Dans une histoire philosophique dont les deux premiers volumes viennent de paraître, Marcel Gauchet analyse l'avènement de la démocratie. Pour La Croix, il commente la nouvelle légitimité des religions.
Vous venez de faire paraître les deux premiers tomes d'une vaste généalogie de la démocratie. L'histoire est-elle devenue le seul moyen de comprendre où nous en sommes?
Marcel Gauchet : Mon projet est, pour une part, polémique. Il s'inscrit tout droit en faux contre ce qui me semble être l'illusion de notre société : croire que le présent se suffirait à lui-même, comme si l'accomplissement de la démocratie dans son visage actuel fournissait une sorte de clé universelle. Cette grande illusion présentiste nous égare complètement, car il n'y a pas d'éternité démocratique. Il fallait donc reconstituer le mouvement de la démocratie et essayer de saisir, au travers de ce parcours historique, ce qui est l'énigme et la grande angoisse du devenir des sociétés européennes.
Vous arrivez à la conclusion que la démocratie est un « régime mixte » qui unit trois dimensions : le politique, le juridique et l'historique. Comment êtes-vous arrivé à cette triade ?
Je voulais parvenir à formuler un concept plus satisfaisant de la démocratie. Je suis arrivé à la définition suivante : la démocratie est la mise en forme politique de l'autonomie. Derrière cela, il y a l'idée que la démocratie est un phénomène global, une manière d'être de l'humanité qui va bien au-delà d'un système de règles institutionnelles. Cette matérialisation de l'autonomie a mis cinq siècles à se mettre en place. Elle a emprunté trois vecteurs successifs : le politique, le droit, l'histoire. Le politique, avec l'émergence d'un nouveau type de pouvoir qui émane « d'en bas ». Le juridique avec l'invention d'un nouveau type de lien entre les individus sous la forme des droits de l'homme. L'histoire, avec le renversement de l'organisation temporelle de nos sociétés, qui, autrefois orientées vers le passé, se projettent désormais dans l'avenir. L'histoire de la modernité est l'histoire du déploiement successif et de la conjugaison progressive de ces trois vecteurs de l'autonomie. Elle montre le caractère extraordinairement général de la transformation née du « désenchantement du monde », de la sortie de la religion.
Vous parlez d'une « crise de croissance » de la démocratie pour qualifier notre situation présente. Quels en sont les symptômes ?
Je suis convaincu, à tort ou à raison, que nous avons connu dans les années 1970 une inflexion majeure du cours de l'histoire occidentale qui, littéralement, nous fait entrer dans un nouveau monde. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés démocratiques libérales ont trouvé la recette d'une nouvelle forme d'unité des communautés humaines : une unité dans la liberté, à l'inverse des totalitarismes. À l'intérieur de ce cadre structuré, organisé, sécurisé, la liberté va connaître, à partir des années 1970, un essor sans précédent. La réussite politique des démocraties crée les conditions à la fois de l'extension des libertés individuelles, de l'émancipation des sociétés civiles et d'un fonctionnement automatique de l'économie sans équivalent depuis l'émergence du capitalisme industriel. Mais en parallèle, la démocratie connaît un trouble d'identité sérieux, car nous sommes dans un monde qui, par son fonctionnement même, exclut la possibilité de se gouverner. C'est le grand désarroi de nos démocraties : nous sommes devenus incomparablement libres, mais nous n'avons pas d'usage de cette liberté. Pour répondre à cette crise, l'articulation synthétique entre le politique, le juridique et l'historique est à refaire.
Cette période se caractérise aussi comme une étape supplémentaire, peut-être ultime dites-vous, dans la sortie de la religion...
Cette période achève de dissoudre tout ce qui fonctionnait comme des restes de la structuration religieuse, les restes de tradition, de hiérarchie, aussi bien dans les partis politiques que dans la vie familiale... Du point de vue religieux, elle se marque par la disparition de la civilisation paroissiale et du christianisme sociologique, un christianisme peu habité par la foi, mais qui était puissamment organisateur de la vie collective.
Mais nous sommes autant dans un moment d'invention religieuse que de sortie de la religion. Ce que l'on voit naître, c'est un nouveau christianisme basé sur la foi des individus. C'est un christianisme du « nouveau monde » qui n'est plus un christianisme sociologique, mais qui repose sur l'adhésion personnelle. Ce n'est plus le christianisme qui organise la société, ce sont les chrétiens qui s'organisent en société, par adhésion volontaire. Cela change tout !
Dans ce nouvel âge de la démocratie, le christianisme peut-il conserver un rôle politique?
Nous sommes encore dans un moment de transition, spécialement en France où le catholicisme a revendiqué très longtemps une sorte de position privilégiée dans la définition de l'ordre collectif. Mais à partir du moment où les chrétiens sont « dans la démocratie », où ils n'ont plus la prétention de détenir le dernier mot sur l'ordre de la vie collective, une carrière considérable leur est ouverte dans la manifestation des valeurs et des options qui leur paraissent bonnes pour la vie dans la cité. Non seulement la religion n'est pas vouée à disparaître en tant que croyance, système de pensée, ordre de sens, mais elle trouve dans ce paysage une légitimité considérable, y compris aux yeux de ceux qui ne croient pas ! C'est une chose dont l'institution n'a pas encore pris la mesure. Son réflexe, devant la débandade des troupes et la désorganisation d'une civilisation millénaire, c'est le repli identitaire. Ce souci de garder le contrôle des troupes est compréhensible, mais il repose sur une erreur de diagnostic.
Selon quelle forme peut se faire cette participation politique ?
L'articulation des chrétiens au politique bute sur une grande difficulté. Pour la dépasser, les chrétiens ont à faire un choix crucial. S'ils s'en tiennent à un témoignage au nom de valeurs supérieures - qu'ils partagent d'ailleurs avec beaucoup d'autres qui ne sont pas chrétiens -, leur voix risque de se dissoudre dans un discours bien-pensant, sympathique, mais sans aucune spécificité. Le véritable enjeu, c'est l'invention d'un civisme chrétien, qui n'a jamais vraiment existé dans le catholicisme en Occident. Il est trop facile de se réclamer des valeurs, en disant aux gouvernants : « Débrouillez-vous, nous, on se contente de protester ! » Pour la première fois véritablement, les chrétiens se trouvent dans la position d'exercer la responsabilité politique. La réforme de l'entendement qui leur est demandée est considérable, mais elle leur assure d'une place tout à fait éminente dans la démocratie, et d'alliés très inattendus.
En raison de son rapport à l'histoire et à la personne humaine, le christianisme n'est-il pas particulièrement apte à vivre dans ce nouvel âge de la démocratie ?
Je souscris entièrement à cette proposition, non comme théologien mais comme historien. Je crois qu'il y a bien une affinité particulière du christianisme et du processus que nous sommes en train de vivre. Les accointances du christianisme avec le monde moderne me semblent devenir de plus en plus évidentes.
Propos recueillis par Élodie Maurot.