Depuis plus de vingt ans, vous dénoncez le « sacre des droits de l’homme », expliquant qu’ils sont devenus une politique et que nos sociétés se meurent de cette politique. Et vous ajoutez que, si les médias deviennent en partie le lieu de la discussion politique, c’est justement parce qu’ils trouvent dans les droits de l’homme une idéologie compatible avec leurs propres contraintes. Pensez-vous que le « couple » médias-droits de l’homme participe à cette fragilisation de la démocratie que vous ne cessez de pointer du doigt ?
Marcel Gauchet: Je voudrais préciser un point à propos de cette « idéologie des droits de l’homme », pour éviter tout contresens. Les droits de l’homme sont indépendants de l’idéologie qu’on en a tirée. Ils sont un principe de légitimité. Il n’y en a d’ailleurs que deux possibles à travers l’histoire. Ou bien le droit de Dieu - dans une société religieuse, la légitimité vient d’en haut, et accessoirement de la tradition, du passé, de la continuité. Ou bien les droits de l’homme, c’est-à-dire que le pouvoir, au lieu de provenir du dehors de la société, sort de la société, est fabriqué par les citoyens. C’est la problématique qui se met en marche avec les révolutions américaine et française à la fin du XVIIIe siècle. Voilà la vérité première des droits de l’homme, qui restent la « pierre de touche » de la légitimité politique. L’idéologie des droits de l’homme, c’est autre chose. C’est une certaine utilisation, dans un contexte historique déterminé, d’ailleurs tout à fait récent, de ce système de légitimité à d’autres fins que ce pour quoi il a été conçu. En effet, si les droits de l’homme fondent le pouvoir politique, définissent une conception générale des rapports entre le pouvoir et des individus, ils n’ont pas vocation à définir l’ensemble de l’univers dans lequel nous vivons. On ne peut réduire l’ensemble des rapports sociaux, politiques ou économiques à ce principe de légitimité comme le prétend l’idéologie des droits de l’homme. Une idéologie qui est apparue il y a vingt-cinq ou trente ans seulement. Cette mise au point est très importante. L’idéologie des droits de l’homme passera, et les droits de l’homme resteront... La rencontre de l’idéologie des droits de l’homme avec les grands médias de masse est décisive. Ceux-ci ont - dans leurs derniers développements - une vocation commerciale, avec toute la série de contraintes qui en découlent, comme la nécessité d’une audience la plus large possible faisant appel à des ressorts extrêmement simples, dont le plus important est l’émotion. Un ressort qui est justement le mode de fonctionnement spontané de cette idéologie des droits de l’homme, qui met systématiquement en rapport ce que proclament les droits de l’homme et ce que nous vivons. Avec, bien évidemment, un écart scandaleux entre les deux. Quand on l’a constaté, on est dans cette situation tout à fait paradoxale d’un appel au pouvoir -il faut qu’il comble tout de suite ce gap, la tâche est surhumaine et il n’y a pas de danger qu’il y arrive - qui s’accompagne d’une dénonciation de principe de ce pouvoir. Cela met le politique dans une situation idéale de « coupable » auquel on demande tout et qui n’en fait jamais assez.
Cette rencontre entre « idéologie des droits de l’homme » et médias de masse est donc dangereuse pour la démocratie ?
Elle n’est pas dangereuse pour la démocratie au sens où elle la menacerait. C’est le contraire puisque, d’une certaine façon, elle conforte la légitimité démocratique. Personne ne propose aujourd’hui une alternative à la démocratie. Mais, dans le même temps, elle dévalorise l’exercice de la démocratie : elle installe de fait un sentiment d’impuissance totale puisqu’elle propose un but hyperbolique sans donner les moyens de l’atteindre. Par ailleurs, cette idéologie des droits de l’homme n’explique rien. Elle est donc profondément démoralisante. Elle dénonce un mal qu’elle ne permet pas de comprendre. Il n’y a pas de menace sur la démocratie mais, en revanche, une déperdition continue de substance du fonctionnement de la démocratie.
Mais en quoi les médias accentuent-ils ce sentiment-là ?
Par les contraintes qui leur sont naturelles. Ils couvrent l’actualité, une journée chassant l’autre. Pas de continuité, condition de l’intelligibilité. Par ailleurs, ce qui est mal retient davantage que ce qui est bien. Il y a une sorte de fonctionnement judiciaire de l’opinion qui se focalise sur les crimes et les délits. Il en résulte une mise en lumière amnésique d’une face de la réalité et d’une seule, avec un message subliminal : on n’y peut à peu près rien et on n’y comprend pas grand-chose. Il y a une mobilisation émotive forte dans l’instant autour de l’indignation envers les coupables et la solidarité avec les victimes sans la moindre projection positive dans un futur... D’où une passivité qui est une des retombées les plus étonnantes de la culture médiatique d’aujourd’hui. Alors que dans un premier temps, les grands médias - surtout la radio qui est le média de l’époque des totalitarismes - ont suscité une peur terrible vis-à-vis de leur capacité de mobilisation, le développement des médias de masse a abouti à un résultat exactement inverse. Ils ont produit, la télévision en particulier, une démobilisation inattendue de nos sociétés, tant sur un plan politique que, plus profondément, civique.
Finalement, il existerait une adéquation presque parfaite entre le fonctionnement de ces grands médias de masse et ce que vous décrivez comme l’idéologie des droits de l’homme. Mais peut-on imaginer des médias qui fonctionneraient différemment ?
Oui, je crois que c’est tout à fait possible et je tends à penser que cela se fera. C’est une question de temps. Du côté de la demande et du côté de l’offre. A un moment donné, les populations en auront marre d’un catalogue de cataclysmes inintelligibles, parce que malgré tout, l’espèce humaine se caractérise par la rationalité - même si elle n’en fait pas un usage intensif et permanent. S’il y a un scénario auquel je ne crois pas, c’est celui de l’aliénation totale, de l’abrutissement intégral des masses par le déversement de messages qui coulent en cascade et sous lesquels elles finissent par succomber mentalement. Je suis convaincu de l’existence du désir d’intelligibilité chez l’homme, qui vaut également pour les journalistes. Ils vont finir par en avoir assez de monter en épingle des choses, certes saisissantes au premier regard, mais dont on ne comprend absolument pas d’où elles sortent, où elles vont, et vers quoi elles tendent. De la même façon, je pense que la « présentification » du monde, cette espèce d’enfermement dans l’actualité, touche à ses limites : on a besoin de savoir ce qui s’est passé avant. On le mesure déjà à des phénomènes très frappants comme la distance que les gens prennent avec l’actualité. Il y a une sorte de filtrage qui s’installe tout seul. Pourquoi ? Parce qu’on veut pouvoir retenir ce qui est important dans le monde tel qu’il va. L’impuissance n’est pas un état supportable à la longue. Le désir de comprendre est toujours au service d’une action, autrement dit d’une perspective d’avenir. Tout cela, il me semble que les journalistes commencent à l’éprouver. Il y aura tôt ou tard correction de tir.
Tout cela a-t-il un lien avec le désengagement politique ?
Oui. Qui dit démobilisation dit « départicipation » et « décroyance » envers la politique. Les hommes politiques ont enfourché le cheval des médias sans se poser de questions. Le problème des hommes politiques en démocratie est de s’adresser à leurs électeurs. Si on leur donne des moyens de communication, ils s’en servent. Comment le leur reprocherait-on ? C’est la vocation de la politique de toucher le public le plus large possible. Simplement, ce qu’ils n’ont pas mesuré en jouant ce jeu, ce sont les contraintes internes du média et les effets du langage qui s’imposent avec ce véhicule qu’ils sont obligés d’emprunter. Personne ne croit plus un mot de ce qu’ils racontent. Ils parlent tous « comme il faut causer dans le poste ». Mais plus ils parlent de cette façon et moins on croit ce qu’ils disent, parce que tout simplement la parole politique n’est pas perçue comme une information digne de foi. Par ailleurs, ils sont tombés dans le panneau de « l’effet d’annonce non suivi d’effets », qui a achevé de dévaloriser leur propos. Ils se trouvent en butte à une espèce de détestation qui est le trait symptomatique de l’évolution du rapport des populations contemporaines à la politique. Je crois qu’ils sont perdants sur toute la ligne.
Le désamour du public par rapport aux médias - grosso modo, un Français sur deux ne fait pas confiance aux médias - n’est donc pas seulement lié à quelques dérapages journalistiques ?
Je serais tenté de minimiser le poids des dérapages en question. Je crois que s’ils n’avaient pas eu lieu, la situation serait exactement la même. Je pense que le phénomène est lié à quelque chose de plus profond, qui est consubstantiel à l’univers de la communication. Prenez par exemple la dernière guerre d’Irak, où il n’y a quasiment pas eu de dérapages signalés. Mais elle a illustré une loi de la couverture médiatique : dans un premier temps, on accorde une importance énorme et dramatique à l’événement, et puis cela se dégonfle tout seul. Quelle impression en tire le public ? « Ils se fichent de nous, ils nous racontent que c’est un événement métaphysique et finalement, deux semaines après, c’est comme s’il ne s’était quasiment rien passé... » Ce rythme de la démesure et de l’abandon n’a pas son pareil pour induire le scepticisme. Celui-ci est, pour ainsi dire, indépendant du sérieux prêté aux journalistes. Leur crédibilité sort lessivée d’un épisode de ce genre. Pas leur crédibilité personnelle, mais celle du système.
Et les journalistes sont condamnés à cette situation ?
Non, ils sont au contraire condamnés à réfléchir aux moyens d’y échapper, ne serait-ce que par une contrainte purement commerciale : ils se doivent de reconquérir cette crédibilité qui fait partie de leur cahier des charges. Il faut donc qu’ils réfléchissent à une autre manière de faire. Par exemple, le respect de la proportion des choses est une exigence capitale. La dramatisation quotidienne n’est pas une solution quand, huit jours après, la disproportion entre le traitement et les faits apparaît géante. C’est ainsi que s’érode la crédibilité des journalistes. Le doute ne porte pas directement sur le contenu de l’information, mais sur sa mise en scène, sur l’agenda, la hiérarchisation. De plus, ce à quoi les journalistes accordent de l’importance n’est pas ce que spontanément les « gens d’en bas » considéreraient comme important s’ils avaient le pouvoir d’émettre un jugement. Il y a une rupture entre deux mondes, en termes de conception de ce qui est significatif. C’est de là que découle en bonne partie le sentiment que les journalistes sont du côté des gouvernants - ils accordent la même importance aux mêmes choses. Ce soupçon de collusion - qui me semble largement erroné - repose sur une perception confuse de proximité d’intérêts, intellectuellement parlant. C’est un phénomène cognitif, en fait, qui est tout de suite interprété dans un sens populiste, comme une collusion sociale.
Mais pourquoi les médias de la presse écrite ne profitent-ils pas de cet interstice pour remettre les choses dans leur contexte ? Et pourquoi ceux qui l’ont fait n’ont-ils pas connu le succès espéré ?
La tendance globale de la presse n’est pas d’aller dans ce sens. C’est plutôt l’inverse. Si vous lisez les unes des journaux, il est très frappant de voir qu’elles s’alignent sur la logique des grands médias. Il y a une hiérarchisation de l’information qui n’est pas forcément la même que celle de la télévision, mais qui obéit au même principe. Si l’on prend l’exemple du journal Le Monde, ses unes sont du même style que celles de la télé. Cela ne veut pas dire que ce sont les mêmes sujets qui sont traités, mais la façon de faire est du même ordre. Je prends une célèbre une qui me concernait - ce n’est pas narcissique mais elle est typique ! Vous aviez une petite colonne sur un attentat à Jérusalem. En revanche « les nouveaux réactionnaires » occupaient majestueusement la place centrale. Un attentat à Jérusalem, c’est la routine ! C’est important, mais on s’est habitué. Alors que les nouveaux réactionnaires, voilà un sujet nouveau, excitant et qui soulève des problèmes idéologiques fondamentaux... La télé se moque complètement des nouveaux réactionnaires, mais la logique est rigoureusement la même : la montée en épingle d’un pseudo-sensationnel. Cette mise en scène de l’information sécrète inconsciemment le doute, la distance, l’indifférence. En même temps, c’est une forme devenue extrêmement prégnante. Au point qu’une presse qui s’attacherait à y échapper ne trouverait sans doute pas immédiatement ses lecteurs. C’est un combat à long terme.
Vous êtes loin d’une lecture des médias d’un Pierre Bourdieu qui voit la main des puissances d’argent derrière tous les phénomènes que vous venez de décrire.
En effet, j’en suis très loin. Je crois d’ailleurs que cette école de pensée applique exactement aux médias les recettes qui marchent dans les médias. C’est pourquoi les médias trouvent très bien cette critique des médias. Parce qu’elle correspond exactement à leur manière spontanée de penser. Le complot des maîtres du monde, ça c’est du sensationnel ! Ce genre d’analyses me semble mésestimer la façon dont fonctionne y compris l’économie des médias. Ce n’est pas que je songerais le moins du monde à nier l’importance des phénomènes de concentration économique ou l’importance des intérêts qui sont engagés dans ce qui est désormais une grande industrie. Mais en même temps, à la manière de l’adage qui dit que « l’argent n’a pas d’odeur », on pourrait ajouter que l’audience n’a pas de contenu. A l’intérieur de la sphère médiatique, l’autonomie professionnelle des journalistes ne dérange en rien les intérêts des gens qui détiennent le capital, hors quelques consignes purement personnelles et parfaitement marginales. Prenons la question de la crédibilité. Les journalistes qui cherchent de l’audience ont besoin de cette crédibilité, y compris en termes purement commerciaux. Il leur faut donc arbitrer en permanence entre cet impératif de crédibilité et l’impératif de faire mouche instantanément. Il ne faut pas l’oublier : une information époustouflante mais fausse se paye très cher. On ne peut pas se la permettre. Personne ne peut d’ailleurs sérieusement nier que, depuis l’apparition des télévisions privées, l’information télévisée est devenue globalement meilleure, plus honnête et plus indépendante qu’à l’époque de la télévision publique, c’est-à-dire sous influence politique. L’école Bourdieu propose une lecture erronée de la manière dont le système marche. Plus généralement, elle se caractérise par l’absence d’une analyse qu’on puisse considérer comme sérieuse. Ce qui frappe dans le petit livre de Bourdieu sur la télévision, c’est l’indigence du propos. J’y cherche en vain ne serait-ce qu’un début d’analyse du fait télévisuel : pourquoi, comment, en fonction de quelles forces ?
Quand vous parlez d’alternative, et d’un journalisme supérieur, c’est aux revues que vous pensez ? Mais alors, que pensez-vous de la formule de Régis Debray qui dit à votre propos : « Marcel Gauchet a perdu son pari avec Le Débat » ?
Je m’inscris totalement en faux contre ce diagnostic. J’observe un changement capital dans l’esprit public en France depuis 1980, qui me semble aller globalement dans le bon sens. Le constat est du même ordre que ce que je disais sur l’information télévisée : elle est plus libre et de meilleure qualité qu’elle n’était. Cela ne veut pas dire que tous les problèmes sont réglés et que d’autres n’apparaissent pas, mais je pense que depuis 1980, l’esprit public démocratique a fait des progrès considérables dans ce pays et notamment dans le domaine intellectuel. Je n’aurai pas l’outrecuidance de soutenir que c’est Le Débat qui en est la source, ce serait vraiment trop lui attribuer, mais disons que nous avons essayé à notre manière d’accompagner ce mouvement auquel bien d’autres ont contribué. C’était le bon combat. Et je me réjouis que nous l’ayons globalement gagné. En 1980, il faut s’en souvenir, l’esprit partisan le plus borné faisait encore la loi, avec un refus généralisé de la discussion, comme concession à l’adversaire de classe. Ce manichéisme a disparu pour l’essentiel et fait place à un climat qui me semble représenter un véritable progrès de l’esprit démocratique. La liberté d’examen critique a acquis droit de cité. Le genre revue relève à sa façon de l’univers des médias dans la mesure où il essaie de créer un pont en direction de l’espace public à partir d’un univers de la connaissance dure ou spécialisée, difficile d’accès si on n’a pas les outils professionnels pour y entrer. Avec une revue, on fait entrer une réflexion pointue dans l’univers général de la discussion publique, même si nous visons un tout petit public. Mais ce petit public est fait de gens qui eux-mêmes touchent une opinion beaucoup plus large. En ce sens, l’influence des revues n’a aucun rapport avec leurs tirages très modestes. Elles jouent un rôle important en amont, dans la construction des sujets légitimes ou pertinents dans l’espace public. Notre avantage, c’est de ne pas subir les contraintes des journalistes. Nous n’avons pas besoin de 100 000 lecteurs. C’est une liberté extraordinaire. Mais nous avons d’autres contraintes. Si n’importe quel rédacteur en chef de n’importe quel journal peut demander à l’un de ses journalistes un papier sur tel ou tel sujet, bon ou mauvais, notre exigence de qualité nous rend la chose impossible. Nous butons en permanence sur l’absence d’auteurs pour traiter des sujets que nous jugeons importants. Tous les jours nous nous apercevons que la France est en train de devenir un petit pays assez provincial, intellectuellement et scientifiquement parlant : il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous n’avons pas de spécialistes valables. Il y a en revanche, Dieu merci, toute une série de questions sur lesquelles nous avons d’excellents connaisseurs parfaitement inconnus des autorités médiatiques et que nous privilégions quant à nous.
C’est cela le journalisme supérieur ?
Le « journalisme supérieur », tel qu’il m’est arrivé de l’évoquer, est tout simplement un journalisme qui incorpore dans son fonctionnement l’existence d’une culture extra-journalistique. Le journalisme supérieur sait qu’il ne sait pas et sait où apprendre. Regardez par exemple ce que la presse française a écrit depuis le 11 septembre sur un sujet comme la religion aux Etats-Unis, un mélange, en général, de préjugés, d’ignorance, de projections idéologiques fantasmagoriques. Il y a pourtant dans ce pays des gens très qualifiés pour parler de ce sujet compliqué. Encore faut-il être au courant qu’ils existent, et se donner la peine de les consulter. Savoir s’informer intellectuellement à bonne source : voilà au fond ce qu’est le « journalisme supérieur ».
Vous avez des propos très durs sur les intellectuels médiatiques. Ont-ils su détourner les médias à leur profit ou les médias les instrumentalisent-ils ? N’est-ce pas céder au mépris des clercs que de développer un discours aussi rude à leur encontre ?
J’ai fait une erreur en la circonstance. Je n’ai pas mesuré l’impact de mes propos sur un sujet qui n’a pas à mes yeux beaucoup d’importance. J’ai eu tort. A la question : « Qu’est-ce que les nouveaux philosophes ont représenté pour vous ? », j’ai répondu la vérité, c’est-à-dire « rien ». Politiquement très bien, intellectuellement zéro. J’ai parlé brièvement et brutalement, sans me rendre compte que je touchais à un point médiatique hypersensible, de par la surface des personnages en question. Du coup, ce qui n’avait aucune importance à mes yeux en a pris une disproportionnée. Voilà ce que c’est de ne pas tenir compte de la médiatisation du monde ! Si je devais réécrire ce livre, je gommerais cette source de bruit intempestive. J’éviterais de jouer la logique des médias, à mon corps défendant.
Après Renaud Camus, Michel Houellebecq et d’autres, c’est au tour de l’écrivain Maurice G. Dantec d’être cloué au pilori. Que pensez-vous de cette façon dont les médias peuvent aujourd’hui « ostraciser » quelqu’un pour quelques phrases qui ne sont pas dans l’air du temps ?
J’ai de l’admiration pour Dantec. C’est incontestablement quelqu’un qui a quelque chose à dire de très intéressant sur le monde où nous sommes. Cette ambiance « persécutive » est propre à l’Europe, elle tient en partie à son passé, à l’inavouable, à l’insoutenable histoire européenne. Elle tient aussi à l’existence d’un personnel militant recyclé. Un des problèmes, et non des moindres, du journalisme français, est qu’il est peuplé de militants qui ont trouvé dans les médias un autre emploi du mode de pensée militant. Cela ne fait pas du tout la majorité de la profession, mais cela concerne évidemment des gens qui ont un ressort que les autres n’ont pas. Un militant s’entend dix fois plus que tous les autres, c’est sa nature. A partir du moment où vous avez des procureurs dans un monde où le mal rôde, où il faut être vigilant, il y a des procès. Cela mis à part, on retrouve avec l’« affaire Dantec », la capacité typique de créer un événement à partir d’un non-événement. Admettons que Dantec ait tort et que cela soit aberrant de « dialoguer » avec les hurluberlus du Bloc identitaire, je ne parviens pas à comprendre qu’un épiphénomène aussi insignifiant puisse être considéré par qui que ce soit comme un événement. C’est la démesure des médias. Tout se passe comme s’ils avaient besoin de se prouver leur force en créant quelque chose à partir de rien. Ils ont tout à perdre, en réalité, dans ce genre d’embardées arbitraires.
En conclusion, que diriez-vous des rapports entre les médias et la démocratie ?
Les médias sont au cœur du fonctionnement de la démocratie puisqu’ils assurent l’articulation entre le pouvoir et l’électorat. On ne peut pas imaginer une démocratie sans médias. Un approfondissement de la démocratie serait inséparable d’une importance plus grande donnée aux médias, étant donné le rôle de liaison qu’ils tiennent entre la base et le sommet, les gouvernants et les gouvernés. Il ne faut jamais perdre cette fonction de vue. En même temps, ni la démocratie dans son fonctionnement politique, ni les médias comme instruments de cette démocratie ne sont dans un état satisfaisant. J’essaie de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne. Je suis critique des médias mais qui ne l’est pas ? Nous sommes tous consommateurs de médias et tous critiques des médias. Les journalistes eux-mêmes le sont et c’est très intéressant ! Cela dit quelque chose : c’est une machine qui échappe en partie à ceux qui la font. La critique inconsidérée des médias ne dit rien sur le rôle qui pourrait être le leur. J’essaie quant à moi de les critiquer dans une optique permettant de concevoir la fonction qu’ils pourraient remplir dans une démocratie digne de ce nom.