Le problème de l’égalité offre vraiment le lieu de mesurer, de se poser la question du comment-faire face au problème qui se pose aujourd’hui dans l’école. L’école est un domaine d’action où l’impératif de répondre immédiatement aux situations est très fort. Donc le propos sur l’école et l’éducation en général est presque par nature prescriptif, normatif. On lui demande des applications. Et en réalité ce travail mobilise de grands problèmes qui sont ceux des fondements philosophiques de nos sociétés, dont il faut prendre avec le recul la mesure. Ce qui est spécialement difficile d’autant qu’il y a une sorte de mythologie inhérente au domaine éducatif. C’est le domaine dans la société où la volonté réformatrice ou transformatrice ou révolutionnaire, peu importe, paraît avoir son domaine d’application le plus évident. D’une certaine manière, c’est pourquoi dans certains pays comme la France, mais pas seulement, mais la France tout spécialement, c’est le domaine rêvé pour la gesticulation politique parce qu’apparemment, il suffit d’écrire sur un papier qu’on va faire comme ça, qu’on va tout changer et ça va suivre automatiquement. Evidemment, ce n’est pas comme cela que ça se passe et le problème de l’égalité en offre une remarquable démonstration.
Sur l’idéal égalitaire, je crois que, à part quelques malades attardés, tout le monde est d’accord. Mais à l’épreuve, nous nous trouvons devant des développements historiques de la question de l’égalité où au fur et à mesure que la réalisation du principe égalitaire avance, de nouvelles questions surgissent. Et on n’a pas affaire à une réalisation linéaire de l’égalité dans nos sociétés, et tout spécialement dans le domaine scolaire, mais au contraire à un développement de plus en plus problématique. Chaque avancée de l’égalité, il y en a eu de très considérables dans le domaine depuis un siècle, c’est même extraordinaire d’une certaine façon, chacune des ces avancées amène au jour des problèmes internes de la notion d’égalité auxquels on n’avait pas songé. Voilà l’esprit de notre travail, c’est de prendre le recul réflexif pour se demander quelles sont ces questions qui surgissent de l’avancée même de l’égalité et de l’idéal égalitaire.
Et tout simplement, je voudrais faire ressortir une des difficultés centrales qui sont inhérentes aujourd’hui à la mise en œuvre de l’idéal égalitaire. Historiquement, par rapport au domaine scolaire en particulier, le grand développement de l’idée d’égalité à la fin du dix-neuvième siècle et ça va dominer tout le vingtième siècle, c’est l’égalité des chances. C’est une nouvelle manière de lutter contre la fiction du droit formel qui a été proclamé par des révolutions libérales de la fin du dix-huitième siècle, égalité formelle qui ne permet absolument pas d’aboutir à un traitement équitable des individus dans le système scolaire. Donc il faut prendre en compte l’égalité des chances.
Mais, nous sommes aujourd’hui devant un nouveau développement de la question de l’égalité qui est lié au décalage entre le regard social sur l’égalité et la comparaison des positions des groupes sociaux d’appartenance à l’intérieur de quoi s’inscrit la problématique de l’égalité des chances et la considération individuelle de l’égalité. A partir du moment où on centre la question de l’égalité sur le destin des individus, on voit apparaître toute une série de tensions, dont l’une est plus importante que les autres, qui est directement au cœur des problèmes de l’école contemporaine.
En fait, on s’aperçoit que l’égalité, loin d’être un notion simple est une notion à deux faces entre lesquelles il y a tension. Au nom de l’égalité individuelle, il y a la réclamation d’une égalité de traitement entre les individus qui composent une classe et on va s’apercevoir tout de suite, mais ça c’est une autre problématique encore, que pour qu’il y ait une égalité de traitement, il faut qu’il y ait une inégalité dans les moyens. Difficulté de second rang. Mais d’autre part, quand on a cette idée d’une égalité de traitement qui pose la valeur semblable des individus dans leur singularité, on se trouve devant une nouvelle difficulté qui est une difficulté de fond, que parmi ces singularités, il y a les différences de «talents», de «compétences». En fait, tous les mots manquent pour désigner ce dont il s’agit et on est donc très en peine aujourd’hui, ce qui est significatif. Et apparaît à partir de là une tension liée à l’individualisation et à l’égale individualisation, puisque les très bons élèves, pour parler le langage le plus simple de l’institution, sont en droit, de par la prise en considération de leur singularité individuelle à égalité avec les autres, de réclamer, sinon eux du moins les parents pour eux très souvent, la maximisation de leur parcours et donc de bénéficier d’un environnement qui leur permette d’aller le plus loin possible dans l’exploitation de leurs compétences. Donc en fait, en mettant en œuvre l’idée d’égalité, on creuse à de certains égards les inégalités, on allume un facteur d’inégalisation à l’intérieur même de l’espace scolaire. Et ce n’est pas un accident, c’est véritablement lié au principe philosophique qui est à l’œuvre là-derrière: l’égale liberté des individus et l’égale valeur de leur singularité, qui réclame aussi bien d’un côté d’être aveugle d’une certaine manière à ces singularités – égalité de traitement, on prend tout le monde comme il est – et qui demande de l’autre côté au contraire l’expression de ces singularités avec le problème redoutable de la différenciation extrême de l’espace scolaire qui en résulte inéluctablement et qui va se trouver de surcroît, là c’est en dehors de l’institution que cela se passe, amplifiée par la société à l’intérieur de laquelle elle se passe. Là, c’est le terrain où l’on voit que l’un des principaux protagonistes qu’on oublie trop, bien qu’il soit omniprésent, c’est effectivement la lecture que les parents font de l’institution scolaire. Il y a les problèmes internes que les praticiens de l’éducation connaissent et il y a les problèmes externes et la manière dont la société et les acteurs de cette société, les parents en première ligne, pas uniquement eux mais principalement eux, la lecture qu’ils font de ces difficultés et les stratégies qu’ils déploient par rapport à ça. D’où la grande nécessité où nous sommes, et cet exemple le montre de façon privilégiée, de s’armer intellectuellement face au développement historique de ces aspects nouveaux de l’égalité dont l’école est un révélateur privilégié. D’une certaine façon, dans les sociétés égalitaires, l’institution qui est la plus interpellée par les problèmes d’égalité, c’est l’école. C’est ça dont il faut bien prendre conscience.
Au fond le problème de la philosophie politique de l’égalité, ça intéresse les spécialistes. Bien sûr, ça fait partie du débat civique, mais ce n’est pas un débat dont les principes sont consacrés qui mobilise véritablement les esprits. Mais en revanche, dans l’école, il est à tous les moments de la pratique et il est constitutif. D’où, je crois, la grande utilité, de reposer de manière aussi clarificatrice, explicitatrice et rigoureuse que possible le problème de ces notions dont on ne peut absolument pas faire comme si on savait ce qu’elles veulent dire. La vérité est que le développement historique, le mouvement des sociétés, mettent à nu des difficultés auxquelles on n’avait pas pensé, et il faut les affronter à un moment donné intellectuellement pour pouvoir y faire face pratiquement.