Le Point, 11/01/2007
Qui est Nicolas Sarkozy ?
Marcel Gauchet : Je l’ignore. Il se dégage de lui une image de floue. Il y a deux ans, j’ai demandé à René Rémond dans quelle droite, orléaniste, bonapartiste ou libérale, il classait Sarkozy. Il m’a répondu qu’il n’y parvenait pas.
Peut-on le définir comme un héritier du gaullisme ?
Quel gaullisme ? Sarkozy n’est ni gaulliste orthodoxe ni chiraquien. Il est libéral, mais pas totalement. A un moment, il incarnait une forme de thatchérisme à la française à la française, mais il verse maintenant dans le gaullisme social. Je ne sais pas qui il est.
Le courage, la volonté, n’y-t-il pas là des vertus qui permettent de le décrire ?
L’aplomb, la ténacité, à coup sûr. Pour le reste, il faudra voir à l’épreuve. En tout cas, pas la force qui fédère. C’est une personnalité contentieuse. Loin de la modération qui sied à l’autorité arbitrale, il a un côté réactif presque menaçant. De ce point de vue, il n’est pas rassembleur, mais diviseur.
On l’a peut-être oublié, mais Chirac était lui-même un « tueur » en politique…
En effet, Chirac est un type sanguin, parfois très brutal. Il gueule, mais il écoute ses contradicteurs. On peut s’entendre avec lui, même en parlant de très loin. On a plus de mal à imaginer Sarkozy passer des compromis avec un bord très opposé.
L’auteur de l’ « Histoire des droites en France », Jean-François Sirinelli, estime pourtant que Sarkozy réussit à faire la synthèse des droites.
Tout attraper, ce n’est pas faire une synthèse. Le président de l’UMP s’adresse effectivement aux différentes familles de son camp et aux divers groupes de la société française avec des discours ciblés. Est-ce qu’il les fait tenir ensemble pour autant ?
Qui se reconnaît en lui ?
A vue de nez, la base sarkozyste se découpe en trois tranches : une strate populaire, une clientèle dans les classes moyennes, et enfin un fort appui des grands intérêts économiques. La tranche populaire apprécie son franc-parler et sa fermeté. La classe moyenne approuve le rappel du principe de responsabilité personnelle. Enfin, l’élite économique attend impatiemment la remise à plat de l’Etat social.
A quoi correspond sa critique de 1968 ?
Sur ce plan, il tape juste d’un point de vue générationnel. La génération de 1968 commence à partir à la retraite, et son bilan est de plus en plus sévèrement jugé. Regardez la crise du quotidien Libération, la façon dont July a été viré par Rothschild dans l’indifférence générale. Il y a dix ans, ce départ aurait été un évènement national ! Cela traduit la perte d’autorité d’un discours pédagogique qui a failli.
Un « discours pédagogique » ?
Le discours du type « vive la crise » et ses déclinaisons libérales-libertaires, dont Libération a été le vecteur exemplaire. Le monde change, adaptez-vous ! Un discours très moral, en fait : « Si vous voyez des problèmes dans l’immigration et les délocalisations, vous êtes non seulement des ringards, mais des salauds ! » L’intimidation a fait long feu.
La parole de Sarkozy fait-elle du bien ?
En France, le poids des tabous et de la langue de bois est insupportable. Le discours politique en est devenu inaudible. Qui s’en écarte est immédiatement entendu. Après Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal a compris qu’il fallait se démarquer des interdits bien-pensants.
L'un et l'autre sont liés ?
La symétrie est frappante. Nicolas Sarkozy est l’équivalent à droite de ce que Ségolène Royal est à gauche. On serait bien en peine de classer Ségolène dans le référentiel des gauches. Dans les deux cas, on a affaire à des candidats de décomposition de leurs camps respectifs.
L’un et l’autre vont-ils aller plus loin dans le « parler-vrai » ?
La rupture avec les tabous est restée jusqu’à présent très contenue et très contrôlée. Nicolas Sarkozy a tenu un discours efficace sur la sécurité, mais sa politique n’est pas un franc succès. Il a créé une demande de vérité de la société sur elle-même. Il n’est pas certain qu’il parvienne à la satisfaire. Idem pour Ségolène Royal. C’est le danger de la démarche. Elle crée des attentes vis-à-vis desquelles les électeurs sont septiques.
Pourquoi ne satisferaient-ils pas cette demande ?
Les politiques ne se rendent plus compte à quel point tout ce qu’ils promettent n’est pas cru. « Je ferai tout ce que mes prédécesseurs ont été incapables de faire », c’est bien joli à dire. Mais pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Il y a de bonnes raisons, que les citoyens ne sont pas sans pressentir. Il n’est pas sûr que Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal aient les moyens d’agir très différemment.
Quels sont leurs atouts dans ce cas ?
Chacun à sa manière répond au problème de la proximité. Nicolas Sarkozy a une indéniable virtuosité pour évoquer les préoccupations des Français de base. Et Ségolène Royal, au-delà de l’offre technocratique, a trouvé une attitude qui porte, en faisant appel à la participation. Mais cela ne suffit pas pour faire une campagne.
Il y aura bien une campagne !
Nous aurons une campagne axée sur les personnalités, mais la question est de savoir si elle répondra au désir de clarification des options en présence. De ce point de vue, la campagne risque d’être frustrante : elle laissera les citoyens sur leur faim s’agissant de comprendre ce qu’il est possible de faire dans le monde où ils sont.
Les Français ont besoin qu’on leur explique ça ?
Pas sous la forme de grandes théories, mais d’orientations claires. La France est un pays où les gens ont le sentiment de ne plus savoir où ils en sont. Les hommes politiques sont incapables de raconter la société française. Ils n’en ont pas le récit. Proposer un récit au pays, c’est énoncer d’où il est parti, où il est passé, et où il va. En résumé, faire la généalogie de ce que nous sommes.
Le problème n’est-il pas que le même récit ne peut plus valoir pour tous ?
Est-ce que l’enfant de l’immigration, sans emploi dans sa banlieue, et le fils de famille qui fait ses études à Harvard peuvent entendre le même récit ? Oui. Même si c’est à des places différentes, ils font partie de la même communauté et ils ont besoin de s’y situer. Le jeune beur a besoin de savoir pourquoi il est là et dans quoi il est embarqué. La preuve, il en parle. Même la haine est un sentiment intégrateur. Dire que ceux qui n’aiment pas la France doivent la quitter n’est pas très pertinent. Ils sont dedans, puisqu’ils s’en font une idée. A l’homme politique d’en proposer une meilleure.
Que manque-t-il à Sarkozy et Royal pour trouver les mots ?
Peut-être ont-ils tout simplement une foi excessive dans les ressources de la communication. Cette campagne s’annonce comme celle du combat de l’image contre la réalité. Ou bien Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal réussiront à maintenir le duel sur le terrain de l’image, voire carrément du symbole dans le cas de Royal, ou bien leur image sera mangée par la réalité de ce qu’ils sont et de ce qu’ils représentent.
Sur le terrain de la sécurité, Sarkozy combat le Front national. Le ministre de l’intérieur peut-il rallier les voix de l’extrême droite ?
L’électorat de Le Pen est protestataire, donc très volatile. Il est difficile de faire des prévisions. Il ne faut pas oublier que presque un Français sur deux a déjà voté Le Pen à une élection ou une autre. En principe, la protestation ne se laisse pas intégrer aisément dans le système.
Le Pen peut-il progresser ?
C’est l’une des grandes inconnues. Il s’est assagi avec l’âge, il a l’air d’un grand-père débonnaire, sa fille est plus présentable que les nervis habituels. Ses adversaires en sont arrivés à reconnaitre que des choses qui les faisaient hurler dès qu’il parlait correspondent à des réalités.
Au FN, on essaie désormais de promouvoir la « figure gaullienne » de Le Pen. Ce renversement historique a-t-il un sens ?
Non. Aucun. Même les adhérents du FN savent très bien que Le Pen n’a aucune réponse aux problèmes qu’il soulève. Ils n’en attendent pas le salut de la patrie ! De Gaulle était l’homme des solutions, Le Pen n’est que celui des questions.
Propos recueillis par Christophe Deloire.