L’Etat face à "l'individu total"

Le Monde des livres, 03/10/2003

Alexandra Laignel-Lavastine

Compte rendu : La condition historique de Marcel Gauchet. Entretiens avec François Azouvi et Sylvain Piron, Stock, "Les Essais", 354 p.

Marcel Gauchet est devenu une référence incontournable pour tous ceux qui s'inquiètent des pathologies liées au développement de l'individualisme démocratique. Qu'observe en effet le philosophe depuis une dizaine d'années ? Que nos démocraties victorieuses sont aussi malheureuses. Nous sommes certes sortis de l'âge totalitaire où l'individu se voyait nié au profit du collectif. Mais pour entrer dans ce qu'il nomme "la deuxième crise de la démocratie".

Nous basculons, autrement dit, vers l'autre pôle, le principal danger venant désormais de l'affirmation sans limites d'individus qui estiment ne rien devoir à la société mais exigent tout d'elle, comme en témoigne la demande sécuritaire. Bref, "nous ne risquons plus l'Etat total, mais la déroute de l'Etat devant l'individu total", explique Marcel Gauchet dans La Condition historique. L'enjeu est de taille, la question étant de savoir dans quelle mesure l'exercice de la politique reste envisageable dans ces conditions.

Cette analyse ne fut pas sans susciter divers malentendus, le plus récent consistant à y soupçonner une pensée de déclin. C'est dire l'opportunité de ce passionnant livre d'entretiens, un exercice auquel François Azouvi s'était déjà livré avec Paul Ricœur en 1995. Néo-réac, Marcel Gauchet ? « Je suis démocrate et socialiste parce que je pense qu'il est possible d'aménager le fait libéral dans le sens du gouvernement des hommes par eux-mêmes et de la justice sociale ». Un chantier qui, selon lui, passe par une priorité : la réforme de l'Etat. Tour de force de François Azouvi, qui parvient ainsi à faire passer cet "observateur du contemporain", comme il se plaît à se définir lui-même, du diagnostic, où il excelle, à la proposition, moins visible dans ses ouvrages.

LA SORTIE DU RELIGIEUX

Mais pour la première fois, l'auteur du Désenchantement du monde (1985) entreprend aussi de raconter son itinéraire personnel et intellectuel, assez atypique. Il revient sur ses origines modestes, son passage par l'école normale d'instituteurs, l'effervescence de 1968 et ses sympathies d'alors pour "les marges spontanéistes du gauchisme". Il évoque ses rencontres décisives, avec Claude Lefort puis l'ethnologue Pierre Clastres, sans oublier ce qui fait l'une des originalités de son parcours : sa qualité d'homme de revue, à Textures puis à Libre, et enfin au Débat qu'il dirige avec Pierre Nora depuis 1980. Sa façon à lui d'être "un citoyen de la République des lettres".

Autre avantage de la forme dialoguée : elle permet de ressaisir dans leur unité les travaux très variés de Marcel Gauchet sur la Révolution française ou les débuts de la psychiatrie. Ainsi voit-on mieux se dessiner le fil conducteur d'une œuvre tout entière consacrée à explorer les conséquences de ce bouleversement majeur que représentent la sortie du religieux et l'avènement du sujet moderne. En somme, le portrait d'un esprit libre doublé d'un homme de gauche débarrassé des illusions de la radicalité critique.