Marcel Gauchet
L'Expansion, Août 2003
Nous vivons depuis vingt-cinq ans sur la lancée d'un puissant mouvement de libéralisation et de dérégulation de nos économies. Il n'a pas fini de produire tous ses effets. Mais il est clair également que le contre-mouvement s'amorce. L'affaire du salaire des patrons - car c'est désormais une affaire - en est un signal annonciateur : il y aura un après-libéralisme.
Les données de cette affaire sont maintenant connues de tous. Elles se résument en deux mots, que j'emprunte à un capitaliste insoupçonnable, l'investisseur Warren Buffett : « rémunérations indues ». Peu importe qu'il s'agisse de salaires qui s'accroissent quand la performance économique baisse ou de parachutes en or qui viennent récompenser l'impéritie.
Les rescapés de l'anticapitalisme révolutionnaire se sont naturellement jetés sur ces chiffres extravagants. Ils en espèrent une seconde jeunesse. Voilà bien la preuve, nous expliquent-ils, que c'est le « système » qui est en cause, et qu'il est irréformable.
C'est justement le contraire. Cette affaire montre que le capitalisme est plastique, qu'il exige qu'on lui fixe des règles du jeu, et que c'est aux sociétés de l'orienter. Laissé à lui-même, il erre. Il a besoin de régulation.
Ainsi, la dérive de ces émoluments sans la moindre justification économique met-elle à nu une faille du système. D'une part, il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de vrai marché du travail pour les emplois de patron. On a affaire à un club de cooptation, qui fonctionne à la fiction de la compétence et du talent, que les résultats des entreprises ont bien mise à mal. Que les actionnaires se le disent : on peut toujours et facilement trouver mieux pour beaucoup moins cher !
D'autre part, les patrons sont, de fait, juge et partie. Ils s'évaluent eux-mêmes sans vrai contrôle. Les comités de rémunération ? Que dirait-on d'un candidat qui constitue lui-même son jury d'examen ? Certes, il y a la sanction du marché, mais elle arrive tard, après les dégâts, et reste sans prise sur une donnée comme le prix auquel les dirigeants estiment leurs services.
Ce qui a tenu pendant longtemps le système dans les bornes de la décence consistait dans un mélange de coutume non écrite, de morale sociale et de psychologie des acteurs. La postmodernité est passée par là, la détraditionnalisation a fait son office, et Narcisse a pu se poser lui-même la couronne sur la tête. Nous sommes là, en effet, devant un symptôme de la psychopathologie ordinaire qui accompagne l'individualisme contemporain. Je ne crois pas que ce soit la vieille cupidité qui est en cause, sinon marginalement. C'est d'estimation délirante de soi qu'il s'agit : ma valeur est incommensurable par rapport à celle d'un de mes employés ordinaires ; le sommet doit être hors de comparaison avec la base. Il reste à déchiffrer ce nouvel imaginaire de l'inégalité qui hante notre univers d'individus.
Aux spécialistes du gouvernement des entreprises de trouver les mécanismes de contrôle qui font aujourd'hui défaut. Aux actionnaires de s'interroger sur les limites de l'acceptable et de l'inacceptable. Mais l'essentiel viendra d'ailleurs.
C'est la pression de l'opinion qui sera déterminante dans la durée. C'est elle qui activera le législateur, qui aiguillonnera les opérateurs, qui fera réfléchir les responsables, qui finira par changer le recrutement des personnes.
Car c'est une des dimensions fondamentales de nos sociétés économiques qui est en jeu. Cela ne se formalise pas aisément, mais nous pouvons tenir qu'il y a un degré où l'inégalité des rémunérations devient antiéconomique. Elle sape la confiance minimale indispensable au fonctionnement de ces communautés complexes de travail que sont les entreprises (et au fonctionnement de la société qui les environne). Où passe la frontière ?
Si on s'accommode de gagner dix fois moins que son patron (un Américain, lui, dira cent fois moins), en revanche, on ne s'accommode pas de gagner mille ou dix mille fois moins. Parce que ce chiffre revient à vous dire que vous ne valez rien en regard de ceux qui font tourner la boutique. Ces disparités font que vous n'êtes plus de la même planète : vous n'avez dès lors aucune raison de manifester la moindre bonne volonté ou de vous sentir quelque engagement que ce soit à leur égard. Or c'est de cette convergence relative que vit le capitalisme ; c'est ce qui fait son efficacité dans la durée.
On le savait intuitivement à la belle époque du capitalisme régulé (qui a été également, il ne faut pas l'oublier, l'âge d'or de la croissance). Nous allons devoir le redécouvrir explicitement. Poser la question de la juste rémunération des fonctions dirigeantes va nous y mener. Entre l'égalité chimérique et l'inégalité aberrante, il y a de la marge.