’élèves et de professeurs . Soyez-en sûre, le travail d’adaptation se fera et tous les moyens pour le faire connaître, au fur et à mesure qu’il s’élabore, sont bons.