Le mensuel de l’université, n°5, mai 2006.
Le texte qui suit réunit trois entretiens avec Jean-Claude Casanova, directeur de la revue Commentaire, Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat et Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit.
Le Mensuel de l’Université : Quel regard portez-vous sur la presse écrite française aujourd’hui ?
Jean-Claude Casanova : La qualité de la presse écrite quotidienne française est aujourd’hui inférieure à celle de la presse américaine, anglaise, ou même italienne et allemande. Cette moindre qualité est essentiellement liée à la baisse de son lectorat. C’est une presse pauvre, qui ne peut plus s’offrir les services des meilleurs spécialistes sur les questions dont elle traite. Il y a un siècle, un homme, dans le monde, pour être informé, devait lire un grand journal français. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a 50 ans, tous les étudiants de Sciences Po lisaient seulement Le Monde. Aujourd’hui, les références sont autant le Herald Tribune, le Financial Times ou encore The Economist. J’ajoute que l’organisation de la presse française est telle que le produit des ventes sert d’abord à financer sa fabrication et sa distribution. En bref : les quotidiens sont chers mais ne gagnent pas assez d’argent.
Olivier Mongin : Même si le statut de la presse écrite n’est plus celui d’un quatrième pouvoir, elle a conservé un rôle critique vis-à-vis du pouvoir politique. On le constate à la lumière de l’affaire Clearstream.
Plus généralement, nous nous orientons vers une transformation très profonde de l’ensemble du système médiatique, liée notamment au développement des nouvelles technologies, lesquelles multiplient les sources d’information : les photos d’Abou Ghraïb, par exemple, n’ont pas été prises par un journaliste. Nous sortons d’un système médiatique pyramidal. Tous les pôles médiatiques, grands quotidiens, revues, magazine, journaux populaires, etc. tendent à s’autonomiser. Nous assistons à une crise de médiation.
Marcel Gauchet : A mon sens, la presse écrite française est engagée dans un processus d’involution qui me semble dramatique. La façon dont Le Monde a traité l’affaire Clearstream est à cet égard symbolique. Communiquer les procès-verbaux d’une audience d’instruction, en principe couverte par le secret de l’instruction, sans expliquer au lecteur par quel canal les informations ont été transmises au journal, alors que cela conditionne la lecture que l’on peut faire de l’affaire, me semble avoir été une faute de la part du quotidien. Celle-ci est d’autant plus grave que nous sortons à peine d’une grande discussion publique sur le rôle de l’instruction, à l’occasion de l’affaire d’Outreau. Nous retombons dans un dysfonctionnement majeur de la justice dont la presse, ignorant là le principe élémentaire de contradiction, est l’instrument direct. Ce type de dévoiements sape complètement le crédit de la presse française.
Jean-Claude Casanova : J’estime, pour ma part, que la presse couvre bien cette affaire. Il serait étrange, pour ne pas dire plus, que les membres du gouvernement et leurs collaborateurs concernés aient accès au dossier d’instruction par l’intermédiaire du parquet, qui y a accès et qui est soumis à un ministre, et que les citoyens, théoriquement souverains, au nom desquels on rend la justice, ne soient pas informés.
LMU : D’un point de vue de déontologie journalistique, n’êtes vous pas choqué par les divulgations du Monde ?
Jean-Claude Casanova : Le secret de l’instruction n’est plus respecté en France depuis la fin du XIXe siècle, depuis que les avocats participent à l’instruction. Pour les affaires qui concernent le public, l’instruction secrète me parait particulièrement pernicieuse. Dans ce genre d’affaire, il est normal que les parties se défendent par la publicité et que la presse accomplisse son seul devoir, qui est d’informer.
LMU : Quelle place et quel rôle les revues vous semblent-elles devoir prendre dans l’univers médiatique d’aujourd’hui et de demain ?
Marcel Gauchet : Les revues ont déjà accompli, il y a longtemps, un mouvement de réadaptation à un environnement économique complètement différent. Elles n’ont plus la place qu’elles ont occupée par le passé. Autrefois, avec la Revue des Deux Mondes des années 1830 ou les Temps Modernes de 1945, les revues étaient un média visible dans l’espace public. Ce temps est révolu. Elles ont pris acte de leur caractère minoritaire.
Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont plus de rôle : les revues ont une audience certes limitée, mais leur influence est réelle. Car elles servent d’intermédiaires. Elles font le pont entre le monde de la recherche universitaire, parfois ésotérique pour le grand public, et l’espace public qui, quant à lui, tend à se désintellectualiser. Les idées qui comptent dans la recherche universitaire passent dans l’espace public, pour une part importante, par le canal des revues. C’est dans leurs pages que ces idées sont discutées. Car les revues sont, par nature, un média de discussion, à la différence des autres médias. On connaît d’ailleurs bien la crise de la critique que connaissent beaucoup de journaux et magazines de presse écrite. D’ailleurs, les revues sont un référent pour les journalistes les plus exigeants. Il n’est que de constater, pour s’en rendre compte, les cheminements qui vont de l’apparition d’une idée dans un numéro de revue à ses innombrables déclinaisons, de plus ou moins bonne qualité, dans les magazines et quotidiens. Les revues sont, en ce sens, un laboratoire.
Les revues sont un lieu de résistance à la désintellecualisation progressive de nos sociétés et à leur fonctionnement de plus en plus automatique et irréflexif. C’est dans leurs pages que l’on réfléchit aux évolutions du monde contemporain et que l’on se donne les moyens de les maîtriser par la réflexion.
Jean-Claude Casanova : La revue constitue un intermédiaire entre le livre et la presse. Une revue touche environ 15 000 personnes, alors qu’un livre qui traiterait des mêmes questions n’est ordinairement pas tiré à plus de 3 000 exemplaires. La revue touche un public cultivé, les étudiants, les professeurs, les cadres, les professions libérales, les magistrats, les hauts fonctionnaires, etc. La presse n’a pas la possibilité de publier des essais de cette longueur. Les revues sont indispensables pour une réflexion approfondie. Nous avons besoin d’une confrontation argumentée des idées. C’est ce débat, cet échange que les revues offrent. Ce besoin prend des expressions différentes selon les pays. Dans le monde anglo-saxon, il existe, à côté de publications équivalentes aux nôtres, des magazines intellectuels, comme la New York Review of Books, New Republic ou Atlantic Monthly aux Etats-Unis ou bien TLS (Times Literary Supplement) et Prospect, par exemple, en Angleterre.
L’existence des revues me parait donc nécessaire à la vie intellectuelle, elle-même nécessaire à la vie politique. Mais hélas la vie, la survie des revues est difficile. Commentaire trouve un son équilibre grâce à ses lecteurs, à ses abonnés et au bénévolat des personnes qui y collaborent. Il n’est hélas pas possible de rémunérer nos collaborateurs comme le font des publications telles que la New York Review of Books. Ici aussi la dimension du marché français constitue une limite à la qualité de la vie intellectuelle.
Olivier Mongin : Il y a quelques années, certains estimaient que les revues ne pourraient pas se maintenir en place. C’était faux. Face à l’émiettement de l’information, lié notamment à la déprofessionnalisation de celle-ci, les revues ont un rôle majeur à jouer. Car les sources d’information brute se multiplient de plus en plus. Dans ce contexte, nous aurons besoin de médias d’interprétation, propres à décrypter ce flux médiatique. Il ne s’agit donc pas, pour les revues, de concurrencer les autres médias sur leur propre terrain, mais de jouer la carte de l’analyse rigoureuse et de la prise de distance. Nous ne sommes pas des revues spécialisées, mais des revues dites de « culture générale ». Dans un monde émietté, l’enjeu est de parvenir à en agglomérer les composantes. C’est en tous cas le travail que nous nous assignons. Nous avons beaucoup d’atouts : notre réseau international et notre forme « artisanale ». Il y a un travail à accomplir que d’autres ne font pas. Sachons en profiter.