Vous semblez partager le constat de Žižek d’une crise de la démocratie en général et de ses fondements juridiques en particulier : les droits de l’homme.
Marcel Gauchet : Oui, il y a une crise de la démocratie, une crise profonde. Mais, contrairement à Slavoj Žižek, je ne parlerais pas d’une crise des fondements de la démocratie que sont les droits de l’homme. Tout au contraire, ceux-ci se portent si bien qu’ils sont en train de mettre en péril ce dont ils sont supposés être le socle. C’est la poussée ininterrompue et généralisée des droits individuels qui déstabilisent l’édifice. La crise actuelle a ceci d’extraordinaire qu’elle résulte d’une prise de pouvoir par les fondements : à être invoqués sans cesse, les droits de l’homme finissent par paralyser la démocratie. Si la démocratie peut être définie comme le pouvoir d’une collectivité de se gouverner elle-même, la sacralisation des libertés des membres de la dite collectivité a pour effet de vider ce pouvoir de sa substance.
Est-ce une crise sans précédent?
On peut la comparer à la crise que connurent les démocraties parlementaires européennes au début du XXe siècle et qui ne s’est vraiment résorbée qu’avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux crises ont en commun une affirmation forte des principes démocratiques. C’est pourquoi je parle de "crise de croissance". Mais, en 1900, l’ordre du jour, c’est l’entrée des masses en politique, la question sociale, la revendication de tirer toutes les conséquences du suffrage universel. Dans les années 2000, à l’opposé, le problème, c’est le triomphe des droits individuels et l’éclipse des collectifs, qu’il s’agisse des masses, des classes ou des nations.
On a l’impression que, pour vous, la démocratie est l’horizon indépassable de l’humanité.
La démocratie n’est peut-être pas l’horizon indépassable de l’humanité - ce serait bien présomptueux de le dire - mais elle est certainement celui de la séquence historique à laquelle nous appartenons. Le travail démocratique à l’œuvre dans nos sociétés vient de très loin, s’inscrit dans un processus extrêmement puissant, engagé depuis au moins cinq siècles. La sortie de la religion, qui constitue le cœur de cette révolution moderne, se poursuit. Je ne vois pas ce qui serait en train d’ introduire une direction nouvelle. Je dirais même que les choses se sont clarifiées. Il y a quarante ans - en Mai 68 - on pouvait raisonnablement se demander si l’horizon du monde était le socialisme (démocratique ou non) ou la démocratie (sociale ou non). La marche des événements nous a apporté la réponse : c’est la démocratie. Aujourd’hui, l’enjeu est d’inscrire le socialisme (j’emploie le terme «socialisme» dans son sens philosophique) dans la démocratie, non l’inverse.
Certains voient dans la réhabilitation de la violence révolutionnaire par Žižek ou dans le succès d’Alain Badiou qui défend «l’hypothèse communiste» une menace pour la démocratie. Est-ce votre analyse ?
Je ne vis pas dans la peur, car, outre que l’âge des totalitarismes me semble derrière nous, ces propositions m’apparaissent surtout comme tragiquement irréelles. Elles témoignent de la décomposition de l’intelligence politique de la gauche extrême. Celle-ci semble n’avoir plus à se mettre sous la dent que des postures simplistes et narcissiques de radicalité qui ne coûtent pas cher puisqu’elles sont dans le vide. Je suppose que, psychologiquement, elles font du bien à ceux qui s’y rallient, mais, politiquement, elles ne pèsent rien, ne dérangent personne et surtout pas le pouvoir auquel elles sont supposées lancer un défi. On pourrait même dire qu’une part de ce succès tient à ce qu’il s’inscrit parfaitement dans la stratégie de communication de Sarkozy : ouverture à gauche pour couper l’herbe sous le pied au PS vers le centre gauche ; et promotion de l’extrême gauche, avec Besancenot tous les soirs à la télévision. Le but étant de pouvoir dire : «entre l’extrême gauche et nous, il n’y a rien.»
Néanmoins, le débat sur la démocratie est bel et bien ouvert.
Tant mieux ! On peut facilement s’entendre sur le constat de départ : la crise de la démocratie est une crise d’impuissance. A cela, l’analyse de Žižek est classique : c’est la faute au capitalisme. Mon explication est différente. Le règne du néolibéralisme n’est pas la cause, mais l’effet d’une transformation plus profonde dont l’explosion des droits individuels est la manifestation centrale. Le modèle du marché doit son poids croissant à la déliaison généralisée des acteurs. C’est bien pourquoi il envahit aussi la politique. Le problème, dans ces conditions, n’est pas d’abolir le capitalisme (comment ?), il est de trouver des prises sur la société telle qu’elle est dans son ensemble, au-delà de l’économie. Prenez l’Education nationale : ce n’est pas la mondialisation qui est responsable de ses difficultés. Leur solution est à notre portée, dans le cadre national. Encore faut-il se donner la peine de l’analyser.
Les démocraties sont nées de révolutions. Pourquoi ne pourrait-on pas parler de révolution aujourd’hui ?
Quel en serait l’agent politique ? Entre la bourgeoisie et la noblesse, l’affrontement était clair. Entre les prolétaires et les capitalistes aussi. Aujourd’hui, l’idée de révolution est une pétition de principe qui n’a pas l’ombre d’un ancrage social. J’ai beaucoup lu Marx et je le lis encore - et je l’enseigne. Ce qu’il m’a appris, c’est qu’une «hypothèse», pour reprendre le mot d’Alain Badiou, n’a d’intérêt que si elle a les moyens de sa réalisation. Brandir le mot de communisme comme une espèce de surmoi sans base, c’est faire du bruit avec la bouche pour impressionner les gogos.
Propos recueillis par Éric Aeschimann.