"L'espèce ne se renouvelle pas et vieillit sur pied"
Marianne, n° 336 Semaine du 29 septembre 2003 au 05 octobre 2003
Entretien avec Elisabeth Lévy
Marianne : Malgré une actualité abondante depuis le printemps, on n'a pas assisté aux affrontements habituels de nos « grandes consciences » . Serions-nous en train d'assister à la disparition d'une spécialité française : l'intello médiatique?
Marcel Gauchet : Il est vrai que quelque chose est en train de changer. Une cohorte d'intellos médiatiques spécialisés subsistent Mais ils sont peu nombreux, une demi-douzaine de personnes dans Paris. Point important, l'espèce ne se renouvelle pas et vieillit sur pied de façon frappante. Les petits jeunes ne semblent pas branchés par ce genre de fonctions. Il y a quelques candidats au coup médiatique, mais cela n'a rien à voir avec l'occupation permanente du terrain. Depuis 1990, on n'a pas vu apparaître un seul intellectuel médiatique nouveau. Le vent ne souffle pas de ce côté. L'impact, en termes de vedettariat, de cette génération lancée dans les années 70 et 80 est décroissant Bien sûr, on a encore assisté récemment à l'inimaginable opération d'occupation totale du terrain lors de la sortie du livre de BHL sur Daniel Pearl. Cela touche un public, sans doute, mais je ne suis pas certain que cela remue quelque chose de très significatif dans le monde de la réflexion au sens large. Or, il flotte dans le vide. Le pouvoir de mobilisation du clan intello-médiatique est largement désactivé. Il arrive en roue de secours de causes plus ou moins populaires par ailleurs, mais ils n'ont plus aucune spécificité d'intervention. Certes, ils survivent : il y a des médias, donc il faut bien qu'il y ait des intellectuels médiatiques. Globalement la page est entrain de se tourner.
Du coup, on a un peu le sentiment d'une baisse d'intensité du débat d'idées.
M.G. : En dehors de ce très petit groupe, l'intervention publique des intellectuels paraît en déclin. Le retrait qu'on a pu observer au printemps, que ce soit sur la guerre ou le mouvement social, est très significatif. La guerre a provoqué beaucoup d'émotion et de commentaires, mais pas d'intervention stratégique. L'habituelle guerre des tribunes n'a pas eu lieu. Le genre lui-même paraît épuisé. Les anciens combattants sont démoralisés. On n'a pas envie de brandir son panache blanc car on sait qu'il n'y a pas de troupes pour le suivre.
Cela ne va-t-il pas de pair avec le déclin du magistère des médias ?
M.G. : Une sorte de transition est en train de s'opérer. Les médias sont-ils encore le grand vecteur de mobilisation qu'ils ont été au XXe siècle, avec la presse et surtout la radio? Finalement, avec la télévision qui a extraordinairement accru la puissance de mobilisation dans un premier temps, l'intensité est retombée. La vérité de la télévision est de fabriquer plutôt des observateurs sceptiques que des citoyens mobilisés. Le meilleur exemple de cette ambiguïté, c'est Bové : les médias sont consommateurs de militance et d'engagement comme spectacle. Un homme passionné est plus branchant pour la masse qu'un analyste un peu froid, un peu ennuyeux, nuancé. L'excité total, l'agité du bocal, le véhément, ce genre d'animal de cirque a un boulevard médiatique devant lui. Mais une chose est de s'intéresser à un personnage pittoresque, autre chose est de le suivre : on regarde avec sympathie, amusement, agacement, mais on s'en fout complètement. On le prend comme un truc à voir, pas comme le déclencheur d'un engagement. Quand on met Bové en prison, en dépit de sa popularité médiatique, la masse téléspectatrice reste de marbre. Elle ne voit pas de raison spéciale de se sentir solidaire.
D'accord, mais si le débat intellectuel ne se déroule pas dans les médias, où se passe-t-il ?
M.G. : Je suis désolé d'être un peu pessimiste, mais, pour l'essentiel, il ne se passe pas. Une fois qu'on a éliminé le ramdam, le roulement de tambour, l'autopromotion, il n'y a pas grand-chose derrière. L'ambiance dépressive dans la société a son équivalent dans la vie intellectuelle. D'un côté, l'université souffre d'implosion galopante. Il nous reste quelques vieilles gloires, à la retraite depuis longtemps, qu'on est contents de sortir dans les grandes circonstances : nous avons toujours Lévi-Strauss, 95 ans. Derrière, on ne voit pas la relève. Le monde universitaire part en capilotade. D'autre part, la vraie réflexion, en prise sur les questions générales que se posent les citoyens, est très peu représentée dans l'espace public et elle est réfugiée dans les salons, les petits cercles, les sociétés de pensée, les revues qui jouent de ce point de vue un rôle de conservatoire du littoral. Ces réseaux sont extraordinairement minoritaires, très disséminés, mais aussi très vivants. On en trouve ; un peu partout, et ce qui est frappant, c'est qu'ils ne sont pas formés d'intellectuels certifiés. On retrouve d'ailleurs là le véritable sens du mot « intellectuel » : il ne s'agit pas d'une élite du diplôme, mais de gens qui s'efforcent de réfléchir au-delà de leur métier ou de leur spécialité. Le mot de « transition » est le bon : un certain style d'intellectuel est envoie de déclin, et quelque chose de nouveau émerge, avec de nouveaux modes d'intervention.
Le problème est peut-être qu'il y a de moins en moins de généralistes, de gens capables dépenser le monde plutôt que de se répandre sur tous les sujets.
M.G. : Les intellos ancienne manière étaient de faux généralistes, souvent de distingués spécialistes dans leur domaine mais qui n'avaient de généraliste que la posture engagée. Si vous êtes pour la révolution mondiale, vous êtes omnicompétent, mais tout ce que vous avez à dire, c'est que vous êtes pour la révolution mondiale. Vous ne savez rien sur rien par ailleurs, comme cela a été abondamment montré. La généralité de la posture masquait l'indigence de la compréhension véritable du monde contemporain. Ce qui est en train de naître est à la fois plus modeste et bien plus effectif. Ces explorations très diverses visent à produire une clarification d'intérêt général. Les intellectuels militants ou engagés ne se plaçaient pas du point de vue du citoyen tentant de comprendre le monde où il vit, ils obéissaient à une ligne, mais la portée analytique de ce qu'ils racontaient était nulle. A l'opposé, c'est bien une intelligence générale du monde contemporain qui se cherche au travers de la nébuleuse qui est en train de prendre corps. Cela suppose de croiser des regards très différents, d'abandonner la suffisance de l'expert, de dialoguer avec d'autres que des intellectuels, de mettre en commun des connaissances et des expériences. C'est très important, car qui sont aujourd'hui les spécialistes de la généralité ? Il en existe : les hommes politiques, en charge de prendre des décisions dans des domaines où ils ne connaissent rien. Autant faire en sorte que ces décisions soient éclairées, ou qu'il y ait quelques lumières à leur opposer.
Peut-être la cause du déclin de l'intello médiatique réside-t-elle, précisément, dans ce refus de s'intéresser au réel, de parler de pantalons et de téléphones, comme dit Gombrowicz. En somme, après avoir renoncé à changer le monde, ils ont renoncé à l'interpréter?
M.G. : Ils voulaient le changer et ne savaient pas l'interpréter. Ils avaient un discours de la volonté qui supposait la question de la compréhension réglée une fois pour toutes par une science hypothétique. Puisqu'on allait dans la bonne direction, il n'était pas nécessaire de descendre dans les détails. Seulement, même pour vous rendre dans le bordel de vos rêves, il vaut mieux être informé, sinon vous risquez de vous retrouver dans un bouge...
Si on liste les personnes épinglées par Lindenberg, dans son livre le Rappel à l'ordre, on voit bien qu'il se fourre le doigt dans l'oeil en les rassemblant sous le signe de la réaction, mais il n'empêche qu'il a bien senti des proximités, des affinités. Serait-ce justement, le goût des pantalons et des téléphones ?
M.G. : Il y a un noyau rationnel dans la thèse de Lindenberg. Il n'a pas tort : ses « nouveaux réactionnaires » , dont il fait des ennemis du genre humain, sont liés par une même démarche. Ils sont, ou plutôt nous sommes d'accord - il ne faut pas que j'oublie que j'en suis-, sur le fait que la situation est assez nouvelle, et que les outils intellectuels qui nous ont été légués ne nous permettent pas de nous y retrouver. Nous sommes totalement nus, démunis. Ce qui a le plus choqué Lindenberg et ses commanditaires, visiblement, c'est l'absence d'à priori sur les moyens à mettre en oeuvre pour y comprendre quelque chose. Le roman, le cinéma peuvent être aussi efficaces pour dépeindre ce monde nouveau que les modes d'analyse classiques. A la belle époque du marxisme, on se reposait sur l'idée qu'existait une vraie science. Certes, on avait besoin de « créateurs » , mot inventé pour désigner les plantes vertes qui décoraient les estrades où trônait la juste théorie. On n'attendait rien d'eux, sinon nous divertir et édifier les masses. S'il y a quelque chose de nouveau aujourd'hui, c'est la dignité que retrouvent la littérature et les arts comme moyen d'explorer ce monde dont nous ne savons rien. D'où un bouleversement des équilibres établis. Tout cela paraît très louche aux yeux des vieux routiers de l'engagement. La répartition du travail est menacée. Ces écrivassiers et saltimbanques leur semblent bien incontrôlables.
Oui, mais en même temps l'engagement lui-même se retrouve du côté des cinéastes, des écrivains, des artistes -le grand psychodrame des intermittents nous en a donné un aperçu.
M.G. : En effet, dans ces évolutions, tout se mélange y compris un « mouvementisme » un peu débile qui colle à n'importe quelle revendication démagogique ou absurde. Mais, au travers de cette confusion, il fait aussi entendre, il donne avoir, souvent, quelque chose qu'on ne trouvera nulle part ailleurs. Aussi faut-il être tolérant et ouvert à ces expressions qui parlent malgré elles. Je déteste tout ce que Ken Loach raconte comme intello, mais comme cinéaste il m'apprend quelque chose du monde. S'il regardait ses propres films, il cesserait d'être trotskiste. C'est le décalage merveilleux de l'image : beaucoup de cinéastes ne savent pas ce qu'ils montrent. Cette intelligence du monde émerge beaucoup plus rarement dans les livres, d'abord parce qu'on peut faire de bons films, mais pas de bons livres, avec les bons sentiments, ensuite parce que presque tous les écrivains ont digéré la grande idée de la littérature d'avant-garde : elle ne doit parler de rien.
Dans le fond, n'est-ce pas à la disparition de l'intellectuel de gauche comme pléonasme que nous assistons ?
M.G. : Evidemment ! Dès lors qu'il n'y a plus de sens de l'histoire, d'horizon à atteindre, ni de moyens clairs pour arriver à cette fin, pourquoi les intellectuels feraient-ils allégeance ? Je parle avec la droite et avec la gauche sans complexe ni discrimination. A cela, il faut ajouter un fait apparemment banal, mais dont on ne mesure pas l'immense portée, qui est le pluralisme politique. Sans doute y aura-t-il toujours des camps opposés. Seulement, ils ne sont pas destinés à s'exterminer mutuellement. Cela n'a aucun sens du point de vue de la démocratie de refuser de parler avec un membre de l'autre bord. La prise en compte de ce pluralisme modifie profondément l'échelle des engagements.
Finalement, la situation est assez contrastée. D'un côté, on revient un peu sur terre, et on essaie de déchiffrer le monde par petits bouts au lieu de délivrer un message global. De l'autre, il y a cette atmosphère dépressive.
M.G. : Il faut bien mesurer le caractère minoritaire de cette vie intellectuelle que j'essaie de cerner par rapport à une société qui semble avoir assez largement renoncé à réfléchir, y compris dans sa partie la plus instruite. D'une certaine manière, cela traduit la victoire intellectuelle en profondeur d'un certain libéralisme. Le système marche tout seul. Sans doute est-il nécessaire de mettre un peu d'huile dans les rouages, mais on n'y peut pas grand-chose. On n'y comprend rien, mais ce n'est pas grave. Essayons de faire en sorte que ça se passe sans trop de casse. Nous assistons à une démission de l'intelligence, liée à la croyance selon laquelle le processus social fonctionne de façon quasi automatique. C'est en ce sens que le moment où nous sommes est profondément libéral.
Est-ce l'idée même du volontarisme qui apparaît désormais désuète au plus grand nombre ?
M.G. : Au total, nous vivons plus riches et plus vieux. Que demander de plus ? Le monde moderne a été porté, jusqu'à une date récente, par une aspiration fondamentale qu'on appelait la démocratie, c'est-à-dire l'idée que l'humanité allait se rendre maîtresse de son destin. Mais finalement, en laissant faire, on se porte aussi bien. Le volontarisme démocratique apparaît dépassé. C'est la chimère du moment. Il continue néanmoins de me paraître préférable à la démission. La gauche elle-même est devenue à sa façon libérale : elle pense qu'il ne faut rien imposer mais améliorer le libéralisme par le fric. Il n'est pas de problème que la subvention bien distribuée ne puisse résoudre. On n'a plus affaire à la « vieille gauche » qui voulait rationaliser le fonctionnement de la société. Désormais, l'objectif est que, moyennant l'injection de subsides sur tous les points sensibles, cela finisse par marcher tout seul. C'est ce qui fait la différence avec le libéralisme de droite qui veut, pour sa part, que chacun se débrouille. Mais, de part et d'autre, on a dans la tête le même schéma du renoncement.
En conclusion, diriez-vous que les signes de renouveau que vous avez analysés, aussi minoritaires soient-ils, l'emportent sur les symptômes de la dépression et de l'apathie ? La France, qui semble retrouver l'époque des salons, est-elle encore un pays d'idées ?
M.G. : Je ne dirais pas que l'on fait retour aux salons, mais le bouillonnement actuel rappelle un autre phénomène du XVIIIe siècle : les sociétés dépensée. C'est, en fait, la citoyenneté d'avant les partis, d'avant la poli-tique des organisations. Le problème n'est plus d'intervenir en politique, mais de faire pression sur la politique ; ce sont les moyens de cette pression qui sont entrain de se mettre en place. Cela étant, il est vrai que la société n'exprime pas une très forte demande en matière de réflexion. Mais, si on observe ce qui se passe ailleurs en Europe, la France reste une société incomparablement agitée, politisée, intellectualisée.