Marcel Gauchet, est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il anime la revue Le Débat. Il est également l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages, parmi lesquels : Le Désenchantement du monde (1985), La Révolution des droits de l’homme (1989), La Religion dans la démocratie (2000), La Démocratie contre elle-même (2002), La Condition historique (2003).
Jean-Louis Poirier : Nous abordons l’entretien par le thème de la république. Y a-t-il lieu de la définir ? Et par quelle méthode ? Quel peut être son rôle par rapport à la démocratie et à la crise de la démocratie ?
Marcel Gauchet : C’est déjà un très vaste sujet. Je crois qu’il y a tout à fait lieu de définir la république et que la méthode la meilleure pour aboutir à cette définition est non pas de partir de principes abstraits mais de passer par l’histoire, d’autant que nous raisonnons dans un contexte français où la notion de république a sa charge très spécifique.
La république en France, cela prend son plein sens à partir des années 1870. C’est le moment où la république s’enracine comme une forme politique durable, par rapport aux expériences brèves et rapidement subverties par les circonstances qu’avaient été la Ière et la IIème République. La république en France, dans ce contexte précis, c’est la voie française de la démocratie. Elle se définit par rapport à deux repoussoirs qui donnent toute leur charge à la notion. Pourquoi pas la démocratie ? - parce qu’il y a un moment d’équivoque de la démocratie, qui est ce qui sort de la IIème république et du régime plébiscitaire bonapartiste, le Second Empire, dont on oublie trop facilement qu’il se réclame, à sa façon, du principe démocratique. Il laisse subsister le suffrage universel, il le rétablit même dans son ampleur, il représente une captation de la démocratie dans un pouvoir personnel.
La république est donc le régime qui va se définir, sur la même base du suffrage universel, qui est l’élément intangible, par l’opposition au pouvoir personnel. Elle repose sur le refus du pouvoir de type monarchique, qu’il soit représenté par un roi ou, comme dans la tradition bonapartiste du XIXème siècle, par un empereur qui bénéficie d’une légitimité de type démocratique, la légitimité plébiscitaire. S’il y a une démarcation entre l’Empire et la République, c’est ce refus du pouvoir exercé par un seul, dans un style absolu qui met la décision personnelle au dessus des lois. La république renoue en ce sens là avec ce qui était la philosophie fondamentale du moment révolutionnaire de 89, largement dérivée et de Locke et de Rousseau : La république est la souveraineté du peuple matérialisée dans des lois, le pouvoir des lois étant ce qui s’oppose au pouvoir personnel, ce qui implique une grande différence par rapport au système présidentiel américain.
La république en France est d’un style très différent, par les conditions dans lesquelles elle se définit, de ce qu’est le pouvoir “à l’américaine“. Le deuxième élément tout à fait caractéristique
de la république à la française est l’opposition à l’Église catholique.
Celle-ci est alors - il ne faut jamais l’oublier -, en plein “trip”, si je peux m’exprimer ainsi, ultra-réactionnaire. Elle se définit expressément comme “anti-moderne“ avec le Syllabus de 1864. Comble du comble, la déclaration du concile de Vatican I sur l’infaillibilité pontificale achève de faire du catholicisme le principe même de la réaction par rapport à la modernité et aux valeurs de liberté quelles qu’elles soient, liberté de la raison incarnée dans la science, liberté politique incarnée dans le suffrage et liberté historique d’auto-détermination des communautés humaines. Toutes ces libertés sont rejetées par la réaffirmation d’un principe d’autorité. L’Église de Vatican I c’est le conservatoire du principe d’autorité dans sa version maximale, hétéronome. C’est en face de ce défi que le républicanisme acquiert une très forte charge philosophique et même métaphysique qui va durablement empreindre son identité :
la république c’est le régime de la liberté humaine contre l’hétéronomie religieuse. Telle est sa définition véritablement philosophique.
Là aussi, c’est ce qui va différencier profondément la république à la française de l’autre grande république, la république américaine, pour laquelle au contraire l’alliance du principe théologique et du principe de liberté est le phénomène naturel alors qu’en France ils se définissent en antagonisme radical. Ainsi, être républicain dans la France de la fin des années 1870, quand la république devient la république des républicains au sens strict, c’est, je crois, s’insérer dans ce complexe double de représentation de ce qu’est la chose publique, qui spécifie très fortement une identité nationale mais qui a en même temps une vocation universaliste. Dans les deux cas il s’agit non de principes locaux, mais d’une interprétation déterminée par l’histoire, de ce qu’est la bonne forme de traduction de la liberté politique des personnes et des collectivités.
C’est là que l’on peut comprendre comment on a une incarnation historique relativement singulière d’une thématique universelle.
À partir de là, on voit tout de suite par rapport à une question comme celle de la laïcité, ou comme celle de l’école, quels vont être les défis et les difficultés de la forme politique définie de la sorte. Cette république vit très fortement de son opposition à des repoussoirs, elle s’identifie par là. Cela va faire à la fois sa force immense et la mettre, dans un certain nombre de circonstances, en position difficile. La chose essentielle à retenir historiquement c’est le problème auquel la confronte une revendication qui est d’origine dans le programme républicain, la séparation de l’Église et de l’État (et qui donne d’ailleurs son aspect d’aboutissement à la loi de 1905), mais qui représente une difficulté politique considérable : comment poser à la fois la liberté des individus et la supériorité de la chose publique ?
Comment imaginer un État neutre, au-dessus des convictions particulières des individus dont les convictions religieuses et la liberté doivent cependant être garanties ? c’est en réalité un casse-tête et il faut pas s’étonner qu’il ait fallu vingt-cinq ans à la république des républicains pour venir à bout de cette tâche. Ce n’est pas une question d’opportunité au sens vulgaire, ni un problème de rapport des forces, c’est une question de fond aussi bien philosophiquement que politiquement.
J.-L. P. : D’où la question que je voulais vous poser, qui nous ramène à l’époque contemporaine. Pourquoi cette opposition à la religion, en l’occurrence, prend-elle la forme d’une neutralité de l’État ? et comment la chose se présente-t-elle aujourd’hui où l’on parle quelquefois de pluralisme, ou de communautarisme ? Comment la république peut-elle se débrouiller de cela ?
M. G. : C’est sa difficulté en effet. La seule manière de résoudre cette équation, qui consiste à mettre les valeurs de liberté collective au-dessus des convictions particulières, c’est une neutralisation de l’État. Mais cette neutralité est chargée d’une affirmation très puissante dans sa forme d’origine : il existe une possibilité pour les hommes de faire une cité qui ne repose que sur leurs délibérations en commun, y compris pour ceux qui pensent que, ultimement, la source de tout ordre possible parmi les hommes est dans la révélation religieuse. On ne les empêche pas de penser ce qu’ils pensent, mais on leur demande simplement de mettre entre parenthèses, en quelque sorte, les racines religieuses de leur argumentation afin de présenter leurs convictions, dans quelque ordre que ce soit, sous une forme acceptable pour ceux qui ne partagent pas ces croyances.
J.-L. P. : C’est une idée très importante et je crois aussi que c’est un problème. Cela est inconcevable par exemple aux Etats-Unis où la liberté religieuse s’accommode de l’existence de plusieurs, de beaucoup, de multiples religions alors qu’effectivement dans la République française, je ne sais pas s’il faut employer l’imparfait, il semble ou il semblait qu’on demandait en effet à chaque citoyen cette capacité à se mettre au-dessus de ses convictions
M. G. : Ce qui a changé, et qui fait que cette formule n’est plus opératoire dans les termes définis à l’origine, c’est que la république a gagné.
L’étonnement des bons observateurs, dès l’époque, a été de voir que finalement les masses catholiques entraient dans la république et s’accommodaient de la séparation ; la hiérarchie catholique y était extrêmement hostile, le peuple catholique y a été globalement très vite assez favorable, au-delà des frictions initiales créées principalement par des maladresses politiques. Et, dans la durée, la république a gagné, c’est-à-dire que le principe religieux s’est dépolitisé. Je crois que c’est une évolution capitale : la croyance religieuse subsiste, bien qu’affaiblie, mais elle a changé de contenu. Très rares sont les chrétiens, au sens large, aujourd’hui, qui croient à quoi que ce soit comme un ordre divin, à la possibilité d’une source théologique d’un ordre politique ; les deux se sont dans leur esprit dissociés. La croyance religieuse porte sur un ordre de choses qui est au delà du politique et du lien social.
J.-L. P. : D’où le problème que posent les religions ou les fidèles des religions qui…
M. G. : …n’ont pas opéré cette conversion ! Il faut bien employer ce terme, il est exactement en situation. C’est une conversion philosophique et métaphysique, de l’intérieur même des religions.
Mais pour la république, cela veut dire que la république “à la française“ a perdu son repoussoir. Elle l’a perdu d’ailleurs sur les deux points : elle l’a perdu sur le front du pouvoir personnel qui n’est plus une menace dans la forme qu’il a revêtue historiquement ; mais aussi, ce qui est plus important encore à mes yeux, elle a perdu son repoussoir religieux. Les catholiques, en particulier, sont dans la république. Du coup le rapport de la transcendance de la chose publique à
Du coup le nouveau défi qui est jeté à l’idée républicaine, c’est de se redéfinir en fonction de cette évolution historique qui retire ses bases à la transcendance de l’État, de la chose publique, de l’intérêt général puisque tout le monde est d’accord sur les principes de base de fonctionnement politique, pour l’essentiel. Il en résulte que le rapport des représentants et des autorités politiques à la société change complètement. Ils ne sont plus dans une sphère supérieure à celle des convictions privées ou des intérêts particuliers. Ils ont à traduire ce qui émane de la société sans que le lieu de l’État ou du pouvoir ou de l’autorité publique soit investi d’une quelconque transcendance par rapport à ce qui se joue dans la société.
En ce qui concerne l’Islam qui représente un défi dans ce défi, on a affaire à un choc historique entre une tradition endogène qui s’est développée dans la longue durée et l’apport d’une population qui arrive tout simplement d’une autre histoire sur d’autres territoires.
Il serait miraculeux qu’on puisse lui demander de changer d’orientation du jour au lendemain quand on sait quelle est la lenteur et la pesanteur d’une évolution de ce genre.
Mais, autant il faut tenir compte de ce contexte pour mesurer l’ampleur de la tâche et la nature du problème, autant il y a aucune raison pour changer les principes républicains. Ce que nous avons à faire c’est d’opérer la conquête des citoyens d’origine musulmane comme la république a opéré la conquête des masses catholiques en son temps ; par des moyens qui ne peuvent d’ailleurs pas être les mêmes car l’histoire a bougé.
J.-L. P. : Bien sûr ! et cela nous procure la transition pour aborder la question de l’école, qui déborde un peu la présente question, mais qui la rencontre aussi.
M. G. : Là aussi on voit bien ce qui a bougé, ce qui s’est déplacé historiquement. Cette vision de la république que j’ai essayé de caractériser très sommairement, - on la comprend quand on en saisit la philosophie -, correspondait à une république de combat. Elle avait des adversaires clairement désignés et elle avait à se définir pratiquement dans un contexte hostile. Elle ne lésinait pas sur l’autorité, cela allait de soi. N’importe quel autre régime d’ailleurs, dans l’autre sens, l’eût fait à sa place. Il y avait une sorte de légitimation évidente de l’autorité publique par sa mission historique, mission à faire valoir en sauvegardant ce délicat équilibre qui a toujours été respecté : la république était autoritaire mais la république exerçait son autorité dans le respect des libertés publiques. Elle s’inscrivait dans le cadre d’un régime de droit où l’appel aux principes du droit pouvait toujours protéger la liberté des individus. Il est néanmoins vrai que ces principes de droit étaient portés par un exercice relativement autoritaire du pouvoir puisqu’il s’agissait d’établir un régime contre des forces hostiles considérables et à faire valoir ces principes contre la contradiction, la contradiction au quotidien.
Cela valait pour l’école dont on comprend sans peine l’éminente mission dont elle est investie dans le cadre de la république à la française. Elle n’est pas d’abord, bien qu’elle le soit inséparablement, l’école des individus, elle est d’abord l’école des citoyens parce qu’il s’agit d’introduire dans la société, des lumières qui ne s’y trouvent pas à l’état spontané, et parce qu’il s’agit précisément de former pour l’avenir des esprits capables d’opérer ce partage entre les convictions singulières, les intérêts privés, et la vraie compréhension rationnelle de ce qu’est un régime de la délibération en commun. Il s’agit pour chaque citoyen de s’identifier à la communauté citoyenne pour définir ce qui est bon et juste pour elle. Cet exercice ne va nullement de soi et il y a tout lieu de penser qu’une formation appropriée est de nature à grandement le faciliter, le rendre plus efficace, plus pertinent.
À l’arrière-plan, il y a l’expérience du dévoiement obscurantiste du suffrage universel, que les républicains ont expérimenté à leurs frais. Les leçons du coup d’État du 2 décembre et du Second Empire sont dans toutes les mémoires. Elles montrent que le suffrage universel n’est pas intrinsèquement rationnel. Cela est presque incompréhensible aujourd’hui, mais ce soupçon est dans tous les esprits en 1880. Cela explique, pour les républicains de ce temps, l’extraordinaire importance d’éclairer les citoyens de l’avenir et d’en faire de vrais citoyens auxquels on pourra confier le suffrage universel sans aucune espèce d’inquiétude quant à son issue, quelle que soit la manière dont ensuite s’opèrent les partages sur les questions du jour.
Là aussi, par rapport à cette philosophie de l’école, les données ont complètement changé : le cadre républicain et démocratique au sens large est devenu la vérité première, pour tout le monde, donc l’idée de former les citoyens spécifiquement pour son exercice paraît incongrue ; la démocratie est devenue, pour ainsi dire, un état naturel de l’humanité. Cela emporte d’immenses conséquences : si c’est un état naturel, elle n’appelle pas une formation ; au contraire l’encadrement ne peut être que limitatif, destiné à orienter ce qui doit être spontané, ce qui doit se manifester comme une liberté naturelle de l’homme. D’une manière générale, toute la philosophie du projet républicain qui trouvait à s’incarner dans l’institution scolaire perd sa nécessité, l’école cesse d’être avant tout le vecteur de l’avenir et de la progressive victoire de la raison humaine, pour devenir le lieu où la communauté des citoyens donne aux individus les moyens de développer leur individualité.
C’est un changement de perspective radical par rapport au programme de l’école républicaine. Il faut mesurer qu’il relève de la dynamique de nos régimes et de la victoire même de la démocratie ; à quoi il faut ajouter tout de suite que ce qu’il y a de plus difficile à gérer pour la démocratie, c’est sa victoire.
La victoire de la démocratie lui créée une gamme de problèmes auxquels on n’avait pas songé, selon un illustre mot de la révolution, problèmes d’un genre très différents de ceux qui se posent à l’époque de la fondation, mais non moins préoccupants. L’appréciation de la situation historique est très importante : elle est le fruit d’une évolution historique qui signe fondamentalement la réussite de la république en France en tant que vecteur de la démocratie, en son sens moderne. Nous sommes devant un développement supplémentaire de l’idée de démocratie dont il faut se féliciter, mais dont il faut simultanément mesurer les défis. Comme il est de règle dans les affaires humaines, toute configuration nouvelle, si heureuse soit-elle, amène avec elle une gamme de questions inédites et qui peuvent être d’une profondeur et d’une difficulté dramatiques. La démocratie triomphante ce n’est pas la fin de l’histoire comme réconciliation générale, c’est l’apparition d’une très grande difficulté à faire vivre cette démocratie installée dans ses principes. Et l’école est au premier rang de ces difficultés puisque, à la limite, dans cette perspective, sa légitimité comme institution est en cause. L’école n’est plus essentiellement une institution, à dire vrai, c’est-à-dire un appareil où se matérialise un principe qui appartient à la chose publique, elle est une institution au sens empirique du mot : un lieu avec
un budget, du personnel. Rien à voir avec l’Institution avec un grand I, c’est tout simplement un appareil qui est destiné à remplir une fonction, mais une fonction dont le sens regarde les individus qui en sont les usagers, ce qui est une complète inversion du sens de cette institution par rapport à sa philosophie d’origine.
Je ne crois pas que cela ait du sens de s‘affirmer républicain en référence à un passé - passé imaginaire ou réel, peu importe : serait-il réel, dans tous les cas il est inopérant pour fonctionner en regard de la situation absolument nouvelle dans laquelle nous nous trouvons, qui n’est pas une situation malheureuse.
C’est une situation à la fois tout à fait heureuse et tout à fait problématique. Elle demande d’actualiser l’esprit de la République.
J.-L. P. : Et c’est cette situation qui explique que, à l’école notamment, le savoir a perdu beaucoup de sa légitimité, comme les maîtres de leur autorité.
M. G. : Ce qui a changé c’est le foyer à partir duquel la mission de l’institution se définit. L’autorité du savoir tenait à une idée de la liberté humaine et du rôle de la raison dans cette liberté. Cet idéal l’a emporté, encore une fois. Mais dès lors que le foyer d’application se déplace, ce qui compte ce n’est pas le savoir en lui-même c’est ce qu’un individu particulier peut avoir envie de faire des savoirs, dans le cadre de ce qu’on peut raisonnablement considérer comme la maximisation de son individualité, maximisation dont en dernier ressort il est juge. Cela ne facilite pas les choses pour l’institution parce que l’individu peut toujours dire : “d’après vous c’est très bon pour moi mais d’après moi ça ne m’intéresse pas !“.
J.-L. P. : Ce qui expliquerait, pour prendre les choses vraiment par le petit côté de la lorgnette, que précisément les programmes scolaires, l’enseignement soient souvent devenus une sorte d’enseignement à la carte qui aurait perdu, semble-t-il, du moins le dit-on souvent, sa cohérence.
Cette crise se manifeste sous la forme d’une contradiction : les individus veulent être éduqués, ils sont demandeurs d’éducation mais ils tendent à en récuser les modalités en pratique.
Jamais la société n’a autant réclamé d’éducation. On n’a pas affaire à un rejet ou à un refus mais à une demande qui, simplement, se déploie sous le signe d’une individualisation qui la rend intraitable, ou à peu près, en tout cas qui rend sa satisfaction extrêmement difficile. Il faut partir du développement de cette contradiction et travailler à son dépassement. Elle est portée par une évolution puissante dont il s’agit de saisir les tenants et les aboutissants avec précision si l’on veut éclairer avec pertinence cette demande antinomique. D’autant que cette demande offre une immense confusion dans la manière dont elle se présente au quotidien ; on n’a pas affaire à un phénomène bien formé, clair, mais au contraire à une sorte d’oscillation entre des termes mal fixés face auxquels il est souvent difficile de se situer. Une telle tâche suppose l’entrée dans une république démocratique plus réflexive par rapport à ce qu’elle était, où ces questions sont débattues de front et éclairées par la discussion publique. Je crois que la seule manière de sortir de ces contradictions et de les dépasser est de mettre le problème dans le débat public, en le posant dans ses véritables termes. Les issues sont civiques, pas techniques.
On n’avancera pas vers elles en restant entre professionnels.
J.-L. P. : Il s’agit donc de les dépasser démocratiquement.
M. G. : On ne peut les dépasser que démocratiquement ! Vouloir les dépasser autoritairement ne me semblerait pas une voie promise au succès. Par philosophie, je la désapprouverais mais je crois qu’elle serait surtout inefficace.
J.-L. P. : Et dans ces conditions, et c’est la dernière grande question que je voulais vous poser, est-ce que c’est le débat public qui constitue le lien social lui-même, s’il en reste encore un, ou en reste-t-il encore un ?
M. G. : Non seulement je crois qu’il existe encore un lien social - là-dessus, je serai catégorique - mais je crois qu’il est d’une certaine façon plus puissant qu’il n’a jamais été. Nous sommes dans les sociétés probablement les plus intégrées, les plus cohérentes qu’il y ait jamais eu à la surface du globe et dans l’histoire humaine.
Le résultat en est par exemple, c’est un des bons exemples, que par un renversement significatif, une insécurité, relative au regard du passé, devient un scandale absolu pour les citoyens.
C’est un signe de ce que l’idéal d’un lien social pacifié est plus puissant que jamais. Toute forme de violence apparaît comme insupportable ; cette intolérance à l’insécurité est en fait un très puissant signe d’intégration sociale.
Elle procède de l’aspiration à une intégration sociale encore plus prononcée.
Maintenant, autant le lien social perdure, autant il est vrai aussi qu’il a changé profondément de mode d'administration, en liaison avec toutes les évolutions dont nous avons parlé. Il s’ensuit une autre contradiction, l’une des principales auxquelles tant la république que l’institution scolaire sont aux prises. Il faut détailler un peu ce point.
En simplifiant à l’extrême, on peut opposer deux âges du lien social : un âge religieux et traditionnel, un âge républicain et rationnel. Le lien social a été supposé très longtemps reposer sur la coutume, sur les moeurs partagées, l’accord des façons de faire et de penser. La religion y jouait un rôle éminent mais pas exclusif, il passait également par quantité de traditions possédant leur légitimité intrinsèque due au temps et à l’usage. À cela la république a substitué l’idée d’un lien social rationnel, fondé sur l’accord délibéré des personnes. Dans ce cadre, la politique, le suffrage, la loi, la représentation étaient des producteurs de lien éminents, par opposition, justement, à une coutume reçue selon le préjugé et souvent associé à un certain obscurantisme. L’âge d’or de la république est le moment où elle se présente forte de ce changement dans le statut du lien social. L’école est le lieu où l’on apprend, par rapport à une socialisation purement spontanée et coutumière, les raisons qui nous lient à nos semblables ; d’où l’importance extrême de la morale, d’où l’importance extrême de l’instruction civique qui nous apprend en conscience les règles raisonnables à tout le moins, rationnelles s’il se peut, du cadre collectif dans lequel nous évoluons.
Or, au XXème siècle nous avons vécu une révolution qui a mis à mal cette idée du lien social : la révolution de l’État. Le XXème siècle est, en gros, le siècle où l’importance de l’État double.
Entre le début et la fin du siècle, il s’opère une transformation majeure de la vie sociale, fondée sur l’attribution aux appareils publics d’un rôle de fabrication de la cohésion collective dans toutes ses dimensions. Ce rôle ce repère à l’omniprésence de la réglementation, mais il consiste aussi dans l’aménagement d’infrastructures, dans un travail de prévision et de régulation.
Il est créateur d’un milieu qui est devenu notre élément naturel. Aucun d’entre nous aujourd’hui ne serait capable de vivre dans la société d’il y a cent vingt ans. Nous ne sommes pas équipés psychologiquement et même physiquement, dans une certaine mesure, pour ce faire. Nous ne saurions littéralement pas nous conduire, tant nous sommes fabriqués par cet appareil public qui n’est plus l’État de répression, de coercition, d’autorité auquel nous étions habitués mais un État d’infrastructure qui construit la cohésion collective par une intervention de tous les moments et dans le plus petit détail. Du même coup, fait majeur, tout ce qui faisait appel chez les individus à leur mobilisation volontaire dans la production du lien avec leurs pareils, notamment sous le signe de la règle morale, notamment sous le signe du respect de certaines règles civiques, s’affaiblit. Ce n’est plus aux individus qu’il est demandé de produire le lien social, et c’est là une véritable révolution anthropologique : aucune société dans l’histoire n’a jamais fonctionné de la sorte. Elle est la source de la liberté considérable gagnée par les individus par rapport à tout ce qui était règle obligatoire.
Seulement cette transformation a une contrepartie à laquelle là aussi on n’avait pas songé, mais qu’il faut assumer : une irresponsabilisation de ces individus dont la forme banale est l’incivilité, la déformalisation complète des rapports avec les autres dont chacun de nous peut constater qu’elle ne fait pas un mode idéal de coexistence. Mais cette déresponsabilisation va bien plus profond : elle s’accompagne d’une perte psychique, la perte du sentiment d’être en société et de devoir quelque chose à la société dont on est membre. Nous arrivons au moment où les effets de ce phénomène commencent à se sentir à plein. Sa prise en considération me semble une urgence civique absolue.
Le phénomène est très mal compris, il n’est pas élucidé dans ses racines, il donne lieu à des discours irresponsables et à des réactions pathologiques. Il suppose là encore un travail de la démocratie sur elle-même. Cette déresponsabilisation des individus devient intenable à un certain degré.
La seule incivilité, sans aller plus loin et sans prendre des faits plus graves, est insupportable et, plus grave, met en question l’existence même d’une société répondant aux normes démocratiques.
Il n’est pas écrit dans les constitutions démocratiques qu’il est nécessaire d’être poli envers ses voisins mais on voit bien que dans une société où tout le monde est impoli avec ses voisins, quelque chose de l’esprit de la démocratie est atteint.
Voilà un autre aspect du développement historique des démocraties qui oblige à reconsidérer leurs principes de base. Nous ne reviendrons pas sur une partie de ces transformations, mais cela ne veut pas dire que nous avons à nous accommoder purement et simplement de leur existence. Nous avons à les aménager, comme le reste.
En fait, nous retrouvons, chose étrange, les ressources et les nécessités d’un nouveau volontarisme parce que cet aménagement, il faut vraiment le vouloir.
Il s’agit de rétablir un équilibre, complexe et délicat, entre l’action délibérée des hommes et l’automaticité du lien social. Celle-ci est là, bien là, et fonctionne remarquablement bien dans nos sociétés. Nos sociétés ont une capacité de tout supporter qui m’émerveille chaque jour, mais elle ne suffit pas. L’idée, selon laquelle on peut entièrement laisser faire et que Dieu retrouvera les siens, est une idée folle.
C’est la folie du libéralisme contemporain, à mes yeux - je sais que beaucoup sont d’un autre avis. Il y une part d’automaticité du lien social, il y a une part d’action délibérée des individus, dont il faut trouver le point d’équilibre, ce qui n’est certes pas simple. Il s’ouvre devant nous une tâche historique entièrement nouvelle où l’éducation, l’instruction, la socialisation, toute la gamme retrouvent une nécessité d’un genre inédit. Encore faut-il en avoir conscience ! Or nous sommes dans un moment d’un immense malaise : nombreux sont ceux qui sentent qu’il y a quelque chose qui ne marche pas, mais en même temps la conscience du problème n’est pas du tout formée, il y a même une extraordinaire difficulté à l’appréhender.
J.-L. P. : Et c’est précisément au moment où on aurait le plus besoin d’éducation, d’instruction, bref de l’école que celle-ci voit sa légitimité être le plus mise en question !
M. G. : Il faut bien s’entendre sur ce qu’on entend par “la mise en question de la légitimité de l’école“. Personnellement, je n’emploierais pas cette expression.
D’une certaine manière l’école est plus que jamais légitime, la demande d’éducation est forte. Même les libéraux les plus délirants ne disent pas : “il n’y a qu’à supprimer ces écoles qui ne servent à rien“, au contraire il y a une intégration en profondeur de l’idée d’éducation. Ce qui est problématique, c’est l’administration de ces lumières scolaires. C’est autre chose. Je pense qu’il faut traiter la question comme une contradiction. Notre société est déchirée entre un très fort appel à l’éducation et un très fort refus des conditions qui permettent cette éducation. C’est une contradiction, ce qui veut dire que l’école vit très difficilement mais qu’en même temps elle est très fortement ancrée. La nuance, je crois, est capitale.
J.-L. P. : Cela rend le problème encore plus grave !
M. G. : Plus difficile.
J.-L. P. : Assurément, mais il est très clairement posé.
M. G. : C’est la même chose pour le fonctionnement social en général. Il y a une immense demande de civilité dont la demande de sécurité que nous avons évoquée est la traduction principale, mais non la seule, loin s’en faut, et, en même temps une sorte d’incompréhension profonde des raisons de la situation qui crée l’incivilité et l’insécurité.
Cela veut dire que nous sommes devant un nouveau combat des lumières au sens exact du terme : c’est-à-dire faire comprendre un problème qui est nouveau, qui est lié au développement de la démocratie et de la république mais qui suppose de redéfinir profondément leurs conditions de possibilité, ou et leurs modalités d’exercice.
C’est là où effectivement l’école est destinée à une mission essentielle. C’est pourquoi si je suis assez pessimiste à court terme sur les chances de rétablir un fonctionnement satisfaisant de l’institution, je suis assez optimiste dans le moyen terme sur la possibilité de redonner à l’école sa fonction centrale dans notre société politique.
J.-L. P. : Pouvez-vous nous en dire plus sur le débat public qui avait été évoqué ?
M. G. : Sur des sujets comme ceux-là, on n’est plus dans une affaire professionnelle entre spécialistes de l’éducation ou de la politique. Ce qui fait difficulté dans l’école n’est pas d’ordre technique, ce n’est pas une question de méthode. Il faut être informé de ces questions mais, plus profondément, on a affaire à des questions de principe qui ne peuvent être traitées qu’au niveau le plus élevé du débat public.
Elles engagent la forme même de nos sociétés et la manière dont on peut se représenter leur avenir. Mettre ces questions sur la place publique me semble la seule manière d’en sortir.
J.-L. P. : Oui, le fait de les poser est déjà une manière de maitriser ces questions.
M. G. : Non pas de les maîtriser, mais de poser les conditions pour les rendre maîtrisables. Parce que les maîtriser, en pratique, c’est encore autre chose…
J.-L. P. : Il faut les identifier.
M. G. : C’est de cela, en effet, dont nous souffrons d’abord : nous les identifions très mal.
J.-L. P. : À propos de ce que vous disiez des phénomènes d’incivilité ou d’insécurité : je crois qu’on les approche ordinairement comme des problèmes disons, de police, comme des problèmes isolés. Or ce qui est intéressant dans ce que vous avez dit c’est qu’ils s’intègrent parfaitement à ce qu’est devenue la société démocratique ou républicaine d’aujourd’hui dans nos pays. Ce qu’il faudrait savoir - ce n’est pas une objection, c’est une question -, c’est si ce que vous dîtes, qui semble évidemment s’appuyer sur ce qui se passe en France, est spécifique de la république. Ne voit-on pas des choses comparables, alors qu’elles n’ont pas la même histoire républicaine, dans ce qu’on appelle les démocraties européennes ?
M. G. : En effet. Ce que vous dites permet de préciser un point important. Ces phénomènes ne sont pas propres à la France, mais nous les ressentons plus fortement en France qu’ailleurs. Étant donné ce qu’a été l’histoire de France et la place de l’épisode républicain dans notre histoire, nous tombons de très haut.
J.-L. P. : Et un peu plus tard peut-être…
M. G. : Sans doute ! La surprise est grande, elle est plus grande qu’ailleurs et c’est ce qui fait que ces questions sont plus agitées qu’ailleurs aussi. Ces phénomènes se retrouvent dans toutes les sociétés industrielles, démocratiques, développées. Il y a, de ce point de vue, une parfaite homogénéité de fond entre toutes les sociétés européennes, mais de très grandes différences dans les chemins qui ont conduit à la démocratie, à l’industrie, à l’individualisation et, du coup, aussi de très grandes différences dans la perception de ces problèmes. Ils sont reçus comme dramatiques en France parce que l’effet de contraste est très grand. La France a été une sorte d’avant-garde en Europe. En 1880, la république est un identifiant fort puisqu’il y a sur le continent européen deux républiques : la grande, la France et la petite, la Suisse, ce sont les seules. Il y a la grande république américaine de l’autre côté de l’Atlantique. République veut dire aussi cette exception politique, le seul grand État, la seule grande puissance, qui soit une république. Cette exception n’en est plus une mais elle a suffisamment marqué les esprits pour que la grande évolution, d’après 45 - le décollage industriel, la modernisation économique, la convergence européenne - représente un véritable choc pour l’opinion française par ses résultats.
Cette transformation accélérée a rendu très sensible le passage de la république à la démocratie. La république ajoutait un plus et une particularité à la démocratie. Nous sommes désormais dans la démocratie de tout le monde et nous mesurons le chemin impressionnant que nous avons parcouru par rapport à la république des origines. C’est une chance, à mes yeux, parce que cela donne une capacité de recul par rapport au chemin parcouru et peut-être de mieux répondre aux défis qui nous sont lancés.
J.-L. P. : En somme l’idée de république peut faire fonction, à condition d’être bien comprise, bien articulée à la réalité, d’une sorte d’idée régulatrice.
M. G. : Toute la difficulté est de l’actualiser et de lui retirer l’aspect passéiste qui la disqualifie immédiatement : “oui, c’était très bien, mais les choses ne sont plus les mêmes“. On ne peut rien objecter à cela. Il faut dégager l’idée de République de ses incarnations historiques. C’est la condition pour lui redonner une portée opératoire. La démocratie de l’avenir devra incorporer une certaine dose de république pour être vraiment démocratique.
J.-L. P. : Là il me semble que c’est le mot de la fin.