Pourquoi la philosophie de l’éducation?
Pourquoi la philosophie politique de l’éducation?
Je voudrais préciser la démarche que nous avons adoptée. Pas pour le plaisir de philosopher. Pas parce que le métier des philosophes est de philosopher.
Parce qu’à nos yeux, c’est la réponse appropriée à la situation problématique qui est celle de l’enseignement aujourd’hui. Parce que c’est la démarche de nature à permettre de faire face efficacement aux questions nouvelles auxquelles l’enseignement est aux prises.
Pour faire ressortir cette nécessité, le moyen le plus parlant est de mettre en perspective la situation actuelle avec les situations antérieures, pour constater un changement dans les discours qui justifient et qui orientent les systèmes éducatifs et qui les inspirent.
Sans remonter trop haut, on peut repartir du moment déterminant pour nous, le moment où se nouent les éléments de nos systèmes d’éducation et de la façon de les penser: la charnière des 19ème et 20ème siècles, 1880-1914.
Trois éléments: politique, pédagogique, scientifique
C’est le moment où l’on peut faire fonds sur la généralisation de l’enseignement primaire qui vient d’être acquise un peu partout en Europe. Sur la base de cet acquis émerge un nouveau problème, qui au cours des années 1900, devient un objectif du camp du progrès: la démocratisation des systèmes d’enseignement. Accès au secondaire des éléments montants des classes populaires, égalité des chances dans une vision méritocratique. Voilà pour le problème politique.
Apparaît parallèlement un problème pédagogique avec l’émergence des pédagogies nouvelles. Elles se définissent au cours des années 1900. Decroly en Belgique, Montessori en Italie, Claparède, Dewey et sa pédagogie progressiste aux Etats-Unis. Un nouvel idéal critique des méthodes traditionnelles, autoritaires, accusées de méconnaître le rôle de l’activité de l’enfant et suspectées d’ignorer les nécessités d’une société tournée vers l’avenir, et la capacité d’adaptation qu’elle va supposer. Exigence d’une individualisation épanouissante de la pédagogie.
La démarche va avoir d’autant plus de poids qu’elle peut s’appuyer sur les acquis d’une discipline émergente: la psychologie de l’enfant. Elle se forge dans le sillage de l’évolutionnisme darwinien (D. Ottavi). Ce sont des débuts que Piaget synthétise, systématise, approfondit à partir des années 1920. L’impact est considérable. On va avoir enfin l’instrument synthétique pour étayer la démarche éducative qui était jusqu’alors aveugle et empirique. Finis les tâtonnements sans règles: nous disposons désormais d’un guide sûr pour adapter les apprentissages à l’âge, aux modalités du fonctionnement de l’enfant, aux étapes du développement de l’esprit humain.
Il n’est pas excessif de dire que c’est la psychologie de l’enfant qui a dominé et largement façonné à la longue l’entreprise éducative au XXème siècle. D’autant qu’elle se conjugue avec les autres discours. Elle légitime le projet des pédagogies nouvelles, nées du terrain largement, de manière indépendante. Elle apporte la caution de la science à de orientations qui croisent de surcroît le grand projet de démocratisation. Plus l’éducation sera scientifique, plus elle sera démocratique dans ses effets, plus elle sera favorable aux enfants des classes populaires, parce que conforme aux propriétés de l’esprit en général, loin des codes de classe et de l’ethnocentrisme des dominants. De cette hégémonie, on a le meilleur témoignage, certainement, en France, avec le plan Langevin-Wallon, élaboré au sortir de la deuxième guerre mondiale par un grand psychologue de l’enfant, au service d’une vision d’avenir d’un enseignement rénové et démocratique.
A partir des années soixante, les choses se mettent à changer en fonction de l’émergence d’un nouveau problème: les difficultés de la mise en œuvre du projet de démocratisation. Et le fer de lance de cette mise en accusation va être la sociologie conçue comme une science critique de la société. C’est elle qui va petit à petit se saisir du flambeau inspirateur. Elle va devenir le discours dominant, celui qui paraît le mieux adapté aux questions que rencontre en pratique le système éducatif. Le repère ici est fourni par un livre en particulier, qui a pris une valeur symbolique avec la distance, c’est Les Héritiers de Bourdieu et Passeron en 1964. L’analyse est très célèbre et je me borne à la rappeler dans ses très grandes lignes. En dépit des beaux principes, la réalité est que le système éducatif travaille à la reproduction des inégalités. Ce n’est pas simplement de l’extérieur, dans ses filières et l’organisation de ses structures, comme on le croyait au moment du plan Langevin-Wallon, c’est dans ses opérations mêmes qu’il est pénétré de cette finalité. Ses méthodes, ses épreuves sont autant de relais de cette fonction de reproduction, comme diront Bourdieu et Passeron quelques années plus tard, qui constituent son impensé agissant.
Processus de massification
La sociologie étant dans la société (selon un rapport qu’elle ne s’occupe pas assez d’éclaircir à mon sens), il n’y a pas à s’étonner que sa dénonciation de l’inégalité et de la difficulté de réduire les inégalités ait anticipé un vaste mouvement de relance de la démocratisation des systèmes éducatifs. Vaste mouvement qui s’impose un peu partout dans les années soixante en Europe, et surtout dans les années soixante-dix. La démocratisation atteint cette fois le secondaire et le supérieur. Nous sommes aujourd’hui sur la lancée de ce vaste processus dit couramment de massification, qui restera, quoi qu’il arrive, une étape historique de la montée en puissance de la préoccupation éducative au sein de notre société. Je note dans la ligne de mes propos précédents que cette montée en puissance s’est effectuée, au départ en tout cas, sans altérer la conjugaison de ces trois discours antérieurement accrédités. Elle se fait sous le signe de la rénovation pédagogique, couplée à la psychologie de l’enfant, qui passent dans cette nouvelle configuration en position dominée mais qui se maintiennent, toujours en fonction de ce présupposé selon lequel il ne fait pas de doute qu’elles sont au service de l’entreprise de démocratisation. Entreprise de démocratisation qui doit jouer sur tous les tableaux, pédagogique, psychologique ou politique. Mais en réalité, cette étape nouvelle de la démocratisation, de massification, a emprunté une direction nouvelle, en profondeur, par rapport aux termes de la problématique accréditée. On est très loin, par exemple en France, de ce qui était l’inspiration à la libération du plan Langevin-Wallon. Une direction qui a complètement modifié le champ intellectuel de l’éducation à la longue. En trente ans, l’écart est là sans que l’on s’en rende compte, nous ne pensons plus dans les mêmes termes, nous n’abordons plus dans les mêmes termes les problèmes du champ éducatif.
Processus d’individualisation
Pour comprendre cette inflexion, il faut rapporter cette évolution au changement social fondamental dont elle est contemporaine. Ce changement social fondamental, qu’on va voir cheminer parallèlement à ce qu’on a appelé la crise qui se déclare au milieu des années soixante-dix, et qui reste complètement à élucider, se traduit par ce qu’on peut résumer sous la notion de processus d’individualisation. Il faudrait que j’aie le temps de détailler longuement ce dont il s’agit; en même temps que le processus est bien connu, il est très difficile à saisir en réalité. La réalité à laquelle il correspond vous la devinez tous. Son impact dans le domaine éducatif est spectaculaire. Pour ne prendre qu’un repère très simple, y compris dans la production savante: on cesse de penser les systèmes éducatifs en terme de classes et même de collectifs en général ou de groupes sociaux. Une nouvelle idée de l’égalité s’impose dans le domaine éducatif, centrée non plus, ce qui était la règle, sur la comparaison des positions sociales, mais centrée sur l’identité foncière des individus en droit. La critique sociale, portée en particulier par la discipline sociologique, se transforme sans aucune peine en épousant ce mouvement. Sa cible devient, dans ce cadre, l’autoritarisme des inculcations traditionnelles, le passéisme des contenus et, disons, le «passivisme», si l’on peut créer ce néologisme, entretenu chez les élèves par les différentes méthodes magistrales. Par où cette sociologie critique retrouve et amplifie la vision des pédagogies nouvelles. Elle le fait au départ sans états d’âme politiques. Il va de soi que cette émancipation pédagogique des enseignés ne peut être que de nature, politiquement, à favoriser l’égalité sociale et la démocratisation en général. Par exemple, l’activité promue sur le plan pédagogique ne peut qu’être propédeutique à la citoyenneté dans le domaine politique. En revanche, dans l’opération, la chose est remarquable et très révélatrice, la place de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent, j’emploie la catégorie générique, s’est estompée jusqu’à quasiment disparaître. Dans les récentes dispositions, par exemple en France, sur la formation des enseignants, elle n’existe pratiquement plus. Et cela renvoie à une transformation très profonde, mentalitaire: l’enfant et le jeune, que j’associe, de l’école, ne sont plus un enfant ou un jeune psychologiques. Ils sont devenus implicitement un enfant ou un jeune «personne», et un enfant ou un jeune «citoyen», dont il s’agit de considérer d’abord l’individualité, abstraction faite de ses déterminations particulières.
Centre de gravité de nature politique
Et c’est ainsi que le discours sociologique est devenu le discours dominant, malgré lui, de critique qu’il était au départ. Et c’est ainsi qu’il est devenu, chose encore plus extraordinaire, malgré lui toujours, un discours en fait philosophique. Un discours promouvant malgré lui, et quelques fois de manière très étonnante chez des auteurs qu’on n’eût pas attendu dans ce rôle, véhiculant les valeurs de l’individualisme démocratique. Mais un discours philosophique, essentiellement militant, très peu réflexif, ne revenant pas volontiers sur ses attendus, et un discours qui ne nous donne pas beaucoup d’âme pour penser les problèmes inédits surgis avec cette grande poussée de démocratisation. Voilà pourquoi la philosophie de l’éducation, ce n’est pas nous qui l’avons inventée, (je ne parle pas ici des catégories universitaires, au fond c’est une rubrique comme une autre: comme il y a une philosophie du sport, pourquoi il n’y aurait pas une philosophie de l’éducation, ce n’est pas ça dont je parle).
Cette philosophie de l’éducation, elle est là, au cœur des systèmes éducatifs. Ce sont tous les agents, tous les acteurs du système éducatif qui la pratiquent, sans le savoir, comme la prose de M. Jourdain. Et c’est une philosophie politique de l’éducation, parce que son centre de gravité est de nature politique. Elle sort d’une certaine inspiration démocratique et d’une certaine interprétation, qui s’est imposée dans le mouvement de l’histoire, des principes démocratiques. Notre idée est tout simplement que cette philosophie implicite de l’éducation gagnerait à se connaître et à se pratiquer délibérément. C’est le moyen pour regarder en face d’abord et traiter ensuite rationnellement les difficultés surgies de cette évolution que personne n’a maîtrisée. Mais, après tout, il n’y a pas lieu de s’en surprendre, c’est ainsi toujours que l’histoire avance. La montée en puissance des systèmes éducatifs, qui est une dimension spectaculaire encore une fois des vingt-cinq ou trente dernières années, cette montée en puissance révèle des dimensions auxquelles nous n’avions pas songé. Et elle demande à beaucoup d’égards de les repenser de fond en comble. Elle demande de le repenser en particulier dans ses relations avec le fait démocratique, et avec l’idée démocratique. Car, c’est là la grande surprise de cette histoire, contre toute attente, la relation ne va pas de soi. Il y a un lien nécessaire, c’est dans le cadre d’une société démocratique, pour des raisons qu’il n’est pas la peine de développer, que l’appareil éducatif trouve sa pleine justification, correspond aux valeurs sociales et atteint les dimensions que nous lui connaissons aujourd’hui. Et en même temps, cette relation nécessaire ne va aucunement de soi. Elle appelle des dilemmes, des tensions, et dans une certaine mesure, des choix, là où l’on pensait qu’il y avait harmonie, ou accord, ou convergence, des différents paramètres. Voilà la leçon qui se dégage de l’évolution la plus récente des systèmes éducatifs – une certaine entente des principes démocratiques appliqués à l’éducation, que je résumerai d’une formule – l’individualisation radicale en droit – remet en question à la fois la démocratisation sociale des systèmes d’enseignement et remet en cause de l’autre côté, l’entreprise éducative elle-même.
Individualisation contre démocratisation
Je m’explique très brièvement sur ces deux points très décisifs: individualisation contre démocratisation. L’individualisation est évidemment une valeur démocratique - qui peut en douter? - , mais il n’est pas vrai qu’elle assure automatiquement l’égalité générale, au contraire. En détruisant la méritocratie et la mobilité qui va avec, elle tend à figer les situations acquises. Elle reconduit les inégalités sociales de départ. C’est l’interprétation la plus judicieuse qu’on puisse donner de la régression, en termes de démocratisation, de la plupart des systèmes d’enseignement en Occident. Individualisation, plus profondément encore, contre possibilité d’une éducation au sens social du terme. Il faudrait entrer là dans toutes sortes de nuances que je me borne à juste suggérer. Individualisation, à la limite, en forçant le trait pour y voir clair, cela veut dire qu’il ne peut plus y avoir que des appropriations individuelles. Mais une auto-éducation comprise dans ces termes épuise-t-elle l’idée d’éducation et ce que nous pouvons mettre derrière, en particulier du point de vue de l’intérêt de la collectivité, que nous sommes obligés de poser dans tout acte d’éducation? Voilà quelle est, nous semble-t-il, la tension centrale complètement imprévue, apparue dans le développement historique des appareils éducatifs et de l’entreprise éducative, sur laquelle nous avons à réfléchir. Le nouveau de la situation dans laquelle nous nous trouvons, c’est tout simplement, pourrait-on dire en résumé, que l’éducation se voit saisie de part en part par les valeurs démocratiques à l’abri desquelles dans une certaine mesure, elle était restée, y compris chez les plus audacieux des réformateurs. Cela nous met dans la situation, pour la première fois, d’avoir à définir pour de bon ce que peut être une éducation démocratique, dans toute la composition d’exigences que cette expression faussement simple suppose. La philosophie politique de l’éducation, ce n’est surtout pas, dans notre esprit, un discours surplombant de plus, qui viendrait délivrer des vérités toutes armées du haut de ses abstractions. C’est une démarche d’élucidation conceptuelle, voilà pourquoi philosophie, de l’intérieur des pratiques et du domaine éducatif et une élucidation en particulier des difficultés que les pratiques éducatives sont amenées à rencontrer aujourd’hui. C’est aussi une démarche d’articulation s’efforçant d’élaborer des outils permettant de tenir ensemble les paramètres éclatés et les domaines de plus en plus coupés les uns des autres qui interviennent dans le fonctionnement des systèmes éducatifs.
Décalage abyssal
J’évoquerai très brièvement pour conclure deux exemples. Deux exemples qui ont en commun de mettre en lumière une donnée caractéristique de la situation actuelle. De manière générale, on demande à l’école de traiter des problèmes qui sont les problèmes de toute la société et l’on s’étonne qu’elle ait de la peine à y parvenir. C’est le contraire qui serait prodigieux. Premier exemple, puisque je parlais de psychologie de l’enfant. Nous sommes confrontés aujourd’hui à une transformation en profondeur du statut de l’enfant, par rapport à la famille et au sein de la famille, dans les diverses idées, dans les représentations sociales, dans la science de son développement, profondément renouvelée, et d’une manière encore plus générale, du point de vue du réaménagement des âges de la vie. Il y a une nouvelle vision en pratique qui s’installe de ce qu’est «entrer dans la vie» et des vingt-cinq premières années de l’existence à l’intérieur desquelles l’enfance compose une phase elle aussi profondément affectée par cette redéfinition. Si l’école a des difficultés avec l’enfant, avec les jeunes, c’est que les enfants et les jeunes ne sont plus les mêmes, et qu’il y a un décalage abyssal entre les représentations sur lesquelles nous vivons et la réalité à laquelle nous avons à faire. Comment éclairer ces transformations dont il n’y a pas de spécialistes mais une foule de spécialistes qui travaillent chacun dans son coin sans que jamais nulle part ne se réunissent les compétences qui permettraient d’y voir clair dans les tenants et les aboutissants de notre nouvel objet, notre nouveau support de l’éducation.
Deuxième problème, deuxième difficulté: ce qu’on met aujourd’hui sous le nom de sens des savoirs, qui se résume dans la formule invariablement objectée à tous les niveaux à l’entreprise éducative: à quoi ça sert, à quoi ça sert d’apprendre ça? Et du coup, face à ce qui est une espèce de disparition de l’appétence vis-à-vis des savoirs, on demande à l’école de stimuler la curiosité, de trouver les moyens divers et variés d’intéresser les élèves alors que le problème est ailleurs. Nous sommes au milieu d’une gigantesque transformation du statut social des savoirs, de tous les savoirs, y compris les sciences dures et peut-être en premier lieu les sciences dures, qui modifie le rapport et le rapport de désir, le rapport d’intérêt à leur égard, dans toute la société. De cela, il n’y a pas, et il ne saurait y avoir, de discipline et il faut pourtant bien traiter la question à la fois comme un problème philosophique et comme un problème civique, qui engage le tout de la société, de ce qu’elle veut à son propre propos.