Sud Ouest, 03-04-2006
Marcel Gauchet : La démocratie est toujours en crise, par nature : elle est conflictuelle. Mais la crise dont je parle revêt un sens plus précis. Historiquement, nous avons connu deux grandes crises de croissance de la démocratie. La première se déclare autour de 1900, avec l'irruption des masses en politique. Les gouvernants ne trouvent pas les instruments institutionnels, politiques et intellectuels pour administrer le suffrage universel. Le symptôme majeur de cette crise est le développement des totalitarismes.
Nous sommes rentrés depuis les années 1970 dans une nouvelle crise de la démocratie. Nous sommes passés d'une démocratie de masse à une démocratie des individus. Les masses, la classe ouvrière, le prolétariat et la nation ont été évacués du discours politique. L'individu, au contraire, est devenu central. Il revendique, dans tous les domaines, ses aspirations à la liberté et à l'égalité. Or les institutions semblent incapables d'encadrer cette explosion des libertés et des droits. Les principes démocratiques sont désormais incontestables et triomphants, mais nous ne savons pas encore faire fonctionner une démocratie des individus. Cela aboutit à une impuissance politique radicale et à la dissolution des institutions.
Cette démocratie des individus coexiste pourtant avec de grandes passions politiques collectives. N'y a-t-il pas là un paradoxe ?
Je crois au contraire que les vieilles passions politiques ont disparu. La mobilisation contre le CPE que nous vivons actuellement n'a rien d'insurrectionnel, et je ne suis pas sûr qu'elle soit très collective. Les manifestants conjoignent leurs demandes pour conserver leur statut et ressentent toute réforme comme une atteinte à leurs droits individuels. Ils sont purement défensifs. Ils exhortent le gouvernement à ne rien faire et n'ont pas l'ombre d'un projet alternatif. On est très loin du concours d'imagination de Mai 68. La démocratie de masse était utopique et propositionnelle. Notre démocratie des individus fonctionne essentiellement au veto et à la censure.
Cette crise constitue-t-elle une spécificité française ?
Elle touche l'ensemble de l'univers occidental développé, mais la France est un des pays les plus atteints. L'une des raisons essentielles tient à la relation ambivalente, entre dépendance et rejet, que les Français entretiennent avec leur Etat. Ils le convoquent sans cesse pour simultanément le rejeter. Ils veulent, par exemple, plus de sécurité, mais refusent le contrôle policier. Ils exigent toujours plus de lois, mais une fois qu'elles ont été votées en leur nom, ils en contestent l'application. Même le principe majoritaire a perdu son évidence, et tout le monde semble trouver normal qu'un million de personnes puisse exiger le retrait d'une loi votée par le Parlement.
Les hommes politiques ont-ils encore une marge de manœuvre ?
La société française est travaillée par des contradictions que saura sans doute saisir un homme politique de talent pour faire avancer la démocratie. Mais pour l'instant, nous avons des hommes politiques formés dans une époque antérieure, qui n'ont absolument pas intégré le nouveau cours du monde tel qu'il se déploie depuis 1975. Tous sont pris dans la philosophie de l'Etat providence : « Il n'y a pas de problème que la subvention ne puisse résoudre ! » Ils mènent la guerre du siècle précédent, avec une obstination qui m'étonne tous les jours.
Pour se dégager de toute responsabilité, la classe politique se réfugie derrière un langage économiciste. L'argument de la mondialisation est révélateur. Il permet de se réfugier derrière une contrainte externe : « Ce n'est pas de notre faute puisque ça vient de l'extérieur ! » Il dispense de réfléchir sur le mouvement interne de nos sociétés et sur les spécificités de la crise française.
Rejet de la Constitution européenne, crise des banlieues, manifestations contre le CPE : ces trois événements ne révèlent-ils pas, chacun à leur manière, un rejet de la classe politique ?
Si. Il existe un contentieux français profond entre l'autorité et la base. Ce problème vient de loin mais il est réactivé actuellement, sous l'effet de l'épuisement des mécanismes d'alternance. L'idée que Dominique de Villepin soit remplacé par un socialiste, quel qu'il soit, ne donne à personne l'impression qu'un projet alternatif est en vue. Mais la défiance à l'égard du politique s'explique plus profondément par l'exacerbation des inégalités. Il existe une inégalité matérielle entre la mince couche qui bénéficie des effets positifs de la mondialisation et une masse qui n'a pas les moyens d'y entrer. Il y a aussi une inégalité moins visible, mais dévastatrice, dans le rapport à l'information. Beaucoup de gens, même instruits et informés, ont le sentiment de ne pas avoir les clés qui leur permettraient de se conduire dans le monde. Ils ne parviennent pas à déchiffrer la vie sociale et à s'y orienter. D'où une grande frustration et l'impression d'une dépossession totale. A l'opposé émerge une élite sociale qui possède les clés d'interprétation, le modus operandi de la société actuelle. Cette inégalité croît à vitesse galopante.
Vous vous déclarez « philosophiquement socialiste », mais vous ne semblez pas hostile aux théories libérales...