Le politique est devenu l’inconscient de nos sociétés

Extrait d’un entretien accordé par Marcel Gauchet à l’hebdomadaire France catholique (19/05/2006, n°3025)

Comment analyser la période qui commence vers 1973-1974 avec la crise économique ?

Marcel Gauchet: Nous avons tourné le dos aux religions séculières. Elles ont disparu ! Nous sommes aux antipodes de la croyance en un salut par le politique : c’est le retour des sociétés civiles, des marchés, des individus, de l’idée d’ordre spontané. Le marché est devenu un modèle général, économique mais aussi politique, qui produit de la cohésion à partir d’entités disjointes qui s’autorégulent. C’est ce que traduit la notion de « gouvernance ». Dans les partis de gouvernement comme à l’extrême gauche, on nous annonce quotidiennement la disparition de l’Etat-nation. Telle est bien l’idée qui est la plus répandue ! la confusion des esprits vient du contraste saisissant entre les phénomènes massifs qui ont dominé la scène pendant soixante ans et ce qui se produit sous nos yeux. Comme nous avons totalement changé d’ « horizon indépassable » (hier le communisme, aujourd’hui le libéralisme) il nous est difficile d’adapter notre vision.

Est-il malgré tout possible de comprendre la mutation que nous sommes en train de vivre ?

M.G. : Oui, à condition de prêter attention aux continuités cachées sous les ruptures apparentes. En réalité, le processus qui conduit à l’affirmation croissante du pouvoir politique continue de se dérouler, mais il revêt un visage nouveau. Le politique est passé, complètement cette fois, du côté de l’infrastructure. Malgré les apparences, le politique achève de prendre la relève et devient l’instance structurante du collectif. Cela se manifeste par une extraordinaire émancipation des sociétés, des individus, de l’économie- de tout le contenu de la vie collective. Or cette émancipation n’est possible que parce qu’il existe « par en dessous » une structure porteuse. Ce qui a permis l’expansion du libéralisme sous sa forme actuelle, c e sont les ressources d’organisation accumulées entre 1945 et 1975. Pendant les « trente glorieuses », le retour du politique est domestiqué dans la construction de l’Etat démocratique de protection et de régulation. Entre 1958 et 1962, en France, cet Etat rompt avec le régime d’Assemblée qui provoquait un fort sentiment de dépossession dans la population. Il se vérifiera que le primat de l’exécutif était plus démocratique que le primat du législatif. Ce qui autorise l’expansion du libéralisme et de la libéralisation dans le monde où nous sommes, c’est donc ce capital structurel d’organisation politique qui s’est défini sur une période pendant laquelle l’Etat moderne atteint sa vérité fonctionnelle. On peut dire que le politique change de nature, que l’Etat-nation change de nature : ils sont en train de perdre ce qu’ils devaient à la religion, ce qui continuait de s’infuser comme sacralité dans l’autorité de l’Etat, comme piété dans l’appartenance collective. Les Etats perdent leur capacité de surplomb et d’obligation à l’égard de leurs membres. Le grand problème c’est que ce mouvement de libéralisation se fait en toute inconscience de la condition politique qui le rend possible. L’Etat-nation est devenu l’infrastructure du fonctionnement de nos sociétés- le politique est devenu l’infrastructure de l’économie qui, elle, n’est pas du tout une infrastructure. On peut même aller jusqu’à dire que le politique est devenu l’inconscient de nos sociétés, ce qui leur permet de fonctionner sans qu’elles s’en rendent compte. Cet aveuglement a de graves conséquences : nous sommes en train de commencer à détruire allègrement le capital structurel qui permet la libéralisation !

Des sociétés peuvent-elles fonctionner sans conscience de ce sur quoi elles reposent ?

M.G.: C’est le dilemme de la période présente. Le politique était depuis cinq mille ans ce qui ordonne- ce qui commande et ce qui met en ordre- et il est aujourd’hui ce qui permet, ce qui porte. En fait, il est resté dans sa définition la plus profonde ce qu’il est depuis toujours : médiateur. Quand l’Etat-nation ordonnait, il ne le faisait pas en son propre nom, mais au nom de plus haut que lui : il était médiateur entre Dieu et les hommes. Il reste aujourd’hui médiateur, mais ce médiateur s’exerce entre les collectivités et elles-mêmes. En effet, une collectivité immédiate n’est pas possible : il n’y a de collectivité que par le détour d’un pouvoir, par la constitution d’appartenances qui nous mettent en relation avec les autres collectivités : la nation, c’est ce qui sépare, mais c’est surtout ce qui relie des collectivités, ce qui permet à des collectivités de coexister avec d’autres. A l’heure de la mondialisation, imaginez un univers peuplé d’individus privés de toute médiation politique : ils resteraient dans l’isolement. Concrètement, l’Europe, c’est la pluralité des nations et la possibilité de la coexistence entre elles : ce sont les nations qui ont permis la construction politique de l’Europe. Telles sont les raisons qui me font penser que nous sommes plus que jamais dans des collectivités qui dépendent du politique- alors qu’elles tendent à l’ignorer. Telle est la tendance idéologique de nos sociétés. Jusqu’à quel point peuvent-elles pousser cette ignorance ? je crois que nous touchons à la limite.

Comment retrouver, au-delà de l’illusion de l’autorégulation, une organisation qui permette de libres relations dans la société ?

M.G. : Dans les sociétés anciennes, la liberté est impensable parce que les individus ont la responsabilité du lien qui les tient ensemble : ils doivent prendre sur eux l’entretien du lien social. C’est une contrainte formidable. Avec le politique moderne, nous délestons les individus de la charge du lien collectif en le transférant sur une instance du lien : le politique, l’Etat-nation qui lie les individus en leur laissant la liberté de ne plus savoir qu’ils sont en société. A l’intérieur de l’espace politique qui prend en charge la coexistence, ils peuvent nouer des liens privés selon leur bon vouloir, en totale innocence et en totale irresponsabilité. Nous sommes au point le plus avancé de ce mouvement. Nous sommes libres comme nous ne l’avons jamais été mais la démocratie dépérit parce que l’autorégulation dispense de la délibération et parce que, je le répète, nous voyons se déliter ce qui nous tient ensemble. C’est notre contradiction. La question, et la tâche, vont être de réinjecter le sens de la communauté politique dans la liberté.