La France a un vrai problème d'identité

La Tribune, 07/05/2007
Ces dernières semaines Marcel Gauchet s'est révélé comme l'un des analystes les plus pertinents de la vie politique française. Selon le philosophe, le principal défi posé au nouveau chef de l'État, et à son futur gouvernement, sera de réconcilier les Français et leurs dirigeants politiques et économiques. Cela passera par une redéfinition de l'identité française adaptée au contexte de la mondialisation. Le rédacteur en chef du " Débat " estime que l'Europe peut être une puissance de protection et de régulation face à cette nouvelle donne.

Quel sont les défis que va devoir relever le nouveau chef de l’Etat ?

Marcel Gauchet : L’agenda officiel a été abondamment développé pendant la campagne électorale. La première préoccupation des Français est le chômage. Derrière se profilent le problème de la croissance, les réformes liées au marché du travail, la question du financement de l’Etat providence. Mais, au-delà de cet agenda bien connu, il y a un agenda caché. Le principal défi étant, selon moi, la réconciliation des Français et de leurs dirigeants politiques et économiques. Elle passe par la capacité des élites à proposer à une société angoissée, déprimée et sceptique devant le contexte de la mondialisation une version de l’identité française adaptée à cette nouvelle donne. Car la société française est habitée par une vrai dépression collective. « Nous sommes foutus », entend-on dans des milieux très divers, que ce soit de façon résignée ou révoltée. Les Français ont une telle préoccupation d’eux-mêmes qu’ils ont d’ailleurs été aspirés pendant toute cette campagne par un climat d’introspection et d’inquiétude. Les hommes politiques doivent répondre à cette question d’identité. Car, pour affronter le monde, il faut d’abord être sût de ce qu’on est et de la partie qu’on peut y jouer. Sinon, on retrouvera les blocages de la société française, sa capacité de résistance aux changements, dont elle ne manquera pas de faire montre dès les premières mesures annoncées.

Cette question n’a-t-elle pas émergée de façon biaisée dans la campagne électorale ?

Elle a été soulevée par Nicolas Sarkozy au travers de la thématique de l’identité française qu’il a biaisée, à mon sens, en la liant à l’immigration. La France a un vrai problème d’identité. Mais l’immigration n’est qu’un petit aspect de cette question qui est essentiellement fonction du contexte de la mondialisation. Les Français sont très impliqués dans celle-ci mais, en même temps, ils ont une grande incertitude sur ce qu’ils vont y devenir et sur la manière dont ils peuvent se comporter. La France est un pays qui a une équation très particulière. C’est une ex-grande puissance qui supporte mal d’avoir perdu son statut. Les Français veulent faire la course en tête. Ils souffrent de l’inadéquation entre l’héritage de leur histoire et les règles de la compétition actuelle qui les condamne à une forme de marginalité. Ils n’ont pas envie de devenir des Suisses. Ils ont peut-être tort !

Pour redéfinir cette identité nationale, vous préconisez de faire de l’Europe une puissance de protection, de régulation face à la mondialisation…

Cela me semble un horizon à la fois raisonnable et le seul à même de donner un vrai contenu à l’idée européenne. L’Europe actuelle n’est pas une communauté de protection ; elle n’est pas non plus une communauté politique. C’est l’une de ses grandes faiblesses auprès des peuples. Elle est nouvelle. Quelle a été au départ la légitimité de la construction européenne ? Pas simplement de faire la paix, mais de nous protéger contre l’Union soviétique. L’Europe a été portée par l’évidence de la défense contre le communisme. L’Union européenne est née et s’est développée avec la chance historique d’avoir une dimension politique au sens fort du terme, la lutte pour les idéaux de la liberté. Quand François Mitterrand relance$ la politique européenne, à partir de 1983, pour faire oublier l’échec de la « construction du socialisme dans un seul pays », c’est au lendemain de la crise des euromissiles. Ce qui donne un crédit formidable à son discours. La menace soviétique justifie le grand marché. Les Français étaient assez à l’aise avec cette équation. Ils étaient à la fois pour la défense de l’Europe contre l’Union soviétique et pour l’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Avec cette situation, c’est la dimension politique implicite de la construction européenne qui s’est évanouie. Elle est à réinventer.

Le discours politique peut-il rassurer sur les enjeux de la mondialisation ?

Depuis la disparition de l’Union soviétique, les hommes politiques considèrent qu’ils n’ont plus à faire de politique. La politique, pour eux, se réduit à l’économie…Il y a une sorte de régression de l’ambition du discours politique qui crée une frustration considérable dans les populations. Le contenu politique de l’Europe actuelle se résume à la dissolution des problèmes dans les subventions. Les Américains font de la politique au Moyen-Orient, les Européens arrivent après la bataille. A cette défaillance générale se mêle un travers classique de nos élites. Leur universalisme, qui est une vertu, les pousse à ignorer les spécificités locales au profit du modèle global, ce qui est un grave défaut. D’où le sentiment d’abandon, voire de trahison des populations. Depuis des années, la société française hurle « et nous là-dedans ? » Pour jouer dans la cour des grands, il faut être sûr de ce qu’on est, de ses moyens et de son projet. Qu’allons-nous devenir, nous Français, compte tenu de ce que nous sommes, dans ce monde mondialisé ? Voilà la question à laquelle le discours politique doit répondre.

A vous entendre, il n’y a pas à s’inspirer d’un modèle étranger pour réformer, mais il faut plutôt écouter les Français d’en bas…

Il faut faire les deux ! il faut bien sûr aller voir ce qui a été fait ailleurs, au Canada, en Suède, au Japon… Mais pas pour transposer des modèles, plutôt pour en tirer les leçons. Il s’agit de greffer, pas de substituer. C’est beaucoup plus compliqué, cela prend du temps, cela demande de fixer des démarches claires, mais à l’arrivée les résultats sont plus probants. Les hommes politiques devraient finir par en avoir assez des déroutes qui suivent les effets d’annonce. Tous ces plans grandioses remballés après avoir mis 500 000 personnes dans la rue, on connaît. Il est temps de trouver autre chose…

On a beaucoup parlé des valeurs au cours de cette campagne électorale. Qu’est-ce que le débat autour de la pensée 68 vous inspire ?

C’est un débat très français quelque peu théologique : l’immaculée conception de mai 68 contre le péché originel d’où vient tout le mal…Il exprime en fait un conflit générationnel larvé. La génération des baby-boomers a exercé une hégémonie politique et sociétale extrêmement forte, en termes de valeurs, qui a pesé lourdement sur les générations qui ont suivi, partagées entre la révérence pour ces héroïques combattants et l’envie de les faire taire. Elle ont eu de la peine à trouver leur voie propre. Ce débat générationnel a constitué l’arrière-fond de la campagne, d’une manière assez normale, car l’heure de la relève a sonné. L’élection présidentielle de 2007, c’est l’élection du « on tourne la page, on change d’époque ». Elle marque la fin d’un cycle politique, le « mitterrando-chiraquisme », qui a couvert l’hégémonie culturelle de la génération des baby-boomers.

Vous dites qu'en France le poids des tabous et de la langue de bois est insupportable...

Ah oui ! c’est le fait des baby-boomers et des soixante-huitards en particulier, et j’en parle de l’intérieur ! Après avoir été gauchistes, ils sont devenus antitotalitaires et, après avoir été antitotalitaires, ont pris la défense des droits de l’homme. Ils ont donné à ces messages politiques un caractère absolu, particulièrement fort. Cela a conduit à une domination du discours public par des valeurs suprêmes au nom desquelles on n’a pas le droit de regarder la réalité…

Par exemple ?

Il n’est pas permis de discuter d’un sujet comme l’immigration qu’au niveau des grands principes. Alors que l’immigration n’est pas un problème métaphysique mais un problème purement prudentiel. C’est une question de nombre, de rythme et de conditions concrètes – de travail, de logement, d’éducation, etc.. C’est quelque chose qui doit être géré d’une manière totalement pragmatique. Evidemment, cela engage des questions de liberté, de droits des personnes. Qui en doute ? Mais ce n’est pas cela qui doit primer, faute de quoi vous nagez dans l’irréalité.

Ajoutez à cela une autre dimension de notre héritage, l’attitude cléricale des élites vis-à-vis de la population et vous avez les ingrédients d’un divorce entre la base et le sommet. C’est l’empreinte catholique. Les élites françaises se sentent instinctivement en charge de faire le salut du peuple malgré lui, parce que, spontanément, il a de très mauvaises inclinations. Quand les grands principes sont assénés d’en haut par des gens qui tiennent un discours extrêmement méprisant à des populations qui ne comprennent pas, cela donne une fracture terrible des élites avec la réalité, et du peuple avec les élites. Voilà le genre de choses que le nouveau chef de l’Etat devrait méditer.

Que préconisez-vous pour sortir l’université et la recherche du marasme dans lequel elles sont plongées ?

Tout le monde compte sur l’Etat en France. Les chefs d’entreprise aussi. Ils dénoncent l’état de l’université, mais ils n’auraient pas l’idée de dépenser un centime pour lancer des universités privées. Les patrons américains ont des universités qui leur conviennent parce qu’ils ont donné beaucoup d’argent pour qu’elles marchent. Même chose pour la recherche. Ce n’est pas la faute de l’Etat si la part de la recherche privée est plus faible qu’ailleurs. C’est aux entreprises de jouer et elles ne le font pas. Comme par ailleurs, les scientifiques français ont un modèle hérité d’une grande tradition intellectuelle, ils valorisent en priorité la recherche fondamentale. Le problème est culturel.

Vous avez la dent très dure contre l'université...

Il n’y a pas lieu d’être optimiste. Mais les situations sont très contrastées. La moitié du problème, numériquement et socialement parlant, ce sont les ex-facultés des lettres, qui sont le lieu d’où partent tous les mouvements pittoresques qui font le charme de notre pays…Leurs étudiants trouveront du travail, mais sans rapport avec les études de sociologie, d’histoire de l’art, de psychologie, de communication qu’ils ont suivies…Le problème est très différent avec les facultés des sciences. C’est même l’inverse. Tous les bons étudiants en sciences vont dans les grandes écoles (d’ingénieurs, de commerce) ou préfèrent suivre des formations courtes (BTS, DUT) qui ont des débouchés professionnels directs. La chute des effectifs est dramatique dans certains endroits. Les facultés de droit marchent à peu près. Mais pourquoi ? Parce que l’on y a maintenu un système centralisé dominé par de grands concours nationaux, les agrégations du supérieur, qui font que le corps enseignant est dans l’ensemble d’une qualité remarquable. Quant à la médecine, c’est à moitié bon, à moitié mauvais. Le numerus clausus n’est pas une très bonne idée, puisqu’il conduit à sélectionner les futurs médecins sur des bases qui n’ont rien à voir avec la médecine ni avec les talents pour être praticien. Il faut être bon en physique et en chimie. Ce qui n’est pas forcément la meilleure façon pour former des médecins à la fois pointus et humains.

Vous dites que l’autonomie des universités est une fausse bonne idée…

C’est la solution magique, que tout le monde plébiscite…et qui peut se révéler la pire des choses. L’autonomie peut signer l’acte de décès de l’université en France. L’autonomie d’universités composées de fonctionnaires, sans concurrence, ne peut rien donner de bon. On ne peut pas mélanger les systèmes. Ils ont chacun leur cohérence. Ou bien la concurrence entre dans des établissements privés. Ou bien le pilotage central d’un système public qui veille, plus rigoureusement que le nôtre aujourd’hui, à garantir la qualité du corps enseignant. Car il faut de bons enseignants pour faire de bons étudiants. Personnellement, je serais partisan, dans l’idéal, de resserrer le système d’Etat, parce que c’est la tradition française, et le mettre en concurrence avec un système d’universités privées. Si nous ne créons pas ces dernières, les Américains le feront pour nous. Ils ont déjà commencé, l’université de Chicago est présente à Paris, celle de New York également…Ce n’est qu’un début. Le système scolaire français marche le mieux là où il y a concurrence entre l’école privée et l’école publique, en Bretagne et en Alsace. Tirons-en la leçon pour le supérieur. Encourageons la création d’universités privées et concurrentielles face à ces universités publiques qui fonctionnent selon un système centralisé. L’émulation sera féconde pour tout le monde.

A condition que les investisseurs privés répondent présents…

Il est vrai que le monde économique français bénéficie d’une situation de luxe incroyable avec le système des grandes écoles. Elles forment d’excellents ingénieurs, d’excellents commerciaux, d’excellents gestionnaires. Les entreprises n’ont pas à s’en tracasser car elles les ramassent à la sortie. C’est une rente. Le pays peut-il fonctionner durablement sur cette vitesse acquise et ce vivier étroit ? je ne le crois pas.

Propos recueillis par Pascal Gateaud et Stéphanie Tisserond