Au fronton de l'oeuvre de Marcel Gauchet, on pourra lire un jour ce que Dante inscrivit à celui de l'enfer: «Vous qui entrez ici, perdez toute espérance.» Non que l'homme soit animé par on ne sait quel pessimisme natif, ni même qu'il soit, comme François Furet, par exemple, revenu désabusé de quelque engagement de jeunesse. Si l'on sort étrillé de la lecture qu'il nous propose, c'est non seulement parce qu'il passe au crible les grandes valeurs fétiches - libertés, droit, progrès, sciences, bonheur... - mais aussi parce qu'il nous oblige à voir, s'agissant de notre futur, les impasses cachées dans ce que nous croyons être des issues.
Au commencement, donc, il y a ce Désenchantement du monde, paru il y a près d'un quart de siècle. Le désenchantement est une métaphore féconde. Marx en use lorsqu'il décrit le passage de la société féodale à la société bourgeoise, comme le troc de servitudes, mais qui plongent l'individu dans «les eaux glacées du calcul égoïste». Max Weber invente l'expression et, lorsque Marcel Gauchet l'invoque à son tour, c'est pour mettre au jour ce qui lui semble en être le principe actif le plus englobant: la perte progressive et irrépressible de la conception religieuse du monde, qui prévaut, dans notre Occident, jusqu'au xvie siècle.
L'Avènement de la démocratie est la poursuite et l'approfondissement du même projet de compréhension du phénomène de désenchantement. La «sortie de la religion» l'analysait en quelque sorte en creux. Il s'agit maintenant de tenter de répondre à la question suivante: de quels moyens les hommes, sans le recours ni le secours des décrets divins, peuvent-ils se doter pour se gouverner eux-mêmes?
Pour goûter pleinement l'acuité de la réflexion de Marcel Gauchet, il faut se garder, d'abord, d'une bévue. Le libéralisme qu'il ausculte n'a à peu près rien à voir avec celui que notre landerneau politique célèbre ou dénonce. Le libéralisme doit s'entendre comme cette conception du monde qui laïcise le pouvoir, invente l'individu, attend du droit et du «doux commerce» qu'ils constituent la société. Le libéralisme est donc le fruit de la conjonction de trois révolutions: celle (religieuse) du xvie siècle, celles (politiques) d'Angleterre et de France aux xviie et xviiie, celle enfin (scientifique et technique) qui s'accomplit au xixe. On ne trouvera pas, cependant, chez Marcel Gauchet l'histoire répétée de ces révolutions. En philosophe des idées, il s'intéresse plus sûrement à ce qu'elles supposent de révolution dans l' «idée» d'histoire. Ainsi, il n'allait pas de soi que le xixe siècle devînt le siècle de l'histoire. Rien de moins historique, pour les hommes des Lumières, que la notion de progrès - l'une des trois idoles, avec le peuple et la science, du libéralisme. La raison requiert une table rase pour se déployer. Sur ce terrain, toutefois, comme sur d'autres, le libéralisme saura composer. Dans son accommodement avec le conservatisme, il s'appropriera l'histoire comme tradition et, dans sa confrontation avec le socialisme, il rivalisera et s'adaptera à l'histoire comme promesse. A la veille du premier conflit mondial, le libéralisme semble avoir surmonté ses apories. L'Etat social met du baume sur la société individualiste atomisée. Le gouvernement représentatif incarne tant bien que mal la souveraineté. L'Etat-nation assure peu ou prou la médiation entre «l'individu et l'humanité». La guerre ruinera ces compromis et la démocratie libérale devra subir d'autres assauts. Survivant à ceux du totalitarisme, Marcel Gauchet la voit encore aujourd'hui «dressée contre elle-même», de sorte qu'il semble être dans sa nature de se trouver toujours «en crise». Et si cet état était préférable à la perspective de mourir guéri?
Marc Riglet