De quand date cette inflexion ?
M. G. : Elle remonte assez loin et il faut la comprendre dans un ensemble. Le discours moral est la dernière chose à revenir, après bien d'autres dont il est en réalité solidaire. Je pense, en particulier, à la réhabilitation, qui s'effectue au cours des années 80, d'une autre notion fortement contestée, le droit. Cela dit, l'idée que le droit n'était pas une pure et simple manipulation de la classe dominante avec des flics déguisés en juges est beaucoup mieux passée, sans doute à cause de la technicité du droit, de sa neutralité du point de vue des valeurs. Le discours moral a plus de difficulté à s'imposer. Pour prendre des symboles, le droit n'avait contre lui que Marx; la morale, elle, a Nietzsche et Freud tous ensemble contre elle. C'est-à-dire non seulement la critique de la société bourgeoise, mais la dénonciation du christianisme et le rejet de l'ordre répressif de la civilisation. La remise en cause va très loin, et on comprend qu'elle soit difficile. Ce qui est en jeu dans le chambardement actuel, c'est la fin du grand projet de rupture qui domine la culture depuis un siècle.
Comment une telle mutation est-elle possible ?
M. G. : Elle passe par la redécouverte de la fonction de la morale dans la société, En gros, toute la critique de la morale reposait sur l'illusion qu'on savait très bien à quoi servait la morale: c'était une forme de l'ordre social, le moyen hypocrite d'exercer une domination, un instrument de normalisation des individus. Pendant longtemps, on a vécu sur cette idée simpliste qui légitimait ipso facto la critique. Aujourd'hui, on s'aperçoit que la morale répond à un tout autre problème, qui est celui de la coexistence avec. l'autre. C'est à ce titre qu'elle remplit une fonction centrale dans la vie collective.
Ce phénomène est-il mondial?
M. G. : Il est beaucoup plus marqué chez nous, parce que la morale a eu en France un rôle historique très fort qui a entraîné une dénonciation d'autant plus vigoureuse. Pour le comprendre, il faut se souvenir que la République qui s'est établie dans les années 1870-1880 avait à relever un défi religieux. Comment faire respecter les lois et les règles dans une société sans Dieu? Elle a répondu sur le terrain de la morale, et de la morale scolaire: la République, c'était l'école, et l'école, c'était la morale. Une morale indépendante de la foi, mais aussi solide qu'une morale garantie par la foi.
La morale est donc partout...
M. G. : Elle est au cœur des relations interpersonnelles, au cœur même de la vie publique, parce que le droit ne règle pas tout. Quand il n'y a plus de règles spontanément intériorisées par les personnes, qui font que vous savez à peu près, sans vous poser la question, à quoi vous attendre de la part de l'autre, la rencontre avec cet autre devient très angoissante. Une société vivable suppose que le comportement d'autrui soit prévisible, que les relations entre les gens soient susceptibles spontanément, sans négociation, de réciprocité positive ; au plus modeste niveau, c'est la politesse, la civilité. On est en train de s'en apercevoir dans une société où l'école qui se défait laisse se recréer une véritable plèbe totalement incivile. La fracture sociale, c'est aussi cela, au niveau le plus quotidien, une fracture entre les gens qui savent vivre en société et ceux qui ne le savent plus, ou mal, avec le handicap en termes d'intégration que cela représente.
Les philosophes ont-ils joué un rôle déterminant dans cette prise de conscience ?
M. G. : Sûrement. Mais ce n'est pas parce que les gens ont lu les philosophes qu'ils se sont aperçus qu'il y avait un problème. C’est parce qu'ils percevaient l'existence du problème qu'ils ont lu les philosophes. Les mieux placés pour se poser la question étant ceux qui ont été le plus loin dans le refus des contraintes, Il y a dans le retournement actuel un très fort aspect générationnel: la génération de l'immoralisme est en train de devenir la génération moralisatrice parce que son expérience d'émancipation de la morale a été un échec. Cette génération s’est trouvée confrontée à d'énormes difficultés dans sa vie privée (comment élever les enfants, par exemple) et dans sa vie publique. Elle évolue.
Pouvez-vous donner des exemples ?
M. G. : On pourrait les multiplier à des niveaux très différents. Prenons-en un seul, celui du fonctionnement de l'Etat. Vous pouvez poser toutes les règles juridiques que vous vous voulez, même en supposant qu' elles soient respectées, un Etat ne peut marcher que grâce à la moralité de ses fonctionnaires. S'ils préfèrent systématiquement les intérêts de leur carrière à l'intérêt public – et aucun texte, encore une fois, ne peut les en empêcher - rien ne va plus. Les années Mitterrand en ont, donné 1a brillante démonstration. Je ne parle pas de la corruption. Je parle d'un mal plus profond et insidieux qui a été l’abandon de l'esprit de service public de la part de la haute administration.
De la fortune du discours sur la morale, peut-on inférer, qu il y a un retour de la morale ?
M. G. : Une chose est de parler de la morale, autre chose est de la mettre en pratique! De ce point de vue, il n y a pas plus de " retour de la morale " que de "retour du religieux ". Nous sommes dans, une société, qui redécouvre qu'elle a besoin d’une morale. Mais le problème est que cette morale ne peut pas ressembler à l'ancienne. Impossible de se contenter de revenir en arrière. Elle est à réinventer. Elle ne peut plus tomber d'en haut, qu'elle soit dictée par Dieu ou imposée par une autorité collective. Elle ne peut être fondée que sur l'accord entre les individus En un mot, ne peut être que contractuelle. Si l'on songe qu'il a fallu deux siècles pour inventer et imposer, en politique l'idée de contrat social et deux siècles pour la faire entrer vraiment dans les faits, je crois que cette réinvention prendra du temps. C'est d'une sorte de gigantesque renégociation de toute la règle du jeu entre les personnes qu’il s'agit.
Dans un, article de la revue Le Débat vous avez dénoncé le «moralisme new-look», où la «vertu devient une marchandise ».Qu'entendiez-vous par là?
M. G. : Autant il y a un vrai problème de la mora1e, autant il y a un mensonge et une imposture du moralisme lorsqu'on prétend traiter par la morale des problèmes sociaux, politiques ou , internationaux qui n’en relèvent manifestement pas. Cette mystification perverse a été l'un des traits remarquables des années 80.
Par exemple ?
M. G. : L'usage qui a été fait, par les socialistes d'une dénonciation vertueuse du front National qui était en vérité une exploitation cynique de sa montée. Voilà des gens qui ont mené une opération: politicienne (diviser la droite, laminer sa victoire en 1986 et remobiliser le peuple de gauche) en s’habillant de morale pour dissimuler l'état de décomposition où ils étaient arrivés. Cela non seulement sans s'attaquer aux causes du vote Front national, mais en interdisant de s'interroger sur elles. Je range dans le même sac l'interventionnisme humanitaire, qui, à coups de bons sentiments, a servi à masquer au plan international l'indifférence, l'immobilisme intéressé ou le refus de faire des choix. Il est vrai que les bons sentiments se " vendent " naturellement bien et que, sur ce terrain-là, personne osera vous contredire. La position est imprenable. Reste que ce détournement de la morale ne résout rien, ne peut qu'aggraver des problèmes qu’il faudrait traiter autrement, et crée une confusion fantastique dans les esprits. Dois-je ajouter qu'en ce domaine la responsabilité des médias est immense ?
Propos recueillis par Marie-Françoise Leclère et Michel Pascal