Transversales Science Culture n°56, mars-avril 1999
Un entretien d'André Parinaud avec Marcel Gauchet
André Parinaud : Vous dites que la mutation majeure que nous avons traversée depuis un siècle nous a rendus métaphysiquement démocrates. Que signifie pour vous cette reconnaissance ?
Marcel Gauchet : Nous nous sommes coupés du legs de la tradition millénaire d'un monde où la religion était structurante et faisait partie intégrante du fonctionnement social. Dans le passé, le pouvoir tombait d'en haut. Il s'imposait du dessus de la volonté des hommes. Il se constitue, aujourd'hui, par un acte exprès de la volonté des citoyens. Cela, même le croyant le plus convaincu l'admet, dans les démocraties d'aujourd'hui. La politique se passe dans l'immanence, entre les hommes. Il n'y a plus de politique de Dieu possible.
A.P. : Le fait majeur est que nous avons abandonné la transcendance ?
M.G. : Désormais, l'ordre politique n'est pas antérieur et supérieur à la volonté des citoyens et, dans le même temps, nous assistons à la dissociation de la société civile et de l'État. Ce processus de sortie de la religion transforme également la religion elle-même pour ses adeptes, et nous pouvons ajouter que le grand événement spirituel de notre fin de siècle est sans doute le décès de la foi révolutionnaire dans le salut terrestre. Nous avons vu s'évanouir la possibilité de sacraliser l'histoire, cependant que s'imposent l'avenir et le temps du progrès. Nous ne vivons plus sous le signe de la fin de l'histoire. Elle est ouverte, et elle n'est rien que ce que nous la ferons. Le devenir s'est fait intégralement séculier.
A.P. : Comment peut se définir la modernité ?
M.G. : Par l'avènement d'une humanité qui prend conscience d'elle-même et qui se veut maîtresse de sa destinée. Nous enregistrons l'histoire de la conscience historique, un mouvement qui, par exemple, a frappé de décroyance les citadelles de l'illusoire éternité communiste et rendu dérisoire la prétention d'incarner une humanité au savoir achevé de soi. Nous avons pu résister à la contrainte obsédante qui tentait de nous ramener dans le giron des dieux pour le meilleur ou pour le pire. La démocratie a pu conquérir et affirmer sa réalité dans le cadre d'une société pétrie de foi. C'est là le vrai problème de la laïcité. Comment faire des démocrates avec des croyants ?
A.P. : Vous soulignez la fin des religions de l'art.
M.G. : L'artiste a été le symbole de la liberté, du pouvoir de faire de l'humanité. La consécration de l'art participe de la reconnaissance émancipatrice du pouvoir humain. L'art nous ramène hors des religions constituées dans la sphère d'une religion primordiale et indifférenciée. Nous disposons avec l'imagination d'une faculté qui nous permet de saisir intuitivement l'être vivant des choses. Nous pouvons présenter l'imprésentable et faire passer l'invisible dans le visible, rendre au sensible l'intelligible. Mais l'espérance de l'art a cessé d'être croyable. L'art ne nous met pas en contact avec l'absolu. Il ne nous fournit pas l'intuition de l'être. Il ne révèle pas une réalité plus réelle que le réel. Tout rentre dans les limites subjectives de nos facultés. Nous avons franchi une frontière supplémentaire dans notre exil de l'au-delà. Tous ces événements incarnent le paradoxal dans la situation où nous nous trouvons. Observons que l'ensemble des sources et des références, qui ont permis de donner corps, singulièrement en France, à l'alternative laïque contre les prétentions des Églises, est lui aussi frappé de décroyance. Peu à peu, la laïcité elle-même est devenue un fait sans principe.
A.P. : Mais vous annoncez qu'un autre monde est en train d'émerger.
M.G. : Depuis le XIXe siècle, la nouveauté essentielle a été la mise en place de la dissociation de la société civile et de l'État. Une orientation libérale avec, face à face, l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. C'est la nécessité de la suprématie de l'État qui, même, semblait doté d'un véritable pouvoir spirituel, émanation de la volonté libre et des intérêts moraux collectifs.
A.P. : Vous montrez comment l'idée démocratique a effectué sa première percée en France, au milieu du XVIIIe siècle, avant de conquérir sa légitimité au XIXe siècle.
M.G. : Nous avons pu voir, en effet, que la République se devait d'être du côté de la vérité et de la justice, ou n'avait pas lieu d'être. L'école a tenu une place éminente dans l'acceptation de la République avec, également, le culte de la nation et l'espérance du futur, l'école devenant une sorte de laboratoire aux dimensions de l'avenir. On voit s'instaurer une demande entièrement inédite, celle de la liberté de conscience, mais aussi liberté de la nation, le règne de la volonté générale, une sorte d'émancipation métaphysique, une ressaisie du soi collectif où l'État devient le foyer de l'unité morale et où se matérialise la plénitude du pouvoir. Je dirais que la réussite de la République a été de rallier les fidèles en les détachant de leur pasteur.
A.P. : Et c'est ainsi qu'est apparu un type de citoyen exemplaire ?
M.G. : Oui, avec une transfiguration du sens de la liberté, une magnification du rôle de l'État et la signification de la fonction de citoyen. La pesée du suffrage universel change le statut de la foi de mentalité communautaire en opinion individuelle, mais nous avons vu que l'idée de la République a perdu son "âme" avec l'idée de laïcité qui était sa plus intime compagne. Si, durant les "trente glorieuses", les Français ont connu le véritable bonheur de voir leurs traditions politiques en harmonie avec le mouvement général du monde, depuis les années soixante-dix, le retour des voies libérales de la régulation automatique transforme les données. Nous avons enregistré la chute du mur de Berlin, la débâcle des économies collectivisées, la percée des capitalismes émergents, l'entrée des masses continentales de l'ancien tiers-monde - un véritable basculement, qui a clos le grand mouvement de solidarisation et de structuration collective. Et les nouvelles machines, et les nouveaux réseaux de machines, le "possible technique" ouvre un nouvel espace interhumain.
A.P. : La "déferlante individualiste" a tout transformé.
M.G. : Il est évident que l'État providence a fonctionné comme un puissant agent de déliaison en sécurisant les individus et en les dispensant de l'entretien des appartenances communautaires. Nous assistons à un formidable remodelage du paysage social depuis vingt-cinq années et à l'affaissement des espérances investies dans l'action politique. On dirait que le problème prioritaire est devenu la préservation des libertés personnelles.
A.P. : Vous laissez entrevoir une troisième époque du principe de laïcité, un autre foyer de Sens qui métamorphoserait le monde démocratique ?
M.G. : Oui. Constatons l'évaporation de l'autonomie en tant que but idéal et la neutralisation terminale de l'État. L'individualisme de type nouveau est un individualisme imposé. Il correspond à un rapport de charges dictées de l'extérieur, une relégitimation structurelle du niveau individuel. Ce n'est pas la découverte des vertus de la diversité qui a précipité le sacre de la société civile. C'est la disparition de l'alchimie dans la société politique, qui aurait pu permettre la construction d'une unité supérieure destinée à faire se rejoindre la collectivité avec elle-même. Le surmoi qui justifiait ces médiations s'est dissipé comme par miracle. Nous assistons au passage au premier plan des droits privés des individus et ce n'est pas de théorie qu'il s'agit, mais de fonctionnement social effectif.
A.P. : En cette fin de siècle, l'enquêteur privilégié que vous êtes peut-il énoncer les obstacles qui se distinguent pour cet homme citoyen ?
M.G. : Constatons que les individus entendent faire un usage public de leurs droits privés. Nous sommes entrés dans une société de marché où chacun tente de poursuivre à sa guise la maximisation de ses avantages, et, en l'absence d'une composition impérative, au nom de l'intérêt de tous. Aujourd'hui, dans le nouvel idiome démocratique, la croyance se mue en identité, mais qu'est-ce qu'être soi ? Le vrai moi n'est-il pas celui que l'on conquiert en soi contre les appartenances qui vous particularisent, contre les données contingentes qui vous assignent à un lieu et à un milieu, pour entrer ensuite en relation avec les autres ? Aujourd'hui la société civile "se publicise", tandis que l'État se privatise, et la démagogie de la diversité a de beaux jours devant elle.
A.P. : Autrement dit, nous assistons à la disparition de l'enjeu supérieur de la démocratie ?
M.G. : La politique ne peut plus prétendre à la globalité. Elle ne peut plus se présenter comme une réponse en elle-même à la question du sens de l'existence. La puissance publique est plus que jamais vouée à la neutralité. Ce qui comptera, c'est la faculté de fournir une idée d'ensemble du monde et de l'homme, susceptible de justifier les options individuelles et collectives. Depuis l'affaiblissement de son adversaire religieux, avec l'évanouissement de la capacité des religions à nourrir une figure croyable, la démocratie a perdu son projet d'autonomie collective. Elle est passée aux individus. La construction de l'individu implique l'élaboration d'un système de références, dont le rôle exige qu'il soit aussi compréhensif que possible et qu'il embrasse au plus large et au plus profond. La légitimité a basculé de l'offre de Sens vers la demande de Sens.
A.P. : Peut-on envisager le retour au Sens, qui unirait individus et société ?
M.G. : L'État n'est qu'un instrument au service de la société civile. Aujourd'hui, l'autorité est vouée à multiplier en permanence les signes de sa proximité. L'État vit littéralement du commerce avec la société civile, et sa légitimité dépend de son rôle d'outil. Il ne dispose que d'un rôle qui lui fait obligation de se tenir absolument à part des convictions, pour leur montrer un égal respect, et avec une rigueur formelle dans sa neutralité. Il donne le sentiment d'un immense appareil tournant à vide, sans plus savoir où il va ni à quoi il sert. Nous sommes entrés dans une démocratie de contrôle, et le respect des minorités devient la pierre de touche de la sincérité démocratique.
A.P. : Soyons optimistes : dans quelle direction peut s'orienter la marche de la démocratie ?
M.G. : D'abord dans le refus du fatalisme d'impuissance. Certes, l'affirmation pluraliste des identités et l'accroissement des libertés particulières sont une véritable dimension démocratique moderne, mais il faut refuser cette mentalité de marché qui gouverne les politiques et implique de se défausser sur l'avenir des véritables bilans. Nous allons sous peu avoir des comptes à rendre dans le domaine de l'économie, de l'environnement, de l'enseignement, des nationalismes exacerbés. Nous sommes tous responsables et nous devons apprendre à maîtriser les situations. La notion de responsabilité doit devenir le grand engagement du futur. L'être humain vis-à-vis de lui-même, de ses ressources, de son imaginaire, de sa volonté, de ses capacités, de ses dons créateurs. Le collectif dans la mise au point d'une véritable stratégie d'efficacité. L'école laïque avec le développement d'une pédagogie qui tiendrait compte des ressources cognitives de l'individu et de la nécessité d'un apprentissage de lui-même et avec une vue prospective de sa présence au monde. Chacun est responsable et l'État pour tous. Ajoutons à la formule républicaine, une expression "l'école laïque gratuite, obligatoire "et" responsable", si nous voulons être vraiment modernes. Devenir citoyen s'apprend et la citoyenneté se construit.