Nos sociétés fonctionnent à l’aveugle

Parenthèse, France inter 15/12/2007
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Laurence Luret : Bonjour Marcel Gauchet.

Marcel Gauchet : Bonjour.

Vous êtes philosophe, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) mais aussi rédacteur en chef de la revue Le Débat. Voilà trente ans maintenant que vous explorez le mystère qu’est la démocratie. Alors vous écrivez : « La démocratie n’a jamais été aussi solidement installée et pourtant elle n’a jamais paru aussi menacée par le vide et l’impuissance. » J’ai envie de vous dire malgré les réformes, malgré l’agitation sur la scène politique ?

Mais l’agitation n’est pas incompatible avec l’impuissance. C’est ce que nous vérifions tous les jours. En effet, je ne parle pas de l’apathie démocratique. Je crois que ce serait une très mauvaise description. Je parle au contraire d’une agitation dans tous les sens mais dont tout le problème est qu’on ne sait pas où elle nous mène et que personne n’a les moyens de la maîtriser. C’est une drôle de démocratie.

Mais vous parlez quand même de vide. Malgré les réformes ?

Non, entendons-nous sur les mots. Le vide dont il s’agit n’est pas le fait de « on ne sait pas de quoi parler ». Les sujets de mécontentement, de contestation et de réclamation ne manquent pas. Le vide c’est celui de la manière d’aller quelque part en connaissance de cause. Nous sommes dans un règne de l’intérêt particulier légitime. Tout le monde cherche à se faire entendre et à juste titre mais au milieu de tout cela rien comme un projet collectif ne se dessine et rien comme une espèce de pouvoir ensemble, qui est l’aspiration de la démocratie, ne prend corps. C’est là le vide.

Quelle est la singularité de cette crise de la démocratie que nous vivons actuellement ?

Sa grande particularité c’est d’être une crise de succès. Ça existe aussi. On sait bien que des gens qui ont réussi tout d’un coup dévissent, comme on dit, parce qu’ils ont atteint leurs objectifs et se retrouvent dans un sentiment de vide existentiel. Il y a beaucoup de ça dans la situation morale de nos démocraties. Elles ont connu une première grande crise qui a culminé dans les années 1930 avec les contestations radicales à l’extrême droite et à l’extrême gauche – les contestations révolutionnaires de la démocratie. Nous sommes sortis de cette phase historique mais en même temps cette nouvelle phase historique se traduit par le sentiment que nous n’avons plus d’avenir commun que nous pourrions nous représenter. Nous n’avons aucun pouvoir sur notre avenir.

Mais Marcel Gauchet, dans les années soixante-dix on avait l’impression d’avoir trouvé l’équilibre parfait. Aujourd’hui, on a le sentiment de frustration, de dépossession, que tout s’effiloche comme ça. Pourquoi avons-nous perdu cet équilibre ?

Par une série de facteurs compliqués. La ligne de force principale c’est évidemment la globalisation économique qui s’est insinuée à partir de ce moment-là et qui a remis en question le pouvoir de décision collectif à l’intérieur de chaque État ou de chaque nation. Mais je crois qu’il ne faut pas se contenter d’une explication par l’économie, si importante qu’elle soit. Il y a quelque chose qui touche la manière même dont nous concevons le fonctionnement de nos régimes et qui tient, au fond, à une conquête, que nous avons tous fait, d’une immense liberté individuelle, de droits pour chacun des individus qui composent nos sociétés. C’est un progrès admirable mais nous n’en avons pas l’usage et c’est bien cela qui, au plus profond d’ailleurs, nous voue au règne de l’économie. Je crois que nous pouvons le montrer. En tout cas, ce qu’on aperçoit sans peine c’est comment, au milieu du droit de tous, pour finir, il n’y a plus de pouvoir pour personne.