Le Figaro, 05 novembre 2005
Propos recueillis par Marie-Laure Germon et Alexis Lacroix
Jacques Julliard, historien, directeur d'études à l'EHESS et directeur délégué de la rédaction du Nouvel Observateur, signe ces jours-ci, Le Malheur français (1). Pour Le Figaro, il dialogue avec l'historien et philosophe Marcel Gauchet, rédacteur en chef du Débat, et éclaire l'état d'un pays – la France – en proie à la tentation antilibérale.
Le Figaro. – «Le malheur s'est glissé tout doucement dans le logis», écrivez-vous. N'est-ce pas exagéré ?
Jacques JULLIARD. – Trois phénomènes convergents et révélateurs ont émaillé le «printemps pourri» de 2005. Ce printemps fut marqué, outre l'affaire du lundi de Pentecôte, par l'échec du traité constitutionnel européen, ainsi que par le fiasco de la candidature de Paris aux Jeux olympiques de 2012. Sans la moindre hypocrisie, je comprends les motivations des thuriféraires du non : leur position m'a, un temps, séduit et même tenté. Je craignais que le texte constitutionnel n'affaiblisse notre pays, en offrant subrepticement les clés de l'Europe à la Grande-Bretagne, qui n'en aurait rien fait... C'est en vérité le non qui est parvenu à ce résultat. C'est pourquoi je suis devenu, au fil des semaines, nettement plus sensible à l'argument des conséquences. Et l'hypothèse d'une défaite du oui m'a semblé pleine de dangers. Je crois que cette appréhension s'est largement vérifiée. Voyez les négociations actuelles sur la PAC. Quelques semaines plus tard, le traumatisme suscité par l'échec de la candidature française aux Jeux olympiques m'est apparu démesuré. Bien sûr, j'aurais aimé que Paris et sa région accueillent les JO, mais la déconvenue française ne me semblait pas mériter un tel concert de déploration ! Alors, mettez, bout à bout, ces trois revers, et vous obtenez un climat... Une ambiance... Un état d'esprit...
Vous allez jusqu'à parler du «vent mauvais» que le non du 29 mai «fait souffler sur la France»...
J. J. – Je pense à l'humeur chagrine et à la délectation morose qui ont accompagné ces trois événements du printemps dernier : cela n'est pas anondin. A mon sens, c'est là que réside, en l'occurrence, le fond du malheur français. Et de cette asthénie psychique qui, depuis quelques années, semble submerger les Français.
Marcel GAUCHET. – Je vous rejoins sur votre constat d'un «malheur français». Les critères objectifs le démentent, mais ce qui compte, c'est le sentiment des Français. Il s'agit de le comprendre. Le fait est, de nombreux Français voient leur pays littéralement condamné par l'histoire. Pourquoi la France donne-t-elle à ce point, de l'intérieur, l'impression d'avoir perdu la main ? Le décalage entre les données objectives et la perception subjective est impressionnant. Car enfin, tout au moins sur un plan économique, la France ne s'en sort pas si mal...
La gauche a-t-elle un projet alternatif ?
M. G. – Derrière le marasme et le ressassement du malheur, il y a le rapport qu'entretiennent les Français avec leur histoire et les conditions dans lesquelles le pays est gouverné. Les Trente Glorieuses, de 1945 à 1975, ont incontestablement correspondu à un moment heureux de l'histoire de France. Les Français s'y sentaient en phase avec l'esprit de la période à l'échelle du monde. Bien sûr, cette période a connu aussi quelques dérapages mégalomanes dont le gaullisme a fourni, avec superbe, l'incarnation. Le malheur français commence dans les années 1970. Le pays a très mal vécu et très mal géré la crise économique inaugurée par le choc pétrolier, suivie, depuis le début des années 90, d'une entrée à marche forcée dans la mondialisation. Au cours de cette nouvelle période, les Français se sont sentis toujours davantage en porte-à-faux avec l'organisation du monde. Ils n'ont pas su prendre le tournant, intellectuellement parlant, même s'ils ne l'ont pas si mal négocié en pratique. C'est ce sentiment de déphasage – voire de décrochage – qu'exprime l'antilibéralisme français.
J. J. – Revenons un instant sur le rôle joué par le gaullisme dans notre imaginaire national. Le général de Gaulle avait conscience d'une certaine faiblesse structurelle de la France, psychologique bien plus qu'économique. Et il avait déclaré à Malraux avoir pour leur remonter leur moral «amusé les Français avec des drapeaux». On peut juger dérisoire et surannée cette façon de symboliser le rapport à la France. Prenons garde, toutefois, à la puissance des symboles : la dramaturgie de la grandeur gaullienne n'est pas réductible à la mégalomanie du Général ; elle répondait à son inquiétude à l'égard de la pente naturelle des Français. Le jour où il ne s'est plus trouvé personne pour assumer le rôle d'homme providentiel, les Français se sont sentis perdus, et le «décrochage», abondamment évoqué par le rapport Camdessus, a été aggravé par la complicité active des partis politiques et de l'ensemble des institutions.
M. G. – Le gaullisme a correspondu à une période faste, parce que le génie propre du général a été de savoir relever brillamment le pari de la modernité tout en l'inscrivant dans la continuité de l'histoire de la France. Depuis une trentaine d'années, cette harmonie s'est brisée. Et s'il y a un malheur français, il réside dans le fait que ce pays est, désormais, gouverné par des élites politiques majoritairement sourdes à la singularité de son histoire et à la spécificité de son héritage. Elles ne connaissent que l'économie qui est la même partout. D'où le sentiment de décalage croissant, voire de suspicion, que le peuple éprouve à leur égard.
C'est du populisme, justement...
M. G. – Si «populisme» il y a, entendons-nous sur ce qu'il recouvre exactement. En l'occurrence, un repli identitaire inconscient sur un héritage dont personne d'ailleurs n'a une idée claire, mais qui fait que chaque geste réformateur des gouvernants est vécu comme un attentat contre des «acquis» intangibles. Faute de projection dans l'avenir à partir de son passé, le peuple français est surtout en proie à une fièvre de conservatisme, ou plus exactement d'immobilisme aigu.
J. J. – En tout cas, je n'ai pas le sentiment que le peuple français soit aussi identitaire que vous l'affirmez. Le repli sur le socle rassurant de l'identité est surtout lié à la défaite du marxisme dans le champ de la pensée comme dans le champ institutionnel. Il s'en est suivi une transformation d'une partie des socialistes, tournée théoriquement vers le futur, en «identitaires» tournés vers le passé. C'est ce réancrage dans le passé qu'attestent, au tournant des années 90, la redécouverte du général de Gaulle et l'exaltation de l'idéologie républicaine par des figures de la gauche qui juraient, jusque-là, par Marx, Lénine et Castro. Cette rétraction est indissociable d'un phénomène qui concerne plutôt la droite : le déclassement culturel d'un certain nombre de classes sociales déphasées avec le progrès, et aux frustrations desquels le FN a servi d'exutoire. Mais contrairement à vous, Marcel Gauchet, je n'arrive pas à me convaincre que le peuple soit devenu tout entier si nostalgique, si effarouché par le progrès. Pendant les Trente Glorieuses, il avait même donné l'image d'une aptitude réelle à accompagner la mutation, partagée, à l'époque, par les syndicats eux-mêmes. Le Plan résumait cet état d'esprit. Il était le lieu institutionnel par excellence où la lutte des classes, reconnue comme telle, était transformée en consensus sur un minimum d'avancées.
La culture du compromis disparaît-elle ?
J. J. – Le Plan était un Grenelle permanent – une négociation permanente entre les classes sociales. C'est cela qui faisait sa force. Rien, malheureusement, ne lui a succédé. Et chacun s'est replié sur ses réflexes. Certains ont retrouvé la lutte des classes immobiliste (où FO l'a emporté sur la CGT). Quant au patronat, il poursuit un projet animé par la volonté de se passer désormais des syndicats. La désagrégation d'un modèle fondé sur le triptyque management-syndicats-Etat au profit exclusif d'un capitalisme d'actionnaires, risque de saper les bases du bonheur français. D'où la stupeur indignée face à cet «ultralibéralisme», chargé de tous les maux. Avec cette désorientation, l'idée renaît, dans toutes les classes sociales françaises, qu'un montreur de marionnettes tire sournoisement les ficelles de la comédie sociale. Bref, à en croire plus d'un, la société tout entière n'est qu'un immense théâtre d'ombres, manipulé par des chefs d'orchestre clandestins. D'où cette conséquence redoutable : on continue à accomplir les gestes de la démocratie, mais avec la conviction intime qu'ils ne servent plus à rien.
La gauche française fait-elle bon marché de l'idée de progrès ?
M. G. – Le «bloc» du progrès s'est fissuré. Le progrès formait un tout, liant la politique, la société, la science, l'industrie. Longtemps, les courants majoritaires de la gauche française ont été industrialistes. Et la science, tenue pour un outil d'émancipation, était une des valeurs cardinales du parti du Mouvement. La gauche, depuis, ne me semble pas tant avoir rompu avec le progrès que perdu sa confiance en la science. Nous vivons désormais sous le signe de la précaution, de la réticence au risque.
J. J. – Longtemps, dans la rhétorique syndicale, le mot de référence a été le mot d'«avancée». Et de Saint-Simon à Mendès France, la gauche a été le fer de lance de l'industrialisation de la France. Les forces de progrès célébraient la production. Par contraste, le concept le plus significatif des mobilisations sociales est désormais celui de «résistance». Un autre signe de ce changement de paradigme de la gauche française est son appropriation des thématiques écologistes. L'écologie, à ses débuts, a hésité entre la droite et la gauche. Puis, elle a passé à gauche. L'horizon conservateur qui anime les Verts est inédit dans l'histoire de la gauche française. Et ses succès font peu à peu de la gauche française un parti non pas conservateur, mais conservatoire. Cela dit, la gauche ne renonce pas totalement au progrès. Si elle abandonnait entièrement cet horizon, elle se renierait elle-même. Disons qu'elle se cantonne à une conception du progrès limitée à l'amélioration des conditions d'existence sociale, en opposition aux lois de l'économie. La gauche française est devenue a-marxiste. Elle a oublié, dans une large mesure, que le progrès social est conditionné par le progrès économique.