L’avènement de la démocratie est-il un prolongement du Désenchantement du monde ?
Marcel Gauchet : L’avènement de la démocratie est ce qui succède au Désenchantement du monde. Dans Le Désenchantement du monde j’ai essayé de proposer un modèle général de l’histoire humaine - pour parler ambitieusement - donnant sens à la trajectoire occidentale dans ce qu’elle a de particulier. L’avènement de la démocratie prend le problème par l’autre bout en essayant de comprendre le mécanisme qui a engendré l’univers démocratique au milieu duquel nous vivons en fonction de la sortie de la religion dont j’avais mis le principe en évidence dans l’ouvrage précédent.
A quoi correspond le découpage en quatre volumes ?
L’avènement de la démocratie est centré pour l’essentiel sur une histoire du vingtième siècle dont je propose une périodisation. Le premier volume ne fait pas partie, à proprement parler, de l’entreprise au sens strict : une histoire philosophique de la démocratie au vingtième siècle. Il représente un prologue qui me permet de mettre en perspective ce qui nous est arrivé au vingtième siècle en repartant de ce que classiquement on considère comme le début des Temps modernes, la Renaissance, disons 1500 pour prendre une date ronde. Donc, j’essaye de dégager les composantes de la « révolution moderne ». De quels éléments est fait le monde désenchanté ?
Le deuxième volume, lui, entre dans le vif du sujet – l’histoire du vingtième siècle – en proposant un regard un peu décalé par rapport à l’habitude. Les historiens insistent maintenant depuis peu tellement sur la coupure de 1914, pour parler d’un « court vingtième siècle », qu’ils négligent un peu, à mon sens, le caractère matriciel de ce qui s’est joué avant dans la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècle. C’est le volume qui s’intitule La crise du libéralisme qui me semble être la matrice de tout ce qui s’est passé au vingtième siècle.
Le troisième volume envisagera la période 1914-1974 c’est-à-dire ce moment paroxystique du vingtième siècle qui a vu d’un côté la guerre, les totalitarismes des années trente mais aussi ce miracle dans l’histoire des démocraties qu’est l’après-1945. Les Trente Glorieuses, qui courent jusqu’en 1974, ont vu la consolidation définitive de ce régime dont on avait pu croire un moment qu’il était voué à la destruction face aux dictatures d’extrême droite ou d’extrême gauche.
Le quatrième volume, qui s’appellera Le Nouveau monde, est consacré à la grande bifurcation de l’histoire qui s’est jouée depuis ce qu’on appelle la crise dont la date de 1974 permet un repérage conventionnel mais commode. Qu’est-ce que c’est que cet univers qui voit le retour d’un néolibéralisme à l’intérieur de la mondialisation ? Comment comprendre cet épisode à l’intérieur d’une histoire de la démocratie ?
Peut-on vraiment parler de « LA » démocratie sur une longue période?
Oui, on peut parler de « LA » démocratie. Tout l’effort de ces livres est pour montrer et justifier ce terme comme le terme englobant qui permet de comprendre l’ensemble des manifestations de la modernité sortie de la religion. C’est dans ce sens là qu’il faut comprendre la démocratie et pas simplement comme un mécanisme institutionnel ou tout simplement le suffrage universel. C’est la démocratie comme la notion englobante qui permet de comprendre la modernité à partir du politique.
Comment envisagez-vous l’évolution de la démocratie ?
La démocratie a connu une première grande crise qui, précisément, commence au moment où elle s’installe comme démocratie de masse à la fin du dix-neuvième siècle. L’histoire du vingtième siècle a été, pour l’essentiel, le parcours de cette crise et son dépassement. Je crois que nous sommes entrés depuis ce milieu des années soixante-dix, qui représente vraiment une inflexion très forte dans l’histoire de la démocratie, dans un deuxième grand cycle de crise de la démocratie. Précisément, tout le sens de mon entreprise est pour essayer de comprendre cette seconde crise de la démocratie à la lumière de ce que nous savons de certain sur la première. Je ne veux pas du tout dire que nous sommes engagés dans la répétition de la même crise. Justement, la seconde crise est complètement différente de la première. Mais du moins, cette première crise nous donne les éléments de compréhension des mécanismes fondamentaux de formation de la démocratie qui ont pu précipiter cette seconde crise et par-là même nous donner une petite idée de ce que pourrait être à la fois le temps, les voies, les moyens d’un dépassement de cette crise dans laquelle nous ne sommes encore qu’en train de nous enfoncer.