VERBATIM: Marcel Gauchet- Les pré-conditions de la démocratie
Note: La transcription est intégrale avec quelques reformulations
pour améliorer le confort de la lecture.
L’exercice difficile qui m’est demandé se ramène à trois questions :
1) Le diagnostic que nous invite à discuter Zaki Laïdi est-il juste ? assistons-nous à ce qu’il appelle « la fin du moment démocratique » ?
2) Les éléments du diagnostic sont-ils individuellement valides ?
3) Quelles conclusions en tirer puisque nous sommes dans un processus politique et que le problème des perspectives intéresse au plus haut point la réflexion?
Assistons-nous à la fin du moment démocratique ?
Sur le premier point, Le diagnostic me semble fondé et convaincant. Je ne m’étend pas sur ses éléments.
Les erreurs américaines en Irak
Premier élément du diagnostic : les erreurs américaines en Irak erreurs presque inintelligibles vu de l’extérieur (la logique de l’ensemble mériterait bien une reconstitution sérieuse). Comment peut-on se tromper à ce point ? On en a d’autres exemples dans l’histoire récente et ancienne. Mais là tout de même, cela dépasse les bornes du raisonnablement admis.
La fin obligée de la naïveté de la communauté internationale
Deuxième élément du diagnostic qui emporte la conviction : la fin obligée de la naïveté de la dite « communauté internationale » pour autant qu’une telle entité existe. Je crois que nous pouvons dire que la fin du moment démocratique telle que Zaki Laïdi nous la décrit c’est la fin d’une illusion occidentale sur ses possibilités d’intervention planétaire. Je n’ai pas prononcé, vous l’avez bien noté, le mot « droit d’ingérence » parce que cela ne me paraît pas la question et que le problème posé est plus profond, plus enraciné et doit être posé dans d’autres termes. En tout cas, nous n’assisterons pas demain à de nouvelles expéditions démocratico-médiatiques destinées à faire avancer la démocratie au son du canon. Je crois que de ce point de vue une époque se clôt. Une époque qui commence en réalité, je lance en tout cas sur ce point la discussion, me semble-t-il avec la guerre des Malouines ?
Un épisode auquel on a pas accordé l’importance qu’il mérite. Une petite guerre contre un adversaire du Sud auquel il n’est pas très difficile d’écraser les forces sans beaucoup de dégâts et à moindre frais et qui est un extraordinaire facteur de légitimation pour les pouvoirs occidentaux qui lancent ce genre d’entreprise. La guerre des Malouines a été un épisode absolument déterminant de l’enracinement du thatchérisme et de tout ce que cela a pu lui permettre en terme de légitimité par la suite. Les leçons en ont été tirées.
On recommence avec la guerre du Golfe, chaque cas étant évidemment très singulier. On a ensuite les expéditions dans l’ex-Yougoslavie. Différentes d’ailleurs, la Bosnie n’est pas le Kosovo.
Tout cela culmine avec l’intervention en Irak et évolue un peu autrement que prévu. Imaginez ce qui se passerait aujourd’hui si comme il était très probable au départ de cette aventure, elle s’était faite avec le blanc-seing de l’ONU. Nous avons là échappé à une véritable catastrophe politique. Que se passerait-il aujourd’hui si c’était non pas simplement les seuls Américains contre l’avis des Nations-Unis mais les Nations-Unies elles-mêmes qui avaient encouragé cette expédition.
De ce point de vue là, je crois que nous assistons en effet à la fin d’une époque. La démocratisation, puisqu’en effet je crois à juste titre qu’elle demeure ( et pas seulement pour les Européens) un horizon inévitable de l’action internationale des Etats occidentaux, empruntera désormais d’autre canaux.
L'impuissance de la communauté internationale
Troisième élément du constat qui lui aussi emporte tout à fait la conviction : l’impuissance ( elle aussi peu intelligible) de la communauté internationale sur ses différents terrains d’intervention. L’action internationale est confrontée à des situations inextricables (des Balkans, la Bosnie et le Kosovo, à Haïti, sans parler de la malheureuse Afrique) où tout simplement on ne sait pas quoi faire et où le spectacle donné est, il faut bien le dire, pitoyable. Je pense qu’il faudrait d’ailleurs en mesurer les effets symboliques du point de vue des pays du Sud. Qu’est-ce qu’ils peuvent penser de ce que font les Occidentaux dans chacune de ces configurations avec une absence de perspective hautement dommageable à la cause même qu’ils prétendent servir. Je crois là-dessus que le diagnostic posé par Zaki Laïdi est difficilement contestable.
Un certain type de politique de démocratisation a fait son temps :
On peut reformuler autrement le diagnostic que nous propose Zaki Laïdi en prenant pour ainsi dire un plan géographique. Zaki nous dit : « Un moment de la politique internationale de promotion de la démocratie touche à sa fin ». On pourrait dire en termes géographique : « Tout ce qui pouvait être démocratiser facilement l’a été ». C’est pour ainsi dire cartographiquement qu’il faudrait raisonner en essayant d’examiner quelle est cette part du monde où ce que nous pensions savoir faire ne fonctionne plus. Il y a un « monde » qui n’est pas celui sur lequel nos repères fonctionnent spontanément. La difficulté commence.
Je voudrait pour ouvrir la discussion au-delà du constat sur ces perspectives m’interroger sur la nature de cette difficulté à laquelle nous sommes confrontées et qu’il va bien falloir assumer. Ne serai-ce que parce que nous sommes déjà empêtrés dans un certain nombre de situations inextricables pour lesquelles il ne serait pas totalement inutile de s’ouvrir un peu les yeux pour trouver une autre manière de procéder.
Un point que Zaki Laïdi, me semble-t-il, ne souligne pas suffisamment bien qu’il le mentionne, un point capital c’est qu’en même temps la démocratisation reste à l’ordre du jour. Les politiques de démocratisation ont échoué sur le mode où elles ont été conçues jusqu’à présent sur un certain type de terrain mais le problème posé, lui, demeure. Pas seulement parce que du point de vue qui est le leur, l’Europe ( les Occidentaux, le monde développé, peu importe la manière dont on le dénomme) est voué par la pression de plus en plus importante des opinions en matière de politique étrangère mais aussi parce que bel et bien la demande démocratique existe toujours. Simplement nous ne savons pas y répondre. En quoi, là aussi élément crucial, cette demande est faite notamment de ce que la démocratie a gagné absolument en tant que principe de légitimité. Cela ne veut pas dire qu’on sait la faire fonctionner mais cela veut dire qu’il n’y a plus aucun autre régime alternatif concevable légitimement. Il y a des tas de régimes de fait qui ne sont pas démocratiques mais la légitimité démocratique l’a planétairement emportée. Même ceux qui dans le fond de leur cœur n’en pensent pas moins sont obligés d’emprunter son langage, ses formes, ses apparences. Cela veux dire beaucoup. Donc, mondialement parlant, la question de la démocratie reste pressante, à l’ordre du jour et l’objet d’une aspiration à l’intérieur de l’ensemble des sociétés même où sa mise en œuvre rencontre des problèmes. Je crois que c’est un facteur qui n’a rien à voir avec les facteurs techniques sur lesquels on insiste beaucoup aujourd’hui et qui a quelque chose qui va au-delà qui est simplement ce facteur de légitimité : On ne peut rien mettre d’autre à la place donc il faut aller vers la démocratie. Il n’y a pas d’autres manières imaginables de fonctionner collectivement. C’est un facteur très lourd et sur lequel une démarche intelligente peut évidemment s’appuyer.
Repenser les pré-conditions de la démocratisation
Reste donc ce qui nous est de nouveau obligé de repenser. La démocratie suppose des pré-conditions. Elle ne naît pas toute seule, elle ne s’impose pas de l’extérieur quand bien même elle correspond à une légitimité reconnue consciemment ou inconsciemment par les acteurs. Même si on a un idéal parfaitement démocratique, raisonnons par l’absurde, on peut imaginer une société où tout les individus seraient convaincus de la nécessité de la démocratie mais pour autant on n’arriverait pas à faire fonctionner une démocratie .
Quels sont ces pré-conditions ?
Lipset versus Sen : démocratie et développement
Je crois que là, il est très intéressant de rouvrir le dossier de ce grand débat auquel Zaki fait allusion et qu’il ramène pour la simplicité du propos à l’opposition des thèses de Lipset et de Sen. « Le développement est nécessaire à la démocratie. Il n’y a pas de démocratie dans les sociétés absolument pauvres », nous dit Lipset [1]. A quoi Armartya Sen [2], à partir en particulier du cas indien évidemment, montre que cela ne suffit pas. C’est ce problème qu’il nous faut rouvrir et qui est tout à fait passionnant.
Je vous ferais remarquer que je ne parle pas prudemment de « bases de la démocratie» mais de « pré-conditions » qui est plus large et qui probablement sonne moins « infrastructure ». C’était cela d’une certaine manière le débat Lipset-Sen.
L’histoire à donné raison à Sen. Le développement n’est pas absolument la pré-condition de l’enracinement de la démocratie. Mais, néanmoins, continuons de donner raison à Lipset : il y a des conditions infrastructurelles à la démocratie à la condition de ne pas réduire ces conditions infrastructurelles à l’économie, au développement et aux procédures.
Premier pré-condition : un projet national, une communauté historique.
Zaki nous met sur la piste en soulignant l’importance du facteur « projet national », facteur à la fois politique et culturel, dans l’enracinement de la démocratie. Je crois que de ce point de vue il s’agit de l’unes des choses essentielles dont il s’agirait d’explorer toutes les dimensions. Etant entendu que le problème de la démocratisation désormais est donc d’identifier les pré-conditions de manière à en favoriser la création indirectement. Là-dessus le bilan est imparable : la construction de la démocratie par des entreprises ad-hoc quels qu’elles soient n’est pas la bonne manière de faire. La stratégie d’influence indirecte doit retrouver tout son poids. Le débarquement en force des ONG les plus sympathiques, les plus pacifiques et les mieux intentionnées chez les indigènes ne donnera jamais la démocratie. Je crois qu’on pourrait en tirer des conséquences pratiques assez importantes.
Je voudrais dire très vite à ce propos deux ou trois mots. Idéalement, il eut fallu analyser les différentes situations qui sont en causes parce qu’elles sont extrêmement hétérogènes. Les Balkans ne sont pas le monde arabo-musulman qui n’est pas Haïti. A chaque fois, Il existe des éléments très singuliers. Néanmoins, il y a une convergence au milieu de tout ces cas qui nous interpelle sur ce que nous pouvons en tirer comme analyse des pré-conditions de la démocratie.
Je crois qu’on peut insister dans ces pré-conditions culturelles et politiques sur un facteur que mentionne Zaki Laïdi mais dont peut-être on ne tire pas toutes les conséquences : le facteur culturel très énigmatique de la communauté historique qu’est une nation. Je crois que l’élément culturel déterminant dans la construction nationale c’est une communauté d’histoire reconnue entre les acteurs et reconnue à l’extérieur. Je pense, par exemple, à propos du cas des Balkans que la catastrophe de l’intervention des pays européens et de la communauté internationale a consisté pour une large part dans la méconnaissance totale de l’histoire très particulière de cette région et de ce que cela voulait dire en terme de reconstruction d’une histoire partagée entre des acteurs pour lesquels tout le problème est qu’ils ne se pensent pas d’histoire commune bien qu’ils aient exactement les mêmes repères. Ils sont voisins depuis très longtemps, ils ont des langues communes mais leur problème c’est qu’ils ne pensent pas leur histoire commune de la même façon. Je crois que toutes les interventions qui sont arrivées de l’extérieur ont été aveugles à ce facteur et ont précipité des incompréhensions cumulatives qui ont abouti à cette situation de fragmentation aujourd’hui irréconciliable culturellement sans un travail considérable qui ne peut se faire que dans la durée. Exemple type : la manière dont l’Allemagne reconnaît la Croatie de manière unilatérale dans l’ignorance totale de la mémoire de l’intervention allemande dans les Balkans au moment du lancement de la guerre hitlérienne à l’est. Le poids de cet élément dans la conscience locale provoque un processus culturel de divorce entre les peuples incomparablement plus lourd et puissant que n’importe quelle mesure contrainte.
D’une manière remarquable d’ailleurs, dans un cas complètement différent, un pays comme Haïti nous offre l’exemple d’un tout petit pays d’histoire longue d’où le traumatisme collectif est dans l’impossibilité d’une histoire commune entre des groupes sociaux qui sont pourtant extraordinairement proches à nos yeux mais pas de leur point de vue.
L’impossibilité totale de construire une communauté d’histoire dans une micro-nation, c’est aussi un exemple que nous pouvons méditer.
Deuxième pré-condition : l’Etat comme structure cognitive et symbolique
Le deuxième et dernier point qui nous est demandé de repenser au titre des pré-conditions de la démocratie, c’est évidemment une vieille question mais au combien déterminante : qu’est-ce qu’un Etat ? Pas simplement comme appareil bureaucratique mais comme structure cognitive et symbolique. La dimension culturelle qu’ignore pour raison de commodité très facile à comprendre les interventions internationales qui de ce fait montent des organisations, des organigrammes ou des structures qui sont des châteaux de cartes derrières lesquels il n’y a absolument rien. En particulier, qu’est-ce qu’un Etat par rapport aux structures familiales et tribales, structures segmentaires qui demeurent celles d’un nombre important des sociétés auxquelles nous avons affaire à des degrés d’ailleurs très différents ? C’est un des éléments communs que nous retrouvons partout. C’est cette question à la fois sociale et symbolique de la greffe de l’autorité politique sur les structures primaires de la socialité qu’il s’agit de repenser pour voir ce qui permet ou non à un Etat de fonctionner dans l’esprit des acteurs comme une structure commune précisément. Car dans les deux cas, qu’il s’agisse de communauté d’histoire ou de communauté politique, le mot important c’est le commun.
La pré-condition primordiale de la démocratie c’est la reconnaissance entre les acteurs d’un espace commun qui les réunis et qui doit être l’objet principal du processus politique. Quels que soient ensuite les contentieux entre les différents groupes, entre les différents segments, entre les différentes élites qui sont en compétition à l’intérieur de ce commun. Comment pouvons-nous contribuer à construire cet espace commun, cognitif, symbolique, social et pratique ? je crois que c’est à partir de là que nous pourrions avancer dans l’intelligence de ces pré-conditions de la démocratie dont notre urgence est de les repenser.
[1] Seymour Martin Lipset (1959), « Some Social Requisites of Democracy : Economic Devlopment and Political Legitimacy », American Political Science Review, n° 59, pp. 69-105.
[2] Amartya Sen (2003), Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, Paris.