Interview de Marcel Gauchet réalisée au cours d’un travail conduit de mars à juin 2005 par des étudiants de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris sur le thème : "L'islam dans la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne"
Afin de préciser le contexte dans lequel s'insère le débat sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, il semble nécessaire de se pencher sur la question, large mais essentielle, de l'identité de l'Union européenne. Sur quoi l'identité de l'Europe est-elle fondée ? Quelle place la religion y occupe-t-elle ?
Marcel Gauchet : Le problème posé par l'adhésion turque a fonctionné comme un révélateur à un moment très important. Je ne suis pas sûr qu'il y a dix ans, elle aurait soulevé le même genre de question qu'aujourd'hui, après l'élargissement aux pays de l'ex bloc soviétique. Car, au travers de cet élargissement, il s'est passé quelque chose qui touche à la nature du projet européen, et que le problème de l'adhésion turque a démultiplié.
Le projet européen a cette particularité assez remarquable de ne pas poursuivre de finalités claires. Il y avait un tenant lieu de projet dont la clé a été fournie au départ par la Communauté européenne de défense, et la confrontation avec l'Union soviétique. Puis on s'est engagé dans quelque chose de très différent, qui se poursuit, une construction par petits pas, par en-bas, avec, en haut, des conséquences politiques. On ne sait pas où conduit ce projet, et on ne connaît pas sa nature.
L'horizon de l'Europe à six était, en gros, une sorte de supranationalité européenne, de nation européenne. Et beaucoup d'institutions européennes ont été constituées en fonction de ce dessein. Le but de la construction européenne était d'aboutir à une nation européenne par un processus fédéral, assez imprévisible. Mais ce but n'a jamais été formulé, du fait des désaccords très vifs entre pays et à l'intérieur des pays sur les moyens d'y parvenir. On est resté dans l'implicite, qui a facilité les élargissements successifs, et en dernier lieu cet élargissement aux pays de l'Est, avec lesquels il n'y a pas eu de problèmes majeurs, sauf techniques. Ils rentrent dans un moule, dont la physionomie a toutefois été rendue plus flottante. En particulier, plus l'Europe s'élargit, moins l'idée de nation européenne comme socle du projet européen est plausible. Comment la remplacer, si ce n'est par une nation d'un genre nouveau, mais une nation quand même, c'est à dire un territoire, et, si ce n'est une langue, une culture.
Le critère de la culture est très important. Il est significatif que l'on invoque de plus en plus souvent ce mot de Jean Monet: « si c'était à refaire, je commencerais par la culture », mot dont je ne sais d'ailleurs pas s'il est authentique. Ce qui tient lieu d'élément national implicite, c'est la culture européenne, dont les définitions varient, autour des thèmes d'Athènes, de Rome et de Jérusalem. Fondamentalement, ces éléments ont été unifiés par le christianisme. C'est le christianisme qui a fait la synthèse des trois, ce que l'on oublie souvent. Ce qui ne veut pas dire qu'une évolution n'a pas eu lieu pas la suite, essentiellement lors des Lumières, dont on peut se demander si elles entrent où non dans la continuité du christianisme. Mais on reste dans un espace intellectuel tout à fait balisé.
Quand arrive la question de la Turquie, on sort tout à fait de l'espace national, même implicite. Si l'on intègre la Turquie, on n'arrivera à rien qui ressemble à une nation. La construction européenne sera d'une tout autre nature, vraiment post nationale. Pour cette raison, de nombreux promoteurs initiaux du projet européenne, par exemple, en France, les démocrates-chrétiens, sont très hostiles à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Ils appartiennent à une famille dont l'horizon est une nation européenne.
En une phrase: le projet européen a changé de nature . C'est un fait historique. En 50 ans, on est passé de l'idée des Etats-Unis d'Europe, qui sont une nation, à l'amorce de ce qui est une fédération mondiale des nations. On est passé à un universalisme dans lequel l'Europe est le noyau d'un type de construction politique destinée à s'élargir encore. Si l'on fait entrer la Turquie dans l'Union européenne, ça ne s'arrêtera pas là. Pourquoi pas l'Ukraine, puis les pays du pourtour méditerranéen avec lesquels nous avons de grands rapports? L'entrée de la Turquie oblige à redéfinir totalement la nature du projet européen. C'est l'amorce d'un processus dont on ne sait pas où il s'arrêtera.
Est-ce un nouveau projet fondé, selon le mot d'Habermas, sur un « patriotisme constitutionnel »?
Marcel Gauchet : Oui, ce patriotisme est indispensable en tant que ressort universel qui fait que l'on refuse qu'une société soit déterminée par son passé, par son histoire profonde, sa tradition, sa religion, pour faire une alliance étroite avec les autres. Dès lors qu'une société obéit à un certain nombre de critères, il n'y a plus de raison de ne pas l'intégrer. Mais c'est une tache d'huile, dont la vocation est sans frontières.
La Turquie n'est pourtant pas étrangère à l'héritage européen. Si l'on pense à l'Empire ottoman aux portes de Vienne, ne peut-on pas affirmer que la Turquie a participé à la construction de l'identité européenne?
M.G. : C'est une question très complexe: en quoi le fait de se battre avec quelqu'un oblige à en intégrer quelque chose? Dans toute situation de conflit, depuis très longtemps, on réfléchit sur l'adversaire et on en absorbe quelque chose. Mais pour ce qui est de l'Empire ottoman, il a surtout eu un rôle de repoussoir, qui fonctionne encore. Il n'en demeure pas moins que la question est très complexe : par exemple, pour les Grecs, intégrer la Turquie, c'est la neutraliser. Dans la région, les sentiments sont très contrastés, tout en faisant partie de l'identité des populations.
On retrouve par ailleurs ici la dimension très particulière de la construction européenne, qui est de dépasser les conflits historiques. Même si la Turquie actuelle est sans rapport avec la machine de guerre qu'a pu être l'Empire ottoman, passé avec lequel elle a d'ailleurs un rapport difficile.
L'islam est-elle donc foncièrement étrangère à la culture européenne?
M.G. : Non, pour une raison fondamentale. C'est qu'il existe une parenté profonde entre l'islam et le christianisme : le monothéisme, qui est une exception à l'échelle du monde. Cette parenté, qui est aussi une singularité, est très importante. Elle met en oeuvre des processus inconscients qui fonctionnent à l'échelle de la planète. Il existe des parentés d'héritages, même si de l'intérieur on voit davantage les différences. C'est d'ailleurs peut-être là que se trouveront un jour les frontières ultimes de ce quelque chose que l'on n'appellera peut-être plus fédération, et dont l'Union européenne aura été l'amorce, une sorte de fédération culturelle des trois monothéismes.
Dans la pratique, il existe néanmoins une différence entre ces trois monothéismes. En particulier le fait que l'islam est en expansion, ce qui n'est pas le cas pour le judaïsme et le christianisme. Quelles conséquences peut-on en tirer pour l'Europe? Va-t-on vers un renforcement de la religiosité, ou au contraire de la laïcité?
M.G. : Il faut s'entendre sur ce que l'on nomme l'expansion de l'islam, qui est multidimensionnelle. Il y a une expansion liée à l'immigration, et à l'expansion démographique des populations musulmanes. Ce n'est pas une expansion à proprement parler de l'islam, mais plutôt des personnes nées dans l'islam, qui, arrivées en Europe, pratiquent leur religion, d'ailleurs dans les mêmes proportions que la société d'accueil. Cette expansion est donc à relativiser.
Il existe un autre phénomène, très complexe, qui est l'expansion géographique de l'islam dans certaines régions. Un troisième élément enfin, le fondamentalisme, très minoritaire, qui correspond sociologiquement, et la Turquie l'illustre très bien, au déversement démographique de la campagne vers les villes. Les centres urbains se trouvent assiégés par une sorte de « revival » islamique correspondant à un phénomène de restructuration de sociétés extrêmement décomposées par un mouvement qui désagrège dans leur aspect traditionnel. C'est une sorte de « retraditionalisation », qui n'a que peu de chances de s'implanter sur le sol européen. C'est un phénomène interne aux sociétés musulmanes, aux conséquences qui me paraissent limitées pour l'Europe, même si l'impact imaginaire, lui, est immense.
L'islam serait-elle réfractaire au sécularisme? Ne peut-elle être comprise comme une « religion de la sortie de la religion »?
M.G. : Non. Ce caractère est tout à fait propre au christianisme. Il ne se retrouve ni dans le judaïsme, ni dans l'islam. Ce n'est pas ce que spontanément ces religions auraient développé. Mais ce dont il faut juger, c'est plutôt d'une situation créée par la cristallisation du monde européen occidental comme dominant. C'est lui qui définit les assises de la civilisation mondiale, l'économie et la science pour ne parler que de ça.
La situation de l'islam est double. Spontanément, elle n'est pas tournée vers la sortie de la religion, tout comme le judaïsme. En outre, ce qui lui est très particulier, c'est qu'elle se retrouve dans une situation d'échec historique. C'est le troisième monothéisme, qui se présente comme la révélation ultime, le sceau de la prophétie, et qui entend englober les autre monothéismes, tout en leur étant supérieur. Il existe donc un orgueil islamique tout à fait particulier, associé en conséquence à une certaine tolérance, que le christianisme n'a pas toujours connue. Mais ce sentiment d'une supériorité religieuse coïncide avec un échec civilisationnel par rapport à l'occident. Il y a, de ce point de vue, une crise très profonde de la conscience musulmane.
Dans ce contexte se pose en outre le problème, qui n'est pas propre à l'islam, du devenir des traditions religieuse de la planète, et de leur appropriation d'un monde moderne façonné par les occidentaux. Elles réalisent cette appropriation à partir de ce qu'elles sont. Pour les sociétés musulmanes, la situation psychologique est peu propice pour faire ce travail. Mais ce travail n'est pas du tout impossible. La Turquie est d'ailleurs la société qui le montre le mieux. Les effervescences de surface ne doivent pas être confondues avec cet effort fait en profondeur.
Il ne faut pas penser que l'histoire européenne se répétera dans les autres cultures, qui connaissent des parcours propres d'appropriation de la modernité occidentale. A cet égard, la thèse du retour du religieux n'est pas plausible, car il n'y a pas de société dans le monde qui refuse totalement cette modernité. C'est très visible en Inde, où le parti hindou est un parti modernisateur.
On a d'ailleurs fait remarquer que c'est l'AKP, un parti islamiste modéré, qui fait les réformes politiques nécessaires à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.
M.G. : Il les fait sans les faire, dans certaines limites, d'une manière sélective qui en dit très long. Mais ce qui est vrai, c'est que c'est une situation tout à fait singulière. La Turquie s'est construite comme un Etat autoritaire, militaire, où l'armée a été le dépositaire, depuis Atatürk, d'une certaine légitimité nationale. La démocratisation de la société turque semble donc passer par l'islamisme. La société turque, en se démocratisant, tend à s'islamiser. Ce ne sont pas les mêmes qui ont fait la laïcité et les mêmes qui font les réformes destinées à l'entrée dans l'Europe. Mais l'élément clé, ici, ce n'est pas l'islam, c'est la conscience et l'intérêt national turc. L'AKP joue tout à fait sciemment cette carte nationaliste face à l'armée. C'est un phénomène très ambigu qui n'entre pas dans les catégories spontanées dans lesquelles les européens comprennent le processus politique.
Quel rôle joue l'islam dans le rejet par les populations française et européenne de l'adhésion de la Turquie?
Il existe un problème plus global de redéfinition de l'Union européenne pour la classe politique.
Pourtant, avec l'évolution démographique, la question de la masse de la population turque musulmane va se poser dans le futur. Il pourrait exister un risque de dilution du christianisme en Europe. Le rejet de l'adhésion turque ne signe-t-il pas également le désir des Européens de retrouver une Union consciente de ses racines?
Le grand problème de l'Union européenne, c'est que faire de son héritage historique ? Les hommes politiques tendent à l'ignorer pour des raisons pratiques, mais c'est une erreur énorme. Si l'on adopte ce nouveau projet européen, il faut répondre à ce besoin d'une autre façon.
Que dire d'une vision stratégique de l'intégration de la Turquie, qui favoriserait un islam parvenant à intégrer la modernité ?
M.G. : C'est un argument valable dans une certaine mesure. Mais il faut limiter l'exemplarité de la Turquie pour le monde musulman actuel. La Turquie est un cas tout à fait à part dans le monde musulman, notamment à cause de la particularité historique de l'Empire ottoman. Tout comme l'Iran, dont la révolution islamique ne s'est d'ailleurs pas exportée. On peut avoir un islam européen modernisé, laïcisé, qui ne dit rien au monde musulman, et en particulier au monde arabe. C'est donc un argument d'une pertinence limitée.
Un refus de l'Union européenne à l'adhésion turque entraînerait-il, au contraire, une radicalisation de la Turquie, à la fois dans le nationalisme et le fondamentalisme religieux ?
M.G. : C'est une hypothèse plausible, avec ce bémol que la religion et la conscience nationale ont fait mauvais ménage en Turquie, comme dans les autres pays musulmans. Et pour une raison simple: l'islam n'est pas nationalitaire. Elle met plutôt l'accent sur l' Ummah et l'universalisme. Le nationalisme ne fait pas partie de l'horizon spontané de l'islam, pas plus que le pouvoir politique d'ailleurs. De plus, historiquement, les partis nationalistes et modernisateurs, très souvent liés à l'armée, se sont opposé à la religion dans les pays musulmans. On peut penser au Baas, par exemple.
Le défit de l'islam en Turquie, c'est de devenir nationale, et devenir moderne, tout en s'opposant à l'armée. C'est pourquoi le fondamentalisme turc est singulier, car il se veut modernisateur. La réaction de ces différents éléments en cas de refus de l'adhésion est très imprévisible. Et notamment, que deviendrait l'armée, colonne vertébrale de cette société?
De toute manière, le processus européen de négociation est tel qu'un refus semble très improbable. Seul le problème des ressources de l'Union européenne pourrait contrecarrer l'adhésion de la Turquie, après le défi économique de l'élargissement à l'Est. Peut-être que cette question des moyens se révèlera très importante.
Face à ce pragmatisme, et dans un contexte de tensions entre les civilisations, l'intégration de la Turquie ne serait-elle pas un exemple de tolérance et d'ouverture?
M.G. : Oui, et c'est le motif pour lequel beaucoup de gens sont pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. On ne veut pas avoir l'air intolérant. Pourtant, il faut aller bien au delà. La tolérance a l'inconvénient de l'hypocrisie, car elle ne cherche pas à comprendre l'autre. La tolérance européenne est actuellement une tolérance molle. Mais pour bien intégrer la Turquie, il faut aller plus loin, il faut être conséquent avec un certain projet universaliste. Il ne faut pas s'arrêter à la Turquie. Il faut être persuadé que l'on peut coopérer de manière très proche tout en étant dans des traditions culturelles très différentes. Mais dans ce cas, comme je l'ai déjà dit, il faut répondre autrement au besoin d'identité historique des sociétés. Il faut créer une co-identité par un travail collectif visant à définir un projet universaliste. Le problème, c'est que l'Europe en semble bien incapable. C'est ce vide que l'adhésion turque met en lumière : une ambition dont on n'a pas les moyens, ni intellectuels ni politiques au sens le plus exigent du terme. Et il ne faut surtout pas ignorer le problème.
Un tel travail de redéfinition des identités doit-il vraiment venir des Etats ? N'est-ce pas contraire, dans le cas de l'héritage religieux, à l'essence de la sécularisation ?
M.G. : La responsabilité des Etats n'est pas de définir des contenus, mais de prendre en compte des préoccupations qui sont réelles. La limite est difficile à déterminer, mais elle ne passe pas par une ignorance totale de ces questions, qui serait un signe profond d'irresponsabilité. C'est d'ailleurs un des aspects cruciaux de la crise du politique que connaît actuellement l'Europe : une incapacité des gouvernements à permettre et à participer à un travail nécessaire de redéfinition des identités.