S'il n'est pas connu du grand public, Marcel Gauchet - père de l'expression « fracture sociale» - est au cœur de la réflexion sur le XXe siècle et le fait démocratique, qui nous concerne tous. Dans un brillant essai (1), l'historien et philosophe, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue « Le Débat », étudie la longue marche, les avancées mais aussi les paralysies et le mal-être de la démocratie moderne. Un regard nouveau sur un phénomène de perte de confiance né dans les années 70 et un constat plutôt pessimiste sur les contradictions d'un système où la place du politique est essentielle, qui a tous les atouts à l'heure de la mondialisation mais semble jouer contre lui-même.
Vous évoquez une crise de la démocratie moderne. On pensait, au temps des « Trente Glorieuses », qu'elle était l'équilibre idéal pour nos sociétés et vous dites qu'elle est minée de l'intérieur. Que lui arrive-t-il ?
Marcel Gauchet : La démocratie vit une crise de croissance paradoxale. Ce n'est ni sa fin ni sa décomposition mais elle est en difficulté alors qu'on assiste à un phénomène inimaginable il y a vingt-cinq ans : l'émergence de la « planète démocratique ». Quelles que soient ses problèmes d'application, ce principe gagne du terrain partout dans le monde. Mais « la démocratie contre elle-même » dont je parle est le coeur du phénomène. Elle se perfectionne sans cesse, rien ne lui résiste mais elle est comme frappée d'anémie. Elle se consume de l'intérieur.
Quand débute cette crise ?
Il y en a eu deux. 1900, premier triomphe en Europe de l'idée démocratique avec le suffrage universel mais d'immenses difficultés. L'apocalypse des totalitarismes, dans les années 30, cache l'extraordinaire réussite des années 1945-1975, qu'on réduit un peu vite à un miracle économique alors qu'il est, aussi, politique. C'est la stabilisation des démocraties. La deuxième, autour de 1975, année de la Conférence d'Helsinki sur la notion de droits de l'homme, survient alors que le principe démocratique progresse dans la société française.
Vingt ans après votre essai sur « Le désenchantement du monde », votre examen semble bien pessimiste. La démocratie est-elle un grand corps malade ?
Je ne vois pas de solution à court terme. Le mal, c'est notre individualisme ! Ce privilège des libertés qui nous fait oublier le passé. Il n'y a plus de socle. Les jeunes se sentent menacés par le vide, l'insignifiance. La société produit des êtres en profond malaise qui ne savent pas qui ils sont. Cette question de l'identité est centrale et le mauvais état de notre système d'enseignement est une expression de ce trouble moral. Le passé n'ayant plus ni valeur ni autorité, compromet la transmission même du savoir : « Pourquoi s'intéresser aux oeuvres de vieux mâles, blancs et morts » ? On ne se rend pas compte que nous sommes redevables des chapitres précédents de l'histoire de la démocratie.
Vous dites que les démocraties sont dans un processus de « sortie de la religion ».Qu'est-ce que cela signifie ?
On oublie le passé religieux qui a structuré notre société. Il ne s'agit pas de la fin de la croyance mais de ce que la religion garantissait à la démocratie : un ordre établi, puissant, structuré. Son affaissement nous laisse dans une incertitude profonde. On doit reconstruire artificiellement ce qu'on avait sous la main, comme on est contraints, en écologie, à reconstituer des ressources naturelles à notre portée - l'eau par exemple - que nous dilapidons.
Et pendant ce temps, dans d'autres parties du monde, les fanatismes religieux prospèrent...
La montée de ces extrêmismes est évidemment un danger mais l'irruption par effraction de notre modernité occidentale, matérielle, capitaliste, dans des sociétés souvent traditionnelles et coutumières déstabilise les modes de pensée. Ce choc culturel justifie bien des réactions identitaires. Sur ce plan, les Américains n'ont rien compris. Ce que notre démocratie exporte - sa modernité - c'est un peu comme l'offre de la mafia. Une proposition qu'on ne peut pas refuser et qui change radicalement votre vie. La première mondialisation, impérialiste, imposait son pouvoir sans ménagements. Aujourd'hui, les rapports de force ont changé mais nos démocraties n'ont pas de réflexion stratégique à long terme pour définir leur place dans le monde. Sinon gagner des parts de marché !
Pourquoi dites-vous que la vénération de la politique des droits de l'homme révèle l'affaiblissement démocratique?
La notion fondamentale est la relance de l'individualisme. Sa traduction juridique, le principe des droits de l'homme, devient le centre de la vie politique. Cela facilite les libertés individuelles mais compromet le civisme et fragilise le pouvoir dans une société.
Critiquer les droits de l'homme dans une démocratie, c'est plutôt surprenant !
Ils ne doivent pas être un guide intouchable. La démocratie est la transformation du désir de chacun dans le pouvoir de tous, mais sacraliser les libertés individuelles remet tout en question. Pour les jeunes générations, démocratie veut simplement dire libertés personnelles. Elles s'étonnent ensuite qu'il n'y ait plus de pouvoir pour personne! Individualisme et dépolitisation contribuent au malaise moral d'une société incapable d'entreprendre collectivement. Au XXe siècle, nous avons fait l'expérience atroce du totalitarisme. Nous en sommes sortis, mais pour tomber dans l'illusion symétrique inverse : du moment que nous avons la liberté, tout est réglé. Erreur !
Inégalités, dangers sociaux, exclusion, appauvrissement, notamment des classes moyennes, loi du marché, perversion du libéralisme... autant de menaces pour la démocratie ?
Ces maux peuvent être parfaitement résolus. Le principal handicap c'est la paresse d'esprit. Notre société est « paresseuse » non parce qu'elle refuse l'effort, le travail, mais parce qu'elle croit que les problèmes se règleront seuls, tout en pensant qu'il n'y a pas de « pilote dans l'avion ».
Vous évoquez « la puissance de création et l'incapacité à se gouverner » du libéralisme. Est-il en cause ?
On a l'impression que la démocratie se dilue dans le libéralisme et on ne peut guère espérer que le grand marché, notamment en Europe, règlera nos problèmes. La question est de savoir quel est l'usage que nous en faisons et il semble qu'il soit mauvais. On croit que le libéralisme, ce principe de liberté régulé par le marché et le droit, suffit à faire fonctionner une société satisfaisante, où l'on choisit ensemble. Mais il manque la volonté politique. Dommage, car nous sommes tous libéraux, que nous le voulions ou non, et nous avons beaucoup de leçons à recevoir du libéralisme des Etats-Unis, malgré le malentendu permanent à ce propos. Les Européens sont des provinciaux qui se soucient peu de ce qui se passe ailleurs.
Quel peut être le rôle de l'Etat-nation dans la mondialisation, notamment face au pouvoir économique ?
Voilà un problème très français! Un Suédois, dont le pays est le plus ouvert de toutes les économies européennes mais qui conserve un modèle d'état social, serait étonné de la question. On ne demande plus à l'Etat de nous dire ce qu'on doit faire mais il doit remplir un rôle de médiation. Dans la mondialisation, il y aura, à terme, un puzzle démocratique avec de multiples modèles. Les Etats-nations y ont toute leur place.
Jacques Attali prédit, au contraire, un monde sans Etats en 2050 !
Si on écoute cette prédiction, ce monde sera invivable et le capitalisme, qui a besoin de paix, de sécurité, de droit, d'un cadre collectif, donc d'Etat pour fonctionner, s'autodétruirait.
Quelle «note démocratique» donneriez-vous à la France aujourd'hui ?
Je mettrais «assez bien», disons 12/20 ! On doit accorder à Sarkozy d'avoir compris la profondeur de la demande des citoyens, après une ère Chirac de démission et d'immobilisme. L'affaire remonte au Mitterrand de 1983 : on ne dit pas la vérité et on utilise l'Europe pour faire passer la pilule. Vingt-cinq ans de politique de l'autruche ! Sarkozy nous indique que ça ne peut plus durer. Il a compris que les Français croyaient encore dans la politique. Seulement, il n'a pas pris la mesure des problèmes auxquels il s'attaque. Il est, pour l'instant, dans des réformes de rattrapage. Le risque est grand qu'il se limite à de la gesticulation, de la communication, une sorte d'incohérence dans l'urgence, d'improvisation, d'effet d'annonce. On ne sent pas une réflexion ou une stratégie pour la France. Il manque l'inscription dans le temps. Mais on est dans un moment intéressant de démocratie.
Le retour de folies totalitaires est-il possible en Europe ?
Non, heureusement. Ce qui menace plutôt nos sociétés c'est l'éparpillement, le chaos de fonctionnement. Dans « Le Nouveau monde », j'évoquerai la mondialisation sous tous ses aspects et l'interpénétration des modèles américain et européen, qui est la grande nouveauté, avec la prise en compte de la diversité démocratique du monde. Et sur ce long terme, je suis plus optimiste.
Propos recueillis par Jacques Gantié.
(1) L'Avènement de la démocratie. 2 vol. parus chez Gallimard : La Révolution moderne et La crise du libéralisme. Deux autres seront consacrés, en 2008 et 2009, aux totalitarismes au XXe siècle et à la victoire de la démocratie.