Marcel Gauchet s'exprime sur la victoire du non au référendum sur le traité constitutionnel européen.
Le Point, 02-06-2005
Propos recueillis par Elisabeth Levy
Quel est le message des urnes et à qui s'adresse-t-il ? A la classe politique ? Aux élites en général ?
Il n'y a pas de message unique. Le trait le plus marquant de ce vote est son caractère extraordinairement composite. Il s'adresse à la fois à l'ensemble de la classe politique française, aux élites européennes ou plutôt à l'oligarchie européenne - le terme d'élites ne signifie plus grand-chose - et, pour finir, au monde tel qu'il va. Il y a une protestation profonde contre le cours des choses qui va bien au-delà de la politique. Même si elle traduit aussi le désarroi d'un peuple profondément politisé qui ne peut plus croire à la politique. « Ils nous disent qu'on ne peut rien alors qu'on peut » : c'est la part d'illusion lyrique qui habite un véritable désespoir.
Parce que vous aussi, vous pensez qu'on ne peut rien ?
Bien sûr qu'on peut ! Les questions posées ne sont pas insolubles, mais ce qui est sûr, c'est que ceux qui ont porté la protestation durant cette campagne, eux, ne sont pas en mesure de les résoudre. Nous avons pu observer un mélange étonnant d'acculturation politique à une réalité inédite et de démagogie rétro. C'est un nouvel épisode de la crise politique française qui a éclaté en 2002, même si ses racines remontent bien plus loin. Or les gouvernements de droite n'ont pas esquissé la moindre réponse à cette crise, tandis que la gauche était bien incapable de formuler la moindre proposition politique. Nous en sommes au même point, et cette crise resurgira en toute occasion et selon toutes les modalités possibles. D'ailleurs, il y a une justice historique. Sortie triomphante des élections intermédiaires, la gauche socialiste, qui pouvait feindre d'avoir oublié sa lourde responsabilité, a été rattrapée par la démagogie antilibérale dont elle s'est servie pour cogner sur Raffarin. Après avoir été nourris de ces protestations déchaînées contre le libéralisme, les électeurs les moins lettrés ne pouvaient pas ne pas remarquer que la Constitution européenne comporte indéniablement une dimension libérale. Pour résumer, je dirai que, depuis 2002, dans tous les camps, il n'y a eu ni effort de compréhension ni tentative de transformation.
Le rejet, non pas du libéralisme, mais de ce capitalisme de plus en plus réfractaire à la régulation et à la protection ne relève pas seulement de la démagogie...
Il y a encore des gens qui croient au grand soir, comme en témoignent certaines des affiches sanguinolentes apparues sur nos murs. Cela dit, quand je parlais de démagogie, je faisais allusion à l'absence totale d'analyse des mutations auxquelles nous sommes confrontés et d'un refus de voir le monde tel qu'il est. Que les socialistes le reconnaissent ou non n'y change rien : nous vivons dans des sociétés libérales. Quand Jospin ose dire que cette Constitution n'est pas libérale, parce qu'elle fixe des règles et que le libéralisme, c'est l'absence de règles, il bat tous les records de démagogie. Il faudrait s'interroger sur notre incapacité collective à penser le réel et donc à s'y adapter. On retrouve cela à tous les échelons de la société. Mais ce qui est sidérant, c'est la totale incapacité à comprendre, à changer et à se remettre en question de tous ces diplômés ouverts sur le monde et prétendument formés à une discipline intellectuelle plus souple. Les gens payés pour penser ne pensent rien. Durant cette campagne, le camp du oui a été atterrant. Alors que le modèle français est pris complètement à contre-pied par l'évolution du capitalisme mondialisé, personne n'est capable d'en proposer une version actualisée.
On a vu que l'Europe divisait profondément les familles politiques. N'est-ce pas la fin du clivage droite/gauche ?
La preuve qu'il existe, c'est que les électeurs de droite et de gauche n'ont pas voté de la même façon. A droite, on est plus résigné. La sensibilité conservatrice pousse à juger sur les acquis. Or il y a incontestablement un acquis de l'Europe. En revanche, la gauche veut l'avenir, elle est plus sensible aux incertitudes du futur. Or il faut bien admettre que le bilan de l'Europe ne comporte guère de perspectives. Je dirai donc que la différence entre la droite et la gauche n'est peut-être pas très claire en termes de programmes, mais qu'elle demeure pertinente en matière de sensibilités profondes.
Mais surtout, n'assiste-t-on pas au retour de la lutte des classes, à supposer qu'elle ait jamais disparu ?
Je n'ai jamais douté que la lutte des classes, même si elle ne revêt plus les formes qu'elle empruntait auparavant, demeure une dimension essentielle du fonctionnement de nos sociétés. Elle va le redevenir davantage avec le développement du capitalisme mondialisé.
Y a-t-il un risque que, à force de s'époumoner, les Français finissent par porter à leur tête un extrémiste de droite ou de gauche ?
L'extrême droite de type lepéniste est enfermée dans son isolat protestataire : je ne crois donc pas que le danger vienne de là. En revanche, un José Bové qui serait en 2007 le candidat unique de l'extrême gauche, des Verts et des communistes pourrait passer devant n'importe quel socialiste. Et recueillir 45 % des votes au second tour. Oui, je crains que le « josébovisme » soit l'avenir du monde.
Des hommes comme Laurent Fabius ou Nicolas Sarkozy sont-ils absolument incapables de relever les défis de l'époque ?
Il y a un vague espoir du côté de ces deux-là et peut-être de Villiers, s'il était capable de donner corps à un conservatisme respectable qui nous débarrasserait de Le Pen. Mais il faudrait que Fabius élabore un socialisme susceptible d'attirer les couches populaires sans se montrer trop démagogue. Quant à Sarkozy, il pourrait nous délivrer du chiraquisme. Ces trois-là sont relativement jeunes, du moins à l'échelle de la politique française, et la conjoncture leur offre une occasion. Mais je n'y crois guère.
Vous êtes franchement pessimiste.
Oui, je suis un citoyen désespéré. A l'exception du coup de pied aux fesses que viennent d'essuyer des gens qu'on a peu de raisons d'affectionner, il n'y a guère de motifs de se réjouir. Pendant que l'économie s'adapte à la nouvelle donne, le système politique français souffre d'une artériosclérose inexplicable. Il existe des forces de protestation, mais aucune force de changement.