Le Figaro, 16-02-2006
Marcel GAUCHET. - Je ne suis pas convaincu par la suggestion de Régis Debray. La communion est un effet possible de la religion, elle n'en exprime pas l'essence, qui va plus profond. Je crois la notion de religion indépassable. Ce qui se joue dans la religion, c'est une relation de l'humanité avec elle-même placée sous le signe de la « dépossession ». Ce que nous sommes dépend d'un autre que nous. Pendant la plus longue durée de l'histoire humaine, cette dépendance a été politique. Elle s'est exprimée dans la soumission à un pouvoir venant d'ailleurs. Ce n'est plus le cas dans l'univers des démocraties occidentales. Mais cette dépendance continue d'avoir un sens sur le plan métaphysique. On peut être démocrate et continuer de penser que l'essentiel de la destinée relève d'une « donation » qui dépasse l'homme.
Si le christianisme est, selon votre formule, « la religion de la sortie de la religion » qui couvait en son sein un principe laïc ; comment définissez-vous l'islam. La religion musulmane est-elle plus hermétique à la laïcisation ?
Les principes constitutifs de la religion musulmane ne la disposent pas particulièrement au processus de sortie de la religion que nous avons connu en Occident, mais elle est obligée de s'y mettre par l'immersion dans la modernité que représente la mondialisation. Cette adaptation ne peut aller sans douleur. Il faut bien voir que nous obligeons le reste du monde à effectuer, en quelques décennies, des transformations qui ont mis des siècles à se produire chez nous, en suscitant de terribles conflits. En outre, je crois que les résistances de l'Islam à la modernité sont moins d'ordre théologique que politique, on le voit avec cette affaire des caricatures. La violence des réactions exprime un orgueil blessé. La religion musulmane se conçoit comme « le sceau de la prophétie », l'accomplissement des deux monothéismes qui la précèdent. Or le monde musulman se retrouve en situation d'infériorité par rapport aux chrétiens et aux juifs. Cette contradiction ne peut que provoquer une crispation identitaire. Même si je ne crois pas comme Samuel Huntington à une incompatibilité ultime entre l'islam et nous.
Parlons du rôle social des religions. Durant les événements de décembre, certains ont suggéré que l'absence d'affiliation religieuse des jeunes était une de causes de leur violence ?
Je ne crois pas que ce soit la question. L'affiliation religieuse ne vous donne pas les clés de la culture où cette religion doit évoluer. L'attitude violente de ces jeunes me semble plutôt s'expliquer plutôt par leur situation de porte-à-faux sur le plan culturel. Même quand ils reçoivent la culture de leurs parents, ils n'arrivent plus à y adhérer. Et ils n'arrivent pas non plus, bien souvent, à se reconnaître dans la culture qui est la nôtre. Ils sont entre les deux et finalement nulle part...
Dans L'Avenir de la religion les philosophes Giorgio Vattimo et Richard Rorty affirment que le catholicisme, s'il veut survivre à la « postmodernité », est condamné à renoncer à ses dogmes pour se transformer en morale de la compassion. Qu'en pensez-vous ?
La notion de dogme est chargée de tout un passé qui en fait le contraire de ce que les contemporains admettent. C'est le symbole d'une autorité qui ne peut plus fonctionner. Je ne connais pas de catholique, aussi fervent soit-il, qui se contente de croire et d'obéir. Pour autant la notion n'a pas disparu. Elle a changé de sens. Ce que l'on appelait dogme est devenu un système de repères, fondés sur une histoire qui permet aux individus de s'orienter. Ils ne le subissent pas : ils choisissent de s'y référer. Ce besoin d'identification est très fort et une religion qui se transformerait en une vision du monde « sympa » et purement morale perdrait tout sens. On le voit dans une certaine politisation progressiste du christianisme qui le réduit à une variante de l'idéologie des droits de l'homme. Mais alors pourquoi se dire chrétien ? La question du message spécifiquement religieux du christianisme n'est pas révolue. Ce sont les mots qui traduisent ce message qui sont dévalués, aux théologiens d'y remédier...
Croyez-vous à un retour de flamme de l'Eglise catholique en France, qui irait a contresens de la déchristianisation ?
Le catholicisme était encore il n'y a pas si longtemps un des piliers de la société française, avec ce que cela impliquait de confusion avec la bonne société et de conformisme. Ce catholicisme-là, et la civilisation paroissiale qui allait avec, ne veut plus dire grand-chose.
Les catholiques ne sont plus qu'une minorité importante. Ils sont toujours nombreux, cependant, à se voir comme une confession à vocation majoritaire. D'où le spectacle d'une religion semi-officielle en déroute qu'ils donnent. Mais cette situation va probablement changer lorsqu'ils vont assumer leur situation minoritaire. Cela pourrait les amener à une conversion identitaire qui, à mon avis, est d'ores et déjà en cours. Un tel mouvement «d'identarisation» du catholicisme en France aurait de grandes conséquences. Le catholicisme n'est pas seulement, en effet, la minorité la plus importante par le nombre ; il est aussi la confession qui, en fonction de l'histoire, a le plus de titres à la « légitimité publique ». Il pourrait retrouver dans ce statut un rôle de premier plan dans la société française.