Que nous soyons en crise ne nous change pas beaucoup, sauf peut-être par rapport aux années 1960 où nous avons pu avoir le sentiment d'être parvenus à une sorte d'équilibre conjuguant prospérité, liberté, droits individuels et autorité de l'État. La crise est d'une certaine façon coextensive à l'histoire des démocraties et peut-être même à l'histoire européenne en tant que telle. La difficulté que rencontre la démocratie est en effet liée à son essence même. Il y a toujours eu ambiguïté dans la définition de la démocratie libérale, peut-être même de la démocratie en tant que telle, comme en témoigne déjà Platon. La démocratie telle que nous la concevons se définit d'abord par la protection des droits individuels, qui incluent le droit de participer à la vie politique, mais aussi par le gouvernement de soi d'un corps politique constitué, en pratique le gouvernement de soi d'une nation. Le phénomène nouveau aujourd'hui tient au fait que la première partie de la définition est venue en quelque sorte résumer le tout de la vie démocratique. Quant à la seconde partie, le gouvernement de soi du corps politique, on ne sait trop qu'en faire dans la mesure où il suppose la subordination des droits individuels à un propos commun, à un projet commun, à une vie commune. Qu'est-ce que la démocratie pour nos contemporains? C'est la protection de plus en plus méticuleuse de droits individuels compris de façon de plus en plus extensive. L'emballement de cette démocratie des droits de l'homme devenue l'interprétation unique et exhaustive du contenu de la vie démocratique suspend aujourd'hui un point d'interrogation dévastateur sur la légitimité de nos communautés politiques de base. D'où le doute qui pèse sur la capacité représentative de nos gouvernements et plus encore sur la conscience de soi des citoyens. Aujourd'hui, dans une atmosphère plus pacifique que celle des années 1930, l'interrogation porte davantage sur le peuple lui-même. L'angoisse des Français vient moins du fait de se sentir mal représentés, même si ce thème est le leitmotiv de notre vie politique, que de !'incertitude sur ce qui les constitue comme peuple -un peuple dont on se demande s'il vaut encore la peine d'être préservé et continué.
Vous ne vous contentez pas de pointer du doigt le rôle néfaste de l'individualisme démocratique poussé à l'extrême en formulant une critique de la politique des droits de l'homme mais vous proposez une nouvelle analyse de la démocratie en révélant les contradictions internes non seulement au fonctionnement du régime lui-mê,me mais inhérentes à son essence même. les défauts de la démocratie sont-ils inhérents à sa nature ?
M.G. La difficulté spécifique des régimes démocratiques contemporains tient à leur composition même. Les éléments dont ils sont faits posent de redoutables problèmes de compatibilité. Ce sont ces éléments que j'ai essayé de mettre en lumière. Pour les dégager, il faut retracer le parcours moderne dans ce qu'il a d'original. Le processus que je propose d'appeler « sortie de la religion », pour échapper aux impasses de la « sécularisation », a engendré une redéfinition de la société moderne sous trois aspects fondamentaux: la politique, le droit et l'histoire. La modernité politique prend d'abord l'aspect de l'émergence des États-nations modernes, c'est-à-dire à la fois d'un type d'autorité inédit par son impersonnalité institutionnelle et l'étendue de ses prérogatives et d'un type de communauté non moins neuf, une communauté d'égaux. Deuxième étape, la modernité politique se traduit ensuite par une redéfinition du fondement de toute légitimité sur la base du droit des individus. Inutile d'épiloguer sur la force de rayonnement de cette formule des « droits de l'homme ». Dernière étape et dernier élément, enfin, de la modernité autonome, l'histoire, c'est-à-dire, pour en donner la définition la plus ramassée possible, le basculement de l'activité collective du passé vers l'avenir. Toutes les sociétés sont historiques, en effet, mais toutes ne sont pas orientées vers l'histoire, c'est-à-dire vers leur autocompréhension sous le signe du changement et vers leur autoconstitution concrète en relation du futur. Tout le problème des démocraties est d'articuler ensemble ces trois composantes qui tirent dans des directions différentes et qui dominent alternativement, Nous sommes ainsi actuellement sous un empire unilatéral du droit qui déséquilibre le mécanisme collectif. Les crises de la démocratie sont au plus profond des crises de la synthèse des éléments constitutifs de notre monde. Elles sont à proprement parler des crises de dissociation où des exigences, toutes légitimes, s'affirment dans la contradiction, donnant le sentiment d'un monde démembré face à des acteurs impuissants.
P.M. Notre démocratie fait apparaître des phénomènes qui semblent incompatibles et contradictoires. Les mêmes raisons qui font que nous ne supportons plus la loi, la loi morale au sens d'une règle des mœurs, dans aucun domaine de l'existence, expliquent en même temps qu'il n'y ait pas de société où les conduites soient plus régulées que dans la nôtre. Les institutions chargées de garantir nos droits, c'est-à-dire notre liberté, les institutions européennes spécialement, sont celles-là mêmes qui nous infligent des règles de plus en plus méticuleuses et contraignantes. Certains auteurs du XIXesiècle, peu amis de la démocratie, avaient déjà noté ce paradoxe. Si les années 1960-1970 ont été celles d'une levée des contraintes, nous sommes confrontés aujourd'hui à une hantise de plus en plus maniaque de la règle. Si on considère le mouvement historique, je partage pour l'essentiel l'analyse de Marcel Gauchet mais je formulerais l'idée d'une autre façon. La découverte qui fonde notre régime, libéral d'abord, démocratique ensuite, c'est qu'on gouverne mieux les hommes en les laissant libres. Les Anglais ont été les premiers à comprendre que la liberté politique, loin d'être un facteur de désordre ou de conduire à la ruine du corps politique, favorisait au contraire un accroissement de sa vitalité et de sa puissance. L'un des phénomènes fondamentaux de l'histoire européenne et universelle -car il faut inclure les États-Unis -, est que la liberté est productrice de puissance. Les nations qui ont pris la tête du mouvement du monde sont celles-là mêmes qui se sont organisées pour laisser libres leurs sociétaires dans tous les domaines, économique, religieux, politique, où ils ignoraient la liberté jusque-là. C'est cet aspect de la révolution libérale qui demeure un élément central de l'expérience contemporaine et de ce qu'on appelle la mondialisation. Mais ce mouvement ne s'est jamais suffi à lui-même. L'horizon sur lequel il s'est accompli a toujours été celui d'une communauté lui fournissant son équilibre dans une harmonie collective. En France, c'est ce que nous appelons la république. À cet égard, les États-Unis sont le pays où le mouvement s'est affirmé de la façon la plus ample, tout en s'appuyant le plus fortement sur la vision d'une communauté idéale. Un des facteurs de la crise morale actuelle tient au fait que cette communauté s'est tellement estompée. L'équilibre relatif de notre vie politique dans les trente dernières années était bâti sur la perspective d'un passage de témoin de la nation à l'Europe, qui donnait sens et contenu à notre avenir. L'un des facteurs majeurs de la crise est que nous ne croyons plus dans ce processus. La crise de l'Europe réside en ceci que les deux éléments de notre vie politique, la nation et l'association des pays européens, ne dessinent plus une succession significative et une solution au problème historique. Désormais, la nation et l'Union Européenne se juxtaposent et se mêlent dans une confusion d'où l'espérance s'est retirée.
Une même ambition anime vos deux projets: la volonté de fonder une anthropologie historique sur la base d'une histoire politique de l’humanité. Qu'est-ce qui vous a conduit à déplacer vers le politique la question philosophique par excellence, celle de l'essence de l'homme?
M.G. Ce dont nous avons besoin, c'est de reconstruire de « grands récits ». Les anciens sont morts, ce n'est pas douteux, mais cela veut dire qu'il faut en élaborer de nouveaux, en tirant les leçons de l'échec des précédents. Le style prophétique n'est plus de saison, tant mieux, l'époque de la modélisation critique commence. La philosophie ne me semble pas la plus mal armée pour cette tâche, à la jonction de la recherche d'une intelligibilité globale et de l'exigence de rigueur conceptuelle, auxquelles j'ajouterai la prise au sérieux de la pensée du passé. Au premier rang de ce que nous avons appris, depuis un bon siècle et demi que ces défunts grands récits ont été inventés, il y a la reconsidération de la place du politique dans le fonctionnement des sociétés. Nous sortons d'un modèle marxiste où le politique était ravalé au rang d'accessoire événementiel. En réalité, le point de vue du politique est celui qui permet d'accéder au niveau à la fois le plus profond et le plus englobant de l'organisation des sociétés. Il est celui qui permet de saisir leur déploiement dans le temps. Il ne s'entend que dans le mouvement. D'où la nécessité de se situer dans la longue durée. Le génie de la démocratie vient de loin, il travaille très lentement, il faut aller chercher le secret de ses évolutions très en amont.
L'autre leçon essentielle que nous avons à tirer des mésaventures théoriques du passé, me semble-t-il, c'est la nécessaire prise en compte de la conscience que les acteurs ont de leur situation. Les pensées du soupçon nous avaient appris â la disqualifier. Il s'agit non seulement de la réhabiliter, mais d'apprendre à la déchiffrer et à l'utiliser. Elle nous offre, quand nous savons l'employer, des clés incomparables pour entrer dans l'intelligence de l'histoire se faisant. De ce point de vue, l'histoire intellectuelle est une part aussi essentielle que négligée de l'histoire générale. Elle est à réinventer, en sortant des préjugés des uns et des autres -les historiens se méfient des « sources imprimées » et les philosophes dédaignent « l'histoire des idées ». J'essaie de tenir ces différentes exigences ensemble, de manière à construire une lecture de l'histoire, lointaine et proche, capable d'introduire un peu de clarté dans la confusion du présent.
P.M. J'aurais de la peine à préciser dans quelle discipline s'inscrit ma démarche même si la philosophie politique est la plus à même d'éclairer le genre d'enquête que j'essaie de conduire. La philosophie, plus que la discipline que je pratiquerais, est d'abord pour moi un instrument pour s'orienter dans le monde. Depuis le début, mon parcours est mû par le sentiment très vif du caractère central de la politique et de la religion dans la vie humaine. Celles-ci recouvrent les deux questions les plus synthétiques qui se posent à nous: Comment mettons-nous en ordre le monde commun? Quel rapport avons-nous avec le Tout? Les deux questions étant très proches l'une de l'autre, voire inséparables, même si notre régime politique est fondé sur leur séparation. Dans un cas comme dans l'autre, il est question de gouvernement, gouvernement des hommes par eux-mêmes, gouvernement des hommes parles dieux. L'une comme l'autre forment donc ce que j'appelle des « communions». Dans l'ordre politique comme dans l'ordre religieux, les hommes actualisent leur humanité en produisant de la chose commune, qu'il s'agisse des corps politiques ou des associations religieuses, des Églises. Je suis parti de l'intuition que là étaient les grands enjeux de la vie humaine. Or, il existe deux grands instruments d'analyse de la vie humaine: la philosophie grecque d'une part et la philosophie politique moderne, celle qui se déploie de Hobbes ou Machiavel jusqu'à Kant et Hegel d'autre part. Ce sont les deux instruments dont j'ai essayé de jouer dans mon exploration. Il existe par ailleurs quelques grands types de l'association humaine: la cité, l'empire, l'Église. Nous comprendre nous-mêmes, c'est pour une large part comprendre ces formes politiques dans leur structure et dans leur succession. L'une des démarches pour moi les plus éclairantes consiste à suivre notre histoire comme celle d'une succession de formes politiques qui, à partir d'une certaine date, incluent une forme religieuse qui se détache et se déploie de façon tout à fait singulière, à savoir l'Église chrétienne. À une époque, j'ai eu tendance à être, si j'ose dire, exagérément tocquevillien, c'est-à-dire à voir l'histoire de l'Occident comme une histoire de la démocratie. J'aurais aujourd'hui une vue moins englobante du processus démocratique car l'histoire n'est pas terminée. La démocratie nationale, comme la Cité grecque en son temps, trouve aujourd'hui ses limites sans que la forme politique capable de lui succéder ait été découverte. D'une certaine façon, nous sommes toujours, comme au XIVe ou peut-être au IVe siècle, devant une crise qui porte sur les éléments constitutifs du monde humain. Je ne crois pas que ce processus qu'on appelle « sécularisation» nous. donne l'axe en fonction duquel penser l'ensemble du développement occidental car cela supposerait que nous ayons trouvé la solution du problème théologico-politique. Aujourd'hui, comme au XIVe ou au IVe siècle, nous sommes face à la nécessité de constituer des groupes, des associations humaines et de trouver le sens de la vie commune dans l'actualisation de ces corps politiques et religieux. Je suis frappé du fait que depuis la fondation de l'État d'Israël, pour prendre un repère, les facteurs religieux contribuent visiblement à nouveau à déterminer la configuration du monde actuel, et cela de façon inattendue si l'on interprète l'histoire occidentale comme un vaste mouvement de sécularisation. Qu'elle s'exprime sous une forme sommaire ou raffinée, la thèse de la sécularisation est une hypothèse qui est de moins en moins plausible puisque la « cité séculière », dont les avatars successifs, du «socialisme réel» à 1'« Europe unie », nous attirent comme autant de mirages décevants, fuit toujours plus loin de nous.
M.G. Nous divergeons sur ce dernier point. Le travail de la sortie de la religion est toujours et plus que jamais à l’œuvre, à mon sens. C'est précisément lui qui réactive, en s'élargissant à l'échelle planétaire, des traditions qui se sentent agressées. Cela dit, une philosophie de l'histoire qui prétend connaître le dernier mot de l'histoire me semble fausse par principe. Que l'histoire des derniers siècles se caractérise dans son axe central par la sortie de la religion ne signifie pas que nous ayons ici le visage ultime du monde humain, ni que nous soyons destinés à poursuivre indéfiniment dans cette ligne. De cela, nous ne savons rien. Empiriquement, cela nous ramène au problème de la mondialisation. La particularité de la civilisation née en Europe il y a quelques siècles est qu'elle s'exporte en tant que civilisation et pas seulement comme mode de pensée. À ceci près que l'appropriation de la modernité occidentale par d'autres aires de culture, d'autres univers religieux, d'autres manières de vivre en société a pour effet de la changer en profondeur. Elle devient, à une vitesse fulgurante, autre chose que ce que nous connaissions. Ces versions nouvelles, dont la civilisation née en Europe est en train de faire l'objet, obligent, dès aujourd'hui, à la plus grande prudence sur les résultats de ce phénomène de transformation par dilatation.