Le Nouvel Observateur, 23/12/2004, n°2094
Entretien avec Marcel Gauchet, philosophe et historien. Alors que les « Lumières » étaient «beaucoup plus politiques que scientifiques », le XIXe siècle est celui des découvertes scientifiques majeures (thermodynamique, théorie de l’évolution…). La science a alors eu tendance à vouloir prendre la place de la religion et chasser la métaphysique. Le XXe siècle va montrer, avec Bergson, Husserl et Heidegger que la science ne peut tout expliquer ni proposer une morale. Pour Marcel Gauchet, Dieu n’est pas mort. « Ce qui est définitivement mort en Europe, c’est le christianisme sociologique. Mais le religieux, lui, "bouge encore". »
Le Nouvel Observateur : La science galiléenne naît au début du XVIIe siècle, et cela va poser immédiatement de sérieux problèmes religieux… A l’époque des Lumières, où en est-on de cet affrontement entre science et religion?
Marcel Gauchet : Les Lumières sont beaucoup plus politiques que scientifiques. Au XVIIIe siècle, ce n’est pas tant la science qui est mise en avant pour s’opposer aux prétentions de la religion que, bien plus décisivement, la recherche d’un fondement indépendant pour l’ordre politique. Attention, ça ne veut pas dire que les Lumières ne feront pas de la science l’emblème des pouvoirs de la raison humaine ! Mais leur vrai problème n’est pas là. Non, c’est vraiment à la toute fin du XIXe que le conflit devient frontal entre l’homme de science et les curés.
N. O. : Que se passe-t-il ? Pourquoi cette cohabitation devient-elle alors impossible ?
M. Gauchet : Les parages de 1848 marquent un vrai tournant. En dix ans, on va avoir toute une série de percées scientifiques majeures. La thermodynamique, en 1847. Ou encore la théorie de l’évolution, avec en 1859 la publication de « l’Origine des espèces » de Darwin.
A ce moment-là se construit l’idée que l’explication matérialiste de la nature est capable de prendre entièrement la place de la religion. L’ambition de la science est alors de proposer une théorie générale des phénomènes naturels. Une explication à la fois complète, unifiée et ultime des secrets de la nature. Alors que pour Descartes ou Leibniz la physique appelle encore une métaphysique, au xixe siècle la science prétend chasser la métaphysique.
N. O. : Peut-on parler dès lors d’un empire total de la science sur l’explication du monde ?
M. Gauchet : Cela en donne l’impression, du moins pendant cinquante ans. Imaginez le choc qu’a représenté la seule théorie de l’évolution des espèces ! Avec la physique galiléenne, on n’osait même pas s’interroger sur l’origine de l’homme. Darwin, lui, vient directement contredire le récit biblique de la Genèse. La théorie de l’évolution, c’est le contraire exact de la théorie de la création. La science franchit un cap supplémentaire. Elle croit vraiment être en mesure de donner les lois ultimes du fonctionnement de l’ensemble. Un des auteurs les plus étonnants à cet égard est l’Allemand Eckel, l’inventeur du mot « écologie », qui va créer une religion de la Science. Dans la mesure où l’on a résolu les énigmes de l’Univers, on est capable de déduire une morale de la science, de définir scientifiquement les règles de la conduite humaine à partir de l’organisation de l’Univers. Son Eglise de la Science attirera beaucoup d’adeptes en Allemagne, de la fin du xixe au début du xxe siècle.
N. O. : N’est-ce pas déjà ce qu’essayait de faire Auguste Comte en France ?
M. Gauchet. – C’est assez différent. La religion d’Auguste Comte n’est pas une religion de la Science, mais une religion de l’Humanité. Auguste Comte reste tributaire d’un état de la science antérieur à ces percées extraordinaires de la physique et de la biologie. La grande expression théorique de cette seconde moitié du
xixe siècle, on la doit plutôt à Herbert Spencer, un auteur assez oublié aujourd’hui, dont on n’imagine pas l’impact. Sa philosophie, extrêmement populaire, s’appelait « philosophie synthétique », parce que justement elle allait de l’émergence de la matière et des étoiles jusqu’à la sociologie. C’est le moment extraordinaire de la science.
N. O. : Oui, mais aussi puissante que soit alors la science, est-elle vraiment la seule responsable de l’agonie de l’idée de Dieu ? Et par quels canaux ces idées réservées à une élite vont-elles progressivement entamer les croyances religieuses populaires ?
M. Gauchet. : Vous avez raison, la mise en question de l’idée de Dieu ne procède pas que de la science. L’émancipation vis-à-vis de la religion vient aussi de l’idée de droits de l’homme, qui conteste décisivement les droits de Dieu. Le pouvoir ne vient plus d’en haut, mais d’une légitimité qui appartient aux individus. L’autre grand phénomène qui, en dehors de la science, confirme cette émancipation au xixe siècle, c’est l’histoire : l’idée que les hommes créent eux-mêmes leur monde. Ils n’obéissent pas à une loi transcendante, ils travaillent, ils produisent, ils édifient une civilisation qui est leur œuvre. Nul besoin de Dieu pour cela. Et puis, tout de même, par la scolarisation de masse, l’industrialisation et la médecine, la science descend pour de bon dans la vie des gens. La République célèbre d’ailleurs ses scientifiques. Pasteur, Marcelin Berthelot… En 1878, Claude Bernard aura même droit à des funérailles nationales. Cette hégémonie se poursuit jusqu’aux années 1880, où le modèle de la science va commencer à s’effriter. On se met alors à parler clairement d’une crise de la science.
N. O. – Qu’est-ce qui va provoquer cette mise en question du pouvoir de la science à la fin du XIXe ?
M. Gauchet. : Le mathématicien Poincaré est alors le meilleur observateur de cette crise. Il y a en fait un fossé entre la pensée et le réel, souligne-t-il dans « la Science et l’Hypothèse ». Les modèles scientifiques ne fournissent qu’une approche du réel. Et contrairement à ce que l’on pensait, les grandes conquêtes de la science ne convergent pas vers un modèle homogène et unifié. On s’aperçoit par exemple que le psychique n’est pas réductible au physiologique, qu’il y a un abîme entre les deux. C’est ça, la vraie découverte de Freud à travers la psychanalyse. A partir de là, l’idée que la science peut proposer une morale s’écroule majestueusement. C’est comme cela que la métaphysique revient peu à peu, et que Dieu retrouve quelques couleurs.
N. O. : La science du XIXe aura donc raté son crime contre Dieu…
M. Gauchet. : Il n’y a pas de mort de Dieu, il est increvable, il est immortel ! En tout cas dans la tête des individus. Et les contradictions innombrables qu’on a voulu lui opposer n’ont jamais été déterminantes. Ce qui fait qu’on a plutôt un déclin, un dépérissement qu’une disparition. Et on le comprend un peu à partir de cette crise de la science. Aujourd’hui encore cette crise est l’irréversible de notre monde. On n’attend plus de la science qu’elle nous dise le dernier mot sur les choses. La science ne démontre ni l’existence ni l’inexistence de Dieu, ce n’est tout simplement pas son rayon.
N. O. : Quelle va être la traduction religieuse ou philosophique de cette crise de confiance dans la science?
M. Gauchet. – A partir de cette crise se construit un véritable projet philosophique de battre la science sur son propre terrain, pas forcément directement dans une perspective religieuse, mais au moins dans un sens spiritualiste. Le premier à faire ça, c’est Bergson. La science ne connaît que la surface des choses, avance-t-il. Seule une connaissance d’un autre type – intuitive, directe – nous donne les moyens d’aller à l’intérieur des choses : la connaissance de la durée, qui nous amène au centre de l’élan vital, à l’esprit du cosmos. Le deuxième sera Husserl. Son idée est que, sous la science, on trouve la Philosophie comme science rigoureuse, « science des sciences ». Celle-ci donne ainsi accès à un ordre de réalité que la science ne peut atteindre. Et le dernier, qui est aussi le plus grand, Heidegger. Sa pensée est une tentative pour dire que la science ne connaît que l’Etant, c’est-à-dire rien, et qu’elle ignore la seule vraie question : la question de l’Etre. L’Etre, ce n’est pas Dieu, d’accord, mais aucun théologien n’a eu de peine à traduire ça dans son langage ! Heidegger est en fait le plus grand théologien laïque du xxe siècle. Et c’est surtout l’homme qui a donné le discours permettant de réfuter les prétentions de la science. La science connaît tout, sauf ce qui est important.
N. O. : La puissance de la science cohabite aujourd’hui avec un fort regain d’intérêt pour tout ce qui touche de près ou de loin au domaine du sacré... Comment l’interprétez-vous ?
M. Gauchet. – L’hégémonie de la science est devenue abusive et inquiétante. Elle était très sympathique tout le temps où elle a servi à combattre les curés. Désormais, elle fait peur. La science n’est plus émancipatrice, comme elle l’était aux siècles précédents, face aux « ténèbres de l’obscurantisme ». Elle est oppressive. C’est même l’unique pouvoir intellectuel. Tous les autres ne sont que des farceurs à côté d’elle. Dans ce contexte de méfiance, beaucoup sont donc tentés par une explication occulte, métaphysique et éventuellement religieuse des choses. Ce qui est définitivement mort en Europe, c’est le christianisme sociologique. Mais le religieux, lui, « bouge encore ».
Propos recueillis par Aude Lancelin et Marie Lemonnier