Avec ses outils de philosophe, Marcel Gauchet décrypte dans une grande synthèse la marche de l’Occident vers la démocratie.
L’ambition de Marcel Gauchet en impose : ramasser en quatre volumes, dont les deux premiers viennent de paraître, la généalogie de la démocratie depuis les premiers ébranlements en Europe de l’ordre ancien structuré par la religion.
La thèse est qu’on ne peut rien comprendre à notre époque et à ses crises si l’on ne part pas de la « révolution moderne » qui a entamé ce qu’il appelle la « sortie de la religion » et le passage d’une société hétéronome à une société autonome. A la fin du Moyen Age, la société occidentale est hétéronome, c’est-à-dire unifiée par des croyances communes et un pouvoir médiateur entre elle et Dieu. Une société hiérarchique qui rencontre sa raison d’être dans la tradition : le passé commande les hommes. Or cette structuration religieuse est remise en cause progressivement par les épisodes successifs de la révolution moderne : la Réforme, le surgissement de l’État (l’État de droit divin lui-même, démontre l’auteur, est un moment de l’émancipation par rapport au Ciel), la révolution anglaise, la Révolution française...
Un compromis est trouvé au XIXe siècle entre la tradition et la modernité, un compromis qui caractérise le moment libéral-bourgeois autour de 1860. Ce temps du libéralisme connaît son âge d’or vers 1900. Mais sa crise est déjà entamée, c’est l’objet du deuxième tome de cet ouvrage qui en inventorie les multiples aspects, et en décèle les premiers symptômes dans l’œuvre de Nietzsche.
« En pratique, la liberté dissocie, divise, sépare, oppose. Elle délie et disperse les individus ; elle démultiplie les travaux et les rend étrangers les uns aux autres. Pis, elle désolidarise les classes et les jette les unes contre les autres... » La foi dans la Science, le Peuple et le Progrès est sapée. L’entrée brutale des masses dans l’histoire ébranle le régime parlementaire, incapable de les représenter. Le développement de l’industrie et du capitalisme encourage un mouvement ouvrier dans la quête révolutionnaire. Le vieux monde rural est remis en question, et l’« américanisme » conquérant coupe la société de son propre passé. L’ordre libéral est menacé à ses deux extrêmes : par les courants réactionnaires qui entonnent le refrain de la décadence et ressuscitent la nostalgie du passé entée désormais sur la nation, et, à l’autre bout, par la promesse révolutionnaire.
L’édifice libéral n’a pas encore sombré ; il a dorénavant pour cadre l’État-nation qui a remplacé l’ancienne unité enracinée dans la croyance, mais il est débordé. La précarité de ce monde « à tant d’égards triomphant » est manifeste. Peut-être aurait-il pu connaître une maturation tranquille, mais le cataclysme de la guerre le lui interdira.
Cet ouvrage n’est pas d’un historien mais d’un philosophe politique. Les scansions du temps sont moins celles des événements ou des hommes politiques que des oeuvres philosophiques, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Hegel, Marx, ou Nietzsche... C’est aussi pour cela qu’il peut éclairer en profondeur notre mystérieux mal du siècle par une investigation pénétrante de la longue durée, et ouvrir des perspectives renouvelées en faisant bouger les chronologies habituelles. Une lecture qui demande un effort d’attention soutenue, mais, au bout du compte, une vraie récompense.
L'Histoire, n°328, février 2008