La leçon des sauvages

France 5, dimanche 4 décembre 2005

Quelques semaines après la parution de son livre La condition politique, Marcel Gauchet a répondu pendant 10 minutes aux questions de Frédéric Ferney qui le recevait dans son émission littéraire sur France 5. Extrait de l’émission :

Frédéric Ferney : Marcel Gauchet, vous êtes historien et philosophe. Vous ne voulez surtout pas être un maître à penser ( la place est vide) ni un gourou (ceux-là sont nombreux) mais vous êtes un des rares intellectuels français à embrasser la totalité, la complexité du présent, à essayer d’élucider les paradoxes de nos sociétés démocratiques et à poser des questions avec une véritable vue de l’avenir. C’est quoi comme métier ?

Marcel Gauchet : C'est très classique. Il y a un certain nombre de gens qui depuis pas mal de siècle se sont occupés de faire cela. En France tout particulièrement.

F.Ferney : C’est ce qu’on appelle un « intellectuel » ?

M.Gauchet : Cela a pris un temps le nom d’« intellectuel » mais je ne le revendiquerais pas personnellement puisque je ne me mêle pas d’intervenir sur la scène publique pour commenter l’actualité. Prenons quelques exemples. Je ne veux surtout pas m’autoriser de grandes figures dont je suis bien conscient de l’écart qui m’en sépare. Montesquieu, Tocqueville et plus près de nous quelqu’un comme Raymond Aron, c’est une lignée qui en France a toujours eu des illustrations et il y en a beaucoup d’autres. J’essaie de m’inscrire dans ce fil là.

F.Ferney : Dans La condition politique, il y a un chapitre qui s’appelle « Politique et société: la Leçon des sauvages ». Qu’avez-vous appris des sociétés primitives, ces sociétés sans histoire et sans Etat, qui contribue à l’intelligence des sociétés démocratiques ? Qu’avez-vous appris plutôt des ethnologues qui parlent des « sauvages » ?

M. Gauchet : Le plus grand évènement intellectuel du XXe siècle en profondeur, dans la compréhension des sociétés et dans la compréhension de l’humanité en générale, c’est ce que nous ont appris les ethnologues de terrain. Ceux qui ont été voir fonctionner ces sociétés d’avant l’Etat, extraordinairement lointaines de nos repères, en Australie, en Amérique, en Nouvelle-Guinée et dans d’autres contrées. Ils nous appris à reconnaître l’humanité pleinement constituée dans ces univers de civilisation si éloignés de nous. Justement, la notion de « sauvage » est ironique. Elle renverse le regard spontané. Ces « sauvages » sont extrêmement civilisés. L’Humanité à vécu selon des normes et des formes aux antipodes de celles qui nous sont familières et sur la plus longue durée de son histoire. Nous avons l’habitude de raisonner sur 5000 ans d’Histoire, celle que nous connaissons par l’écriture.

F. Ferney : C’est déjà pas mal.

M. Gauchet : Mais c'est très petit à l’échelle de la durée humaine. La cécité de nos sociétés et des gens qui les dirigent c’est de raisonner sur un temps extraordinairement court et d’être, du coup, en permanence surpris par le changement. Ils ne comprennent en gros rien à ce qu’il se passe parce qu’ils ne comprennent même pas les sociétés dans lesquelles ils sont. Sans parler de la très longue durée des processus dans lesquels ils s’inscrivent. Je crois que justement nous avons besoin d’une intelligence en profondeur du mouvement de nos sociétés et de la comparaison avec les sociétés les plus éloignées. Je crois que nous avons appris là quelque chose de déterminant dans le décentrement par rapport à nos habitudes de raisonnement.

Thérèse Delpech [directrice des études et de la prospective au Commissariat à l'énergie atomique. Chercheuse au Ceri, elle est spécialiste des questions de prolifération nucléaire et des questions de sécurité internationale] : Ce qui est admirable dans votre livre c'est qu'il réunit un ensemble d'articles qui portent sur trente ans de travail et qu'il montre la continuité d’un certain nombre de grandes questions dans votre réflexion. Est-ce que vous pourriez nous dire quelque chose sur un des thèmes qui me semble les plus intéressant de votre réflexion, celui de la relation entre le religieux et le politique. Est-ce que vous pourriez nous dire quelque chose de ce thème particulier dans les sociétés dites primitives ?

Frédéric Ferney : Et en particulier, pourriez-vous nous expliquer cette phrase qui est souvent mal comprise quand vous dites : « Le christianisme est la religion de la sortie de la religion » ? qu’est-ce que cela veux dire ?

Marcel Gauchet : Pour le dire très sommairement, la religion peut tenir lieu de politique. C’est cela la « leçon des sauvages ». L’Humanité a commencé par la religion. Elle en est venue petit à petit à la politique. Dans cette complexe évolution, le christianisme a en effet joué un rôle très particulier en permettant dans la très longue durée, nous sommes ici dans des processus qui prennent des centaines d’années voire des millénaires, la dissociation de la politique et de la religion. C’est le phénomène original du monde dans lequel nous sommes, de l’Occident et de l’Occident seul pour le moment.

F. Ferney : Ce n’est pas toujours très clair car les gens ont l’impression parfois qu’il y a un retour au religieux et un retour au début.

M. Gauchet : Il y a une réaction à l’occidentalisation, ce qui est tout à fait différent. Il n’y a pas un retour du religieux. Evidemment qu’il y a une manifestation du religieux mais il n’y a pas un retour des sociétés à l’organisation religieuse. Simplement, la force de l’Occident est d’arracher les autres cultures à leurs traditions. Faut-il s’étonner qu’elles réagissent ? Je ne le crois pas personnellement. Si justement on avait un regard suffisamment distancié sur ces phénomènes, je crois qu’on comprendrait mieux des convulsions qui nous surprennent en permanence. Les Occidentaux aujourd’hui ne comprennent simplement plus rien aux repères qui sont ceux de la majorité des habitants du globe.

Thérèse Delpech : Au sein même de l’Occident, vous avez tout de même au moins un pays (qui n’est pas un des moindres du monde occidental) où les relations entre le religieux et le politique sont quand même des relations assez différentes que celles que vous décrivez. Je pense aux Etats-Unis actuels.

M. Gauchet : L’Occident moderne a en effet deux pôles très différents : l’Europe et les Etats-Unis. Du point de vue des relations entre le religieux et le politique, L’Europe, avec des hauts et des bas selon les régions et les traditions nationales, est relativement homogène. Les Etats-Unis sont une autre expérience où fonctionne ce phénomène pour nous peu compréhensible d’une société démocratique, et à beaucoup d’égards matérialiste, dans ses principes de fonctionnement coiffée par la religion. Je crois que la première chose que les Européens ont du mal à comprendre c’est cette alliance.

F. Ferney : Cela semble bizarre aux Européens cette alliance entre le libéralisme et le religieux en Amérique.

M. Gauchet : Mais dans l’autre sens, on ne peut pas dire que les états-uniens aient une compréhension spontanée et très poussée de ce qui se passe en Europe qui leurs paraît évidemment une dérive incompréhensible qui l'emmène dans le mur.

F. Ferney : C’est quoi le problème des Européens parce qu’à la fois vous dîtes qu’on est à l'avant-garde d’un processus (la sortie de la religion) et en même temps vous parlez d’un provincialisme des Européens ?

M. Gauchet : Mais nous sommes à l’heure des provincialismes. Le phénomène étonnant dans la mondialisation c’est la convergence matérielle ( les économies, le langage scientifico-technique qui est le même partout) et l’installation générale de provincialismes enfermés sur eux-mêmes. En fait, il y a une convergence économique et une divergence culturelle.

Thérèse Delpech : le provincialisme de l’Europe est un phénomène qui est d’autant plus inquiétant que l’Europe a été éminemment la partie du monde qui n’était pas provinciale historiquement. C’est la partie du monde qui avait des ambitions universelles et qui avait d’ailleurs une présence universelle. Une des choses qui m’a le plus frappée ce sont les textes sur le monde de Paul Valery au début du XXe siècle. Quand on voit la compréhension qu’il avait par exemple de l’Asie et qu’on compare ses écrits avec tout ce qui peut être produit aujourd’hui sur le même sujet, on a l’impression d’une régression vers le provincialisme qui est franchement inquiétante.

Marcel Gauchet: "Aujourd’hui, la conviction c’est « On est tous pareil ! » .

En fait, c’est l’oubli complet des différences."

M. Gauchet : Cela exigerait beaucoup de nuances ce que vous venez de dire mais ce qui est sûr c’est que nous sommes dans une période de fermeture. Pendant l’ouverture du monde de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, période que vous évoquez, on s’efforce de comprendre ce qui se passe. Aujourd’hui, la conviction c’est « On est tous pareil ! » . En fait, c’est l’oubli complet des différences, le refus de les considérer comme significatives. Bien sûr, tout le monde a sa petite tribu, sa petite identité locale, cela n’a aucune importance. Passons par là-dessus, l’important c’est les affaires. Dans les affaires on parle tous le même langage qui est celui de l’argent. Il y a une unité de langage et cela suffit largement. C’est un peu triste et surtout peu efficace parce qu’à la rigueur on vends nos quelques Airbus mais on ne peut pas dire qu’on persuade franchement nos interlocuteurs que nous sommes dans la bonne direction. Après on s’étonne de leurs réactions. Ils achètent mais néanmoins ils n’en pensent pas moins sur d’autres sujets.

Thérèse Delpech : L’Iran et la Chine nous méprisent.

[…]

F.Ferney : La Chine vous fait peur Marcel Gauchet ?

M. Gauchet : Il me semble que la Chine est le vrai Etat voyou aujourd’hui à la surface de la planète. Un aspect qu’on gomme soigneusement parce que les affaires sont les affaires. Je crois qu’on a une alliance tout à fait extraordinaire de fond totalitaire communiste maintenu sur un mode assez particulier combiné à une corruption de système et à un mépris nationaliste de fer du reste du monde, à commencer par les voisins les plus proches.