L’Expansion, mars 2002
Propos recueillis par Bernard Poulet et Vincent Giret
On constate un effacement, une dévalorisation de la politique. Quel sens peut-on donner à ce phénomène ?
C’est bien sûr une conséquence de l’effacement du conflit idéologique, de la disparition de l’alternative communiste aux démocraties libérales capitalistes. Ce phénomène va de pair avec une extraordinaire ouverture des sociétés les unes aux autres, renouant avec la dynamique de la première mondialisation, qui s’est produite entre 1880 et 1914. Tous les Etats se sont fabriqués en Europe dans des conflits séculaires. La dynamique de la période actuelle est celle de la paix et je crois qu’il y a de ce point de vue, une exception européenne. Nulle part ailleurs l’effet historique de la disparition de la menace de guerre n’est plus profond, car plus que partout la guerre a été au principe de fonctionnement des Etats. Les impératifs sociaux tournaient autour du sacrifice pour la patrie que ces Etats étaient en droit de demander.
Cet effacement de la contrainte militaire, du raisonnement stratégique, intervient à un moment où la grande stabilisation, après 1945, d’une démocratie libérale et sociale – l’Etat providence – fait jouer ses effets. Les Etats providence ont amorti avec un succès étonnant la terrible crise économique inaugurée au début des années 70. A la faveur de cette crise, l’Etat providence européen est monté en puissance. Nous bénéficions d’une étatisation en profondeur, sociale et libérale à la fois, sans équivalent dans l’Histoire. Cela donne un paysage entièrement nouveau, où il est compliqué de parler d’effacement de la politique : celle-ci, entendue dans un concept élargi, c’est-à-dire l’Etat et en particulier l’Etat social, est devenue la clef de voûte de nos sociétés. Jamais aucune autorité n’a eu une telle place dans la vie d’une société.
C’est paradoxal…
En effet. L’Etat se voit moins non parce qu’il joue un rôle moindre – c’est le contraire –, mais parce qu’il a changé de rôle. Il n’est plus d’Etat prédateur qui maintient l’ordre et prélève de façon coercitive pour sa mission principale, la fonction militaire. C’est un Etat au service de la redistribution de la richesse, de l’encadrement, de l’organisation et de la protection d’une population.
La politique aujourd’hui, c’est la demande de protection. C’est pourquoi l’affrontement politique est marginal. L’alternative politique véritable est entre " un peu plus et moins cher " et " beaucoup plus " d’Etat social. Ainsi, quand on parle d’effacement de la politique, de quelle politique parle-t-on ?
En même temps, jamais les dirigeants politiques n’ont eu aussi peu de légitimité.
Là aussi, il faut relativiser. Certes, les responsables politiques n’incarnent plus de causes ou de forces sociales. Ni la nation, ni le prolétariat, pas même la bourgeoisie et encore moins la quête d’unité universelle. En même temps, ils sont légitimes au sens où ils ne sont pas contestés dans l’exercice de leurs fonctions : on renâcle, mais on obéit. Il n’y a pas de dissidence majeure dans nos sociétés. Plutôt un grand calme, qu’illustre, en France, la " cohabitation ".
La crise de la représentation est d’abord celle de ce qui devrait être représenté. Le général de Gaulle représentait la France éternelle. Est-il plausible aujourd’hui de porter cette représentation ? Non. Même Chevènement, dont on dit qu’il se met dans les pas du gaullisme, ne dit pas : " J’incarne la France. Suivez en ma personne la lignée qui va de Jeanne d’Arc à de Gaulle… " Aucun groupe social n’a de représentant dans un homme politique ni n’en éprouve le besoin. C’est donc tout un mode de structuration des sociétés sur la scène politique qui a changé. On pourrait dire qu’il n’y a pas de crise, mais disparition d’une certaine fonction. Dans cette métamorphose intervient la montée en puissance d’un média – la télévision – qui défait les identifications. Les gens sont devenus spectateurs de la politique : ils regardent quelque chose où ils ne sont pas eux-mêmes directement représentés.
Pourtant les Français veulent de plus en plus être des coproducteurs de la décision politique. Cela se voit avec la montée en puissance des demandes de référendum.
Les spectateurs ne cessent pas d’être des citoyens. Je parlais de la relation qu’ils ont à leurs représentants, à ceux qu’ils ont élus. Elire n’engage plus sur un programme. On choisit un dirigeant pour qu’il occupe une fonction, mais cela n’implique aucune espèce de légitimité pour son action. Il faut la vérifier à chaque fois. C’est là qu’intervient le référendum, qui est en quelque sorte le prolongement, le bras armé du sondage d’opinion. Il faut avoir la possibilité d’opérer une vérification instantanée de ce que pense le corps politique par rapport au choix du gouvernement. Le référendum devient une espèce de sondage qui passe en décision politique.
Le référendum, reflet d’une impuissance ?
Cette pression latente se traduit en effet par l’impotence des gouvernements, qui ont peur des vraies décisions. L’un de nos hommes politiques injustement oubliés, Henri Queuille, avait créé une immortelle maxime qui illustre notre situation : " Il n’y a pas de problème que l’absence de solutions ne finisse par résoudre. " Queuille est probablement le prophète de la politique au XXIe siècle.
Nous sommes dans un moment de transition : les politiciens vont de moins en moins prendre en charge les décisions que la situation appelle, et de plus en plus, ils fonctionneront comme des metteurs en scène des choix collectifs. L’époque est finie où l’homme politique pouvait dire : " C’est moi qui commande. " Le grand homme politique de l’avenir est peut-être celui qui saura mettre ses concitoyens devant les choix qu’ils auront à faire. Tony Blair, dans ses aspects les plus intéressants s’en approche.
On assiste à une domination grandissante du discours économique. L’économie et le marché sont-ils capables de répondre à tous les problèmes qui se posent aux sociétés modernes ?
Le discours économique remplit un vide qu’il n’avait pas vocation à occuper. On avait deux discours fondamentaux de la politique. Premièrement, celui de la conservation, qui était lié à la religion, au catholicisme en France, et fondé sur les valeurs (la famille chrétienne, la nation…). Plus personne ne s’y risque.
Deuxièmement, celui de la transformation sociale, qui est aussi devenu inopérant. Ses recettes traditionnelles, qui s’étaient réduites à l’appropriation collective des moyens de production, ne sont plus reprises par personne. Le capitalisme est beaucoup plus efficace, plus puissant et plus rapide pour réaliser la transformation sociale que tous les discours révolutionnaires !
L’économie fournit un modèle général de substitution qui permet aux gens de se représenter leur monde de manière rationnelle et plausible. Elle leur donne de quoi penser leurs relations avec les autres, de quoi comprendre leur propre existence.
On " investit " dans l’éducation, on " fait " un enfant, on " négocie " avec ses enfants, etc. Le modèle de l’économie envahit aussi les gens qui y sont le plus hostiles dans le principe. Parce que c’est un mode de relation pacifique entre les individus, le triomphe de ce que Montesquieu appelait " le doux commerce ". L’économie est pacifique. Tout le problème est d’assurer la règle du jeu…
Règle du jeu économique qui se traduit parce glissement au bout duquel le contrat semble remplacer la loi ?
Absolument. Qu’est-ce que le contrat ? C’est l’"économisation" du modèle des rapports sociaux. La politique s’opposait à l’économie parce qu’elle était le domaine du commandement. Maintenant, l’autoritarisme est très mal vu dans nos sociétés. On contractualise. On négocie la règle avec ceux qui vont la mettre en œuvre et en tenant compte de leur avis. C’est exactement le modèle de la société civile marchande. C’est cela, la société de marché.
Mais cette société de plus en plus atomisée va-t-elle pouvoir fonctionner sans faire monter les angoisses, et même de nouvelles crises ?
La folie de nos sociétés, son point aveugle, c’est la croyance que cet état de commerce contractuel entre des individus pacifiques est un état de nature alors que c’est en réalité un état de culture. Le produit d’une Histoire qu’on a oubliée et d’une infrastructure fabriquée au prix d’une Histoire lourde. Imaginez qu’on supprime la sécurité sociale. Immédiatement le prétendu état de nature du " doux commerce " changerait radicalement de visage !
Nous visons en apesanteur, dans un monde qui a perdu la conscience de ce qui lui permet de fonctionner – avec le risque d’érosion de ce fondement. Ni la sécurité, ni l’éducation, ni la santé ne relèvent d’ajustements automatiques. Il faut les vouloir et se donner les moyens de les obtenir. Nous sommes dans un moment de grâce, probablement transitoire, où nous pouvons jouir de bénéficies pour lesquels nous n’avons même pas à exercer de la gratitude envers ceux qui les ont rendus possibles et nous n’avons pas à nous tracasser de les transmettre. Mais est-ce un état durable ? J’ai les plus grands doutes. La montée de l’insécurité rappelle que l’homme n’est pas naturellement pacifique et bienveillant à l’égard de ses semblables.